L'Oracle de Gotham - tome 1

Chapitre 21 : Des choix à faire

Chapitre final

9261 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour 30/09/2025 10:56

Ce fut avec une sensation de confusion et de pesanteur que Julia se réveilla, allongée dans un large lit aux draps blancs. Des lumières tamisées éclairaient la pièce aux larges baies vitrées d’où l’on apercevait le centre-ville et ses immeubles constellés de lumières. Il faisait nuit. La jeune femme voulut passer sa main sur son visage engourdi, mais elle sentit que ses membres étaient contraints par des sangles improvisées, doublées de serviettes de soie. La peur l’envahit d’un seul coup ; elle chercha à se libérer de ses entraves. Son cœur se mit à accélérer, elle n’arrivait pas à se souvenir de ces dernières heures et ne savait pas où elle se trouvait retenue. Elle avait d’un côté une sensation de déjà vu de ce lieu qui la rassurait, mais ressentait d’un autre côté cette même sensation de contrainte déjà vécue et qui l’angoissait. Elle entendit des bruits de pas qui montaient un escalier et qui s’approchèrent ensuite du lit.

—    Mademoiselle Julia, vous êtes réveillée ! s’exclama une voix chaude et familière dans un français impeccable.

—    Alfred ! le reconnut-elle. Dieu soit loué, c’est vous…

L’Anglais déposa le plateau qu’il tenait entre ses mains sur lequel il avait disposé une théière, des tasses, un verre et un pichet d’eau, puis il se pencha sur le lit tout en prenant sa main dans la sienne avec bienveillance. Entendre à nouveau sa langue maternelle, tout comme la prononcer, fut d’un réconfort inespéré pour la jeune femme. Les battements de son cœur se firent plus lents, sa respiration s’apaisa.

—    Je suis si soulagé que vous soyez à nouveau parmi nous, répondit-il avec un immense soulagement.

Alfred sourit avec sincérité, les yeux étincelant de joie. Toutefois, lorsqu’il aperçut l’air déboussolé de la jeune femme, il prit le parti de ne pas la détacher tout de suite ; il fallait d’abord s’assurer qu’elle avait retrouvé ses esprits.

—    Pourquoi suis-je attachée ? lui demanda-t-elle, la gorge sèche.

Avant de répondre, Alfred lui servit un verre d’eau avec prévenance et l’aida à boire quelques gorgées pour se désaltérer. Le liquide frais et pur lui fit un bien fou, ne se souvenant même plus de la dernière fois qu’elle avait pu s’hydrater.

—    De quoi vous souvenez-vous ? l’interrogea-t-il enfin d’une voix douce mais ferme en reposant le verre sur la table de chevet.

Julia fronça les sourcils. Tout était confus dans son esprit ; elle se souvenait d’avoir été séquestrée dans une pièce vide. Des flashs brutaux lui revenaient des entrevues avec le Joker, mais rien sur sa libération. Puis elle se souvint qu’elle s’était retrouvée devant l’immeuble de Bruce sans savoir comment. Enfin, ce bourdonnement qui ne l’avait pas quittée depuis sa séquestration lui revenait comme un écho qui s’estompait. Elle répondit avec incertitude :

—    Je crois que le Joker m’a obligée à m’imprégner de sa personnalité, reprit-elle en anglais. Bruce a-t-il fait venir Lucius ?

—    En effet, lui confirma Alfred. Vous leur aviez indiqué de vous mettre sous traitement par « E.C.T. », de ce que j’ai entendu.

Julia tourna la tête et vit posé sur la table de chevet et aux côtés du lit tout le matériel nécessaire au monitoring cérébral et aux constantes vitales ainsi que des électrodes à faible impulsion.

—    Cela a fonctionné, murmura-t-elle, oscillant entre l’affirmation et l’interrogation.

Le bourdonnement avait disparu de sa tête, toutefois le doute subsistait. Cela avait-il pu réellement la guérir ? Rien n’en était plus incertain.

—    Vous n’en étiez pas sûre ? lui demanda le majordome avec surprise.

—    Absolument pas, répondit Julia. C’est un traitement sur plusieurs semaines d’habitude, je ne pense pas être sortie d’affaire avec une simple séance, ni même si c’est cela a été efficace.

