Particuliers
Deux chevaux blancs avançaient tranquillement le long d'un chemin parsemé de groseilliers. Théo et Victoria avaient chevauché toute l'après-midi et une grande partie de la soirée. Les montures commençaient à fatiguer, tout comme les deux paladins. L'aînée surveillait le cadet du coin de l'œil, qui piquait doucement du nez sur Lumière.
— Hey, Toto, tu dors ?
— Non, je me repose les yeux, grogna le guerrier.
— On devrait dresser le camp pour la nuit. Ça laissera le temps à tes amis de nous rattraper un peu.
L'inquisiteur marmonna dans sa barbe et donna un petit coup dans le flanc de Lumière. Contrairement à l'effet voulu, la jument s'arrêta net, refusant catégoriquement de faire un pas de plus. Le visage de Victoria s'étira d'un sourire à mesure que la frustration du guerrier montait.
— Eh, on va le retrouver, ne t'inquiète pas. Tu te souviens de ce que Père disait ? Mieux vaut attaquer la tête reposée plutôt que de foncer et de se faire tuer stupidement.
— Et il est mort.
— Théo…
Le paladin descendit à son tour de cheval et s'éloigna à grands pas dans les fourrés, en prétextant aller chercher du bois. Victoria poussa un soupir et tira les chevaux dans les fourrés, pour trouver un coin plus confortable pour poser les couchettes. Son petit frère avait toujours eu du mal à accepter le décès de son père, contrairement à elle. Dernière famille qu'il leur restait, le jeune Théo avait aussi mal digéré le fait de vivre avec Viktor et non pas avec elle, en pleine formation dans les ordres à l'époque.
Théo revint rapidement, il lâcha le bois au sol et se laissa tomber sur le sol. Victoria s'occupa d'allumer le feu et vint s'installer à côté de lui. Un silence gênant plana pendant quelques secondes avant qu'elle ne prenne la parole.
— Désolée, je n'aurais pas dû le mentionner.
— Ça va. C'est juste que…
— Je sais, tu as peur pour ton ami. C'est normal, c'est humain. Tu n'as pas à avoir honte de montrer tes émotions, tu sais. Je te rappelle que, moi aussi je l'ai vécu.
— Quand ça ?
Victoria poussa un soupir.
— Quand Viktor m'a ramené ton armure en m'annonçant d'un ton froid que tu avais rejoint notre père.
— Ah. Mais je vais bien, je suis toujours là. Un Silverberg…
— … Ne tombe jamais complètement, c'est vrai.
— C'est parce que je suis mort que tu me maternes comme un gosse ?
— Non, c'est parce que j'ai eu peur de me retrouver seule que je te garde à l'œil. Tu as déjà songé à te poser ? Je pourrais terminer ta formation, tu sais. Faire de toi un vrai paladin, te trouver une bonne place…
— J'y ai pensé, oui. Mais je ne peux pas. Ils comptent sur moi. Et… Je crois que j'ai besoin d'eux. Je me suis jamais senti aussi bien dans un groupe depuis que je voyage avec eux. Je ne veux pas que ça s'arrête, je ne veux pas les abandonner.
Victoria vint se blottir contre lui. Le guerrier resta un instant les bras en l'air, ne sachant pas trop quoi faire. Il finit par serrer les bras sur sa taille, mal à l'aise.
— Rappelle-moi d'apprendre à tes glandus comment faire un câlin.
Elle lui sourit et le força à s'allonger pour dormir un peu. Bras dans les bras, les frangins glissèrent lentement dans les bras de Morphée.
********
Balthazar rentra au camp en début de soirée, Feuille profondément endormie contre lui, les deux mains agrippées sur sa robe. Grunlek l'accueillit, content de le retrouver. Le mage descendit de cheval en faisant attention à ne pas réveiller la petite.
— Où est Théo ? s'inquiéta immédiatement le nain.
— Avec Victoria, ils sont partis devant, on a une piste.
— J'en ai une aussi, suis-moi. On a été attaqué pendant votre absence.
Le visage du mage se fronça à la mention des récents événements. Le pyromage lui emboîta cependant silencieusement le pas.
— Il y a eu des blessés ?
— Non, heureusement. En revanche, on a fait un otage. Qui est la petite ?
— Elle vient d'ici. Elle m'a trouvé à Casteblanc, avec le talisman de Shinddha dans les mains. Ses propos sont difficiles à comprendre, mais j'aimerais sonder son esprit pour en savoir plus. Il est certain qu'elle l'a croisé dans tous les cas. Théo est parti inspecter la piste avec Victoria, on pense avoir retrouvé la trace du chariot. Et l'otage, qui est-il ?
— Un de ceux qui ont enlevé Shinddha. Il n'est pas très coopératif en revanche. J'ai fait ce que j'ai pu pour le faire parler, mais ça n'a pas donné grand-chose.
— Je vais m'en charger. Il va cracher ses informations, tu peux me croire.
Loup, qui sortait de l'infirmerie, croisa leur route. Ses yeux s'écarquillèrent quand il aperçut la fillette, confortablement installée dans les bras du mage.
— Feuille !
L'intéressée se frotta les yeux puis tourna la tête vers l'endroit où on l'avait appelée. Elle se redressa très rapidement en repérant l'adolescent.
— Loup ! Loup !
Elle se débattit pour descendre puis courut dans les bras du garçon qui la serra contre lui avec force. Les deux aventuriers observèrent la scène avec le sourire. C'était peut-être la première bonne nouvelle depuis le début de cette aventure et ils en profitaient. Loup se rapprocha d'eux.
— Merci, Maître Mage.
— Tout le mérite lui revient. C'est elle qui est venue me trouver. Et grâce à elle, on a peut-être une chance de retrouver Shinddha et vos amis.
— Elle vous a dit où ils sont ?
— Pas précisément. Je vais sonder son esprit pour en savoir plus. Notre paladin est parti en reconnaissance sur ses premières indications. Nous devons faire vite, pour le rejoindre.
L'adolescent tiqua un peu à la mention du contrôle mental, mais finit par acquiescer. Il pointa le camp de la main et les guida jusqu'aux chambres. Loup allongea la petite sur une couchette. Elle les regardait, inquiète.
— Ne t'inquiète pas, ma puce, la rassura Balthazar. Tu vas faire une grosse sieste et moi, je vais te faire faire de jolis rêves.
— Avec des licornes ?
— Avec mille licornes. Il faut juste que tu fermes les yeux et que tu te détendes.
La petite s'exécuta. Le mage plaça ses mains de chaque côté de sa tête. Briser ses barrières mentales ne fut pas très difficile. Cependant, ce qu'il n'avait pas prévu, c'était le démon qui logeait déjà là, qui n'apprécia guère d'être dérangé. Balthazar se dépêcha de récupérer ce qui l'intéressait, pour ne pas le déranger et ferma vite la connexion mentale pour empêcher un réveil trop précoce de celui-ci.
— C'est une demi-succube ! s'exclama-t-il dès qu'il se redressa.
— Tu as réussi à obtenir des informations ? demanda Grunlek, la voix pleine d'espoir.
— Oui. Et c'est pas beau à voir. Shin est dans un sale état. Il n'a pas arrêté de se rebeller et ses assaillants n'ont pas apprécié. Quand elle les a quittés, ils étaient en train de le fouetter. Mais il est vivant, c'est le principal. Il protège les enfants, dit-il à Loup. Vous n'avez rien à craindre pour eux, il ne laissera personne leur faire du mal sans mettre son corps au travers de la route. Bien. Grunlek, maintenant. Amène-moi à ton criminel.
— Et Feuille ? demanda Loup, inquiet.
— Elle va dormir pendant quelques heures, elle a besoin de repos. Laissez-la rêver de ses licornes, après ce qu'elle a vécu, elle mérite bien ça.
Le jeune homme hocha la tête. Il décida de rester près d'elle. Grunlek et Balthazar s'éloignèrent. Ils marchèrent quelques secondes en silence avant que le nain prenne la parole.
— Qu'est-ce que tu entends pas « en sale état » ? Il est blessé ?
— Je ne sais pas trop, soupira Balthazar. La petite s'inquiétait beaucoup pour lui, mais je ne sais pas si c'est par peur ou à cause de ses blessures. Je n'ai eu que des fragments de scènes… Elle pourrait aussi idéaliser les blessures parce que la vérité est trop dure à voir. Je ne peux rien te dire, je suis désolé. Il était vivant quand elle l'a quitté, mais c'était il y a pas mal d'heures. Qui sait ce qu'ils lui ont fait entre deux. Mais.... Non, rien.
— Dis.
Balthazar s'arrêta et baissa la tête.
— Je ne veux pas te donner de faux espoirs, mais je pense qu'il est toujours en vie. Mais plus le temps passe, plus il risque de baisser les bras en pensant qu'on ne le retrouvera pas. Tu le connais comme moi… S'il perd l'espoir et n'a plus rien à perdre, il pourrait se sacrifier en emportant un maximum de ses salopards avec lui. Dans les visions, j'avais l'impression de revoir ce Shinddha des débuts, plein de haine et de désir de vengeance. Je n'aime pas ça.