Alfred commença malgré tout à défaire les liens qui retenaient la jeune femme puisqu’elle semblait tenir un propos parfaitement cohérent. Elle put enfin s’asseoir et s’adosser aux coussins posés sur la tête de lit. Son corps était endolori ; ses yeux se posèrent sur ses mains et ses poignets striés de plaies. Le peu de mouvement qu’elle avait effectué avait rouvert les blessures les plus profondes, du sang se mit à perler des croûtes qui s’étaient constituées. Alfred attrapa une trousse médicale qu’il avait laissée à portée de main et saisit avec délicatesse ses poignets. Son regard était doux et bienveillant, tout en lui rassurait la jeune femme. Elle se laissa faire, réconfortée par la chaleur de ses mains ridées. Il nettoya consciencieusement les plaies avant d’appliquer de la gaze et d’envelopper ses poignets et ses paumes de bandages propres.

—    Nous avons été obligés de vous immobiliser, se justifia-t-il en débarrassant ensuite le lit des sangles. Nous ne voulions pas que vous puissiez vous enfuir, ou vous faire du mal.

—    Je comprends, répondit-elle, apaisée. Combien de temps suis-je restée inconsciente ?

—    Un peu plus de trois heures, estima le majordome.

Julia se leva prestement du lit, un vertige la prit tout à coup. Alfred la soutint pour qu’elle ne s’effondre pas et voulut la rasseoir sur le lit, mais la jeune femme s’y refusa.

—    Je dois savoir ce qu’il se passe, déclara-elle avec détermination.

Alfred acquiesça silencieusement ; il comprenait ce qu’elle voulait dire par-là. Il l’aida à descendre dans le salon. Il alluma l’écran de télévision à sa demande et mit la chaîne d’informations. Celle-ci révéla que deux bateaux utilisés pour l’évacuation de la ville décidée par le commissaire de police avaient été pris en otage sur les eaux du fleuve.

—    C’est de la folie, murmura-t-elle mortifiée. Il faut que je le contacte.

—    Je ne sais pas si cela peut vous être utile, mais monsieur Bruce a rapporté votre ordinateur portable ici, lui indiqua le majordome.

Alfred alla le chercher dans le bureau de Bruce et déposa l’ordinateur sur la table du salon. Julia le remercia infiniment et salua la présence d’esprit du trentenaire. Elle demanda un micro-casque, ou une paire d’écouteurs à défaut, ce que lui apporta au plus vite le majordome. Pendant ce temps, la jeune femme avait ouvert son ordinateur et s’était branchée au réseau d’Oracle qu’elle avait partagé dessus. Elle enfila les écouteurs dans ses oreilles et se redressa devant son écran. Elle ouvrit un premier canal de communication :

—    Bruce, tu m’entends ? demanda-t-elle d’une voix pressante.

—    Julia ! répondit la voix rauque et profonde qu’elle connaissait maintenant si bien. Je suis sur le point de neutraliser le Joker.

—    D’accord, fais bien attention, répondit-elle avec nervosité.

Soudain, un deuxième canal de communication s’ouvrit à distance :

—    Qui êtes-vous ? interrogea la jeune femme avec agressivité, prise de panique qu’on ait pu s’introduire dans son réseau.

—    C’est moi, Lucius, répondit monsieur Fox d’une voix grave. Je suis soulagé de vous entendre.

Julia poussa un soupir, rassurée par le son familier de sa voix.

—    Moi aussi, figurez-vous, lui répondit-elle avec soulagement. Comment cela se fait-il…

—    Vous-même nous avez donné un indice pour que nous nous rendions à la tour de l’horloge, lui indiqua Lucius de sa voix posée et rassurante.

Alfred montra alors les inscriptions sur son avant-bras à la jeune femme. Elle les observa quelques instants, bouche-bée : elle n’avait aucun souvenir de s’être rendue à la tour de l’horloge, mais elle savait exactement à quoi faisait référence les indications qu’elle s’était notées.

—    Vous contrôlez l’Argus, déclara-t-elle tout à coup. Où en est la situation ?

—    Prise d’otage dans un immeuble en chantier, décrivit alors Lucius. Les groupes d’otages et leurs agresseurs sont étonnamment exposés devant les façades vitrées. Les agresseurs possèdent tous un masque de clowns et sont armés.

—    L’immeuble a-t-il vue sur le fleuve et les deux bateaux ? demanda vivement Julia.

—    La façade Est, oui, confirma Lucius.

—    C’est là que doit se trouver le Joker, indiqua alors Julia aux deux hommes. Il voudra voir les explosions.

Julia se connecta sur le réseau des vidéos surveillance et ne put avoir qu’une visibilité partielle et extérieure de l’immeuble. Toutefois, elle put repérer plusieurs groupes d’otages que Lucius Fox avait mentionnés. Elle tenta plusieurs mises au point et agrandissements, braquant l’ensemble des caméras à sa portée sur l’immeuble. Elle vit qu’un groupe d’intervention était prêt sur le toit d’en face, les preneurs d’otages en ligne de mire, tandis que deux autres groupes entraient au bas de l’immeuble et commençaient à gravir les étages, l’un par les escaliers, l’autre par le monte-charge. Elle aperçut enfin la silhouette du Batman à l’intérieur de l’immeuble en chantier, dans l’ombre, prêt à neutraliser un premier groupe d’agresseurs. La jeune femme scruta le groupe d’otages, quelque chose n’allait pas.

—    C’est un piège ! Les otages sont les personnes masquées ! s’écria-t-elle soudain.

Lucius observa à son tour les groupes d’otages avec davantage d’attention et confirma l’intuition de la jeune femme. Cela signifiait que les groupes d’intervention de la police et du SWAT allaient s’attaquer aux mauvaises personnes, blessant les otages qu’ils voulaient sauver. Julia vit le Batman arrêter le premier groupe d’intervention avant qu’il ne commette l’irréparable. Sans en blesser aucun, il les mit hors d’état de nuire et neutralisa les véritables agresseurs. Lucius lui indiqua la position d’un autre groupe d’otages à l’étage du dessus.

—    Oh oh, fit Lucius en voyant l’autre groupe d’intervention du SWAT arriver par le monte-charge. Il y a un problème à l’étage en-dessus.

—    C’est-à-dire ? l’interrogea le Batman.

Julia braqua les caméras qu’elle put sur l’étage en question.

—    Cinq hommes du SWAT dans le monte-charge, nord-nord-est, prêts à s’attaquer aux otages, décrivit rapidement Julia avec sang-froid. Les agresseurs sont sept, assis au centre, des armes automatiques dissimulées sous leurs blouses et manteaux.

—    Ça, c’est ce qu’on appelle être efficace, fit remarquer Bruce à Lucius.

—    Et tout cela sans l’Argus ! lança Julia avec une pointe de fierté.

D’entendre à nouveau la voix de Julia qui le guidait redonna force et espoir au Chevalier noir. Les informations recueillies lui permirent de neutraliser le deuxième groupe d’intervention ainsi que les preneurs d’otages. Toutefois, un hélicoptère du SWAT ainsi que le dernier groupe d’intervention situé sur le toit de l’immeuble d’en face l’eurent en ligne de mire et le sommèrent de se rendre ; ils l’avaient pris pour cible dès lors qu’ils avaient vu que le justicier s’attaquait aux forces de l’ordre et protégeait les agresseurs. Julia entreprit d’ouvrir un troisième canal de communication sur la radio du commissaire :

—    Jim, vous m’entendez ? demanda-t-elle.

—    Quoi, Julia ? C’est vous ? Mais comment…

—    Je vous expliquerai plus tard, l’interrompit-t-elle avec empressement. Pour l’heure, dites à vos hommes de ne pas intercepter le Batman.

—    Mais il s’attaque à mes hommes ! s’écria Jim qui ne comprenait plus rien.

—    Pour défendre les otages, lui expliqua Julia. Le Joker a inversé les rôles : il trompe les apparences pour que nous nous attaquions aux innocents !

La jeune femme entendit le commissaire donner de nouveaux ordres à ses équipes.

De son côté, le Batman avait atteint l’étage où s’était retranché le Joker qui observait les deux ferries dérivant sur l’eau du fleuve. Il s’était entouré de plusieurs molosses, des chiens de garde qu’il avait récupéré de l’ancien chef de la mafia russe qu’il avait certainement mis au pas à défaut de l’exécuter s’il n’avait pas accepté de suivre les règles anarchiques du dément. Une bouffée de rage l’avait envahi lorsqu’il l’avait aperçu : il repensa à ce qu’il avait osé appeler un « jeu », lui faisant croire à la mort de Julia tout en lui faisant endosser la responsabilité de cette mort. Son sang bouillait dans ses veines. Un seul tir de son pistolet-grapin dans la nuque de ce taré et tout serait fini. Bruce secoua la tête : non, il se l’était promis ainsi qu’à Julia, il devait garder intact son unique principe. Il ne tuerait pas le Joker. Il ne lui donnerait pas ce plaisir-là.

Voyant que Lucius avait repris la main et aidait Bruce à avancer jusqu’au Joker, Julia partit à la recherche de Harvey Dent. Une intuition l’avait traversée lorsqu’elle avait observé les prises d’otages : tous portaient des vêtements d’hôpitaux, que ce soient des blouses de médecin, des vêtements de chirurgien ou d’infirmiers, ou encore de patients. Ce devait être les personnes disparues suite à l’attentat sur le General Hospital. L’un des nombreux flashs d’informations lui était alors revenu : Harvey avait été hospitalisé dans cet hôpital et depuis, plus aucune nouvelle de lui comme s’il avait, lui aussi, disparu. Son intuition lui disait qu’il fallait le retrouver au plus vite. Toutefois, elle ne pouvait pas lancer de recherche à spectre large à partir de son ordinateur portable, ce qui limitait grandement ses chances de trouver l’aiguille dans l’immense botte de foin que constituait l’ensemble de la ville. Elle reprit le deuxième canal de communication :

—    Lucius, pouvez-vous localiser la voix de Harvey Dent et trianguler sa position si vous l’apercevez grâce à l’Argus ? lui demanda-t-elle. Je vous envoie un échantillon témoin.

Julia attrapa son téléphone portable que Bruce avait ramené avec son ordinateur et d’autres effets personnels. Elle ouvrit sa boîte vocale et rechercha un ancien message laissé par le procureur. Une fois trouvé, elle l’enregistra sous format audio et l’expédia immédiatement à Lucius Fox.

De son côté, elle poursuivit ses recherches et releva plusieurs accidents et décès qui l’interpelèrent : un peu plus tôt dans l’après-midi, ce fut d’abord la voiture de Salvatore Maroni qui fut retrouvée accidentée sur les docks, le mafieux italien mort sur le siège arrière avec son chauffeur tué par balle. Puis c’était un policier de la brigade anti-crime qui avait été retrouvé une balle dans la tête dans le bar qu’il fréquentait régulièrement. Deux autres meurtres étaient recensés dans la même période. Julia mit en commun les cinq dossiers : tous avaient été tués avec le même calibre 45 provenant d’un colt à double canon. La jeune femme ne put s’empêcher d’imaginer ce qu’aurait fait Harvey suite à la visite du Joker à l’hôpital ; pour elle, c’était évident, il menait une vendetta contre tous ceux qui avaient permis les atrocités du Joker. Maroni parce qu’il faisait partie des barons de la pègre qui avaient engagé le Joker pour éliminer le Batman, les policiers qui avaient été tués faisaient quant à eux partie de ceux contre qui le procureur avait averti Gordon pour leur corruption… Tout concordait.

Julia s’arrêta soudainement et posa sa tête entre ses mains. Elle respira lentement, car elle avait peur que si elle continuait à profiler Harvey Dent, elle ne se perde à nouveau dans les méandres de son esprit fragilisé. Alfred, qui était resté vigilant pendant tout ce temps, s’approcha rapidement de la jeune femme, inquiet.

—    Tout va bien, le rassura-t-elle tandis qu’il la saisissait par les épaules.

La jeune femme ferma les yeux et se laissa envahir par la chaleureuse bienveillance du majordome. Elle sentit du respect et de la considération pour elle, ainsi qu’un autre sentiment qu’il tentait vainement de refouler et qu’elle ne put identifier clairement. Toutefois, ce fut la grande inquiétude qu’il avait pour Bruce qui la poussa à se reprendre. Elle posa sa main sur celle d’Alfred qui reposait sur son épaule et la serra avec compassion. Puis la jeune femme visionna à nouveau les caméras de surveillance qu’elle avait pu diriger sur l’immeuble