— Raison de plus pour se dépêcher. S'il baisse les bras, il est de notre devoir de lui prouver qu'il peut compter sur nous.
Le mage poussa un soupir.
— T'as peut-être raison. Allez, viens.
Ils gagnèrent la cabane où leur prisonnier se trouvait, toujours attaché. Il avait l'air faible et respirait de manière saccadée, probablement à cause du coup de Grunlek. Cependant, il ne semblait pas prêt à se rendre et les dévisageait hostilement.
— Qu'est-ce qu'il a eu ? demanda le mage.
— Loup a voulu le croquer et je l'ai frappé.
— Loup ?
— C'est un métamorphe, longue histoire. Il s'appelle Thomas.
— D'accord.
Le demi-diable s'étira et s'installa tranquillement en face du prisonnier, en tailleur.
— Très bien, Thomas. Voilà ce qui va se passer. Je vais te mettre le feu, et tu vas tout nous dire. J'ai les moyens de te faire très mal pendant très longtemps, donc à toi d'être coopératif.
— Va te faire foutre, hérésie de merde.
Il cracha sur le mage, qui ne broncha pas. Balthazar devint plus menaçant.
— C'est exactement ce que j'attendais de toi.
Cette nuit-là, le camp s'endormit sous les hurlements de douleur du prisonnier qui ne voulait rien dire.
**********
Deux bonnes heures s'étaient écoulées dans la cellule. Renard dormait et Mani se calmait peu à peu dans les bras de Shinddha. Ils s'étaient contentés de rester collés l'un à l'autre en silence. L'archer ne voulait pas brusquer son ami et patientait. Il voulait que le premier pas vienne de lui.
En attendant, il avait pu l'observer sous toutes ses coutures. Amaigri, couvert de plaies, le pauvre elfe avait connu de meilleurs jours. Il parvenait difficilement à trouver des zones sans hématomes sur son corps frêle. Même si Renard n'avait rien dit, Shin avait bien vu la peur dans son regard pendant qu'il examinait le télékinésiste.
— Comment ils t'ont eu ? demanda timidement Mani.
— Ils étaient en train d'embarquer des enfants devant moi. J'ai essayé de les aider… Mais tout seul, j'ai pas pu faire grand-chose. Et toi ?
L'elfe gigota, mal à l'aise. Le souvenir devait être douloureux.
— J'étais en mission pour l'Église de la Lumière. Ils m'ont envoyé infiltrer un réseau de bandits. L'un d'eux parlait d'une vente d'esclaves qui aurait lieu à la sortie de la ville. Ils ont fait une rafle en ville. Ils ont kidnappé des adultes, des enfants de tous âges, tous non humains. Quand j'ai senti que ça allait déraper, j'ai tenté de les libérer. Je me suis fait prendre, ils m'ont embarqué avec eux.
— C'était quand ?
— Il y a environ six mois maintenant.
Shin se figea. Il baissa la tête vers lui.
— Tu es ici depuis six mois ? demanda-t-il, la voix brisée.
— Oui. Parce que je me suis toujours arrangé pour éviter de me faire vendre comme esclave à l'est, en faisant semblant d'être malade. Il y a deux mois, je me suis même planté un couteau dans le ventre pour éviter le transfert. J'aide… J'aide les enfants à s'enfuir, tu sais. Ils sont petits, ils peuvent passer sous les barricades. Mais cette nuit, ils m'ont attrapé. Je pense que je vais pas vivre encore très longtemps.
Le demi-élémentaire secoua la tête, se refusant à l'idée.
— C'est hors de question. Toi et moi, on va se tirer dès qu'on en a l'occasion. Ils pourront pas nous retenir.
— Oh si, ils le pourront… On peut pas s'échapper. Crois-moi, j'ai tout essayé. Tout. On va tous mourir ici.
— Arrête de faire ta princesse désespérée. Il y a pas si longtemps, on combattait une déesse, je te rappelle.
— Ouais, je m'en rappelle très bien. Même que t'es mort.
— Et Balthazar m'a ramené, tu le vois bien. On est invincibles. Tu fais partie de la famille maintenant. Toi aussi, t'es invincible. S'il te plaît, Mani. Je peux y arriver, mais seulement avec ton aide.
L'elfe ne répondit pas immédiatement.
— D'accord. Mais si on survit, je veux retourner voyager avec vous.
— Si tu veux. Jusqu'à la mort ?
— Jusqu'à la mort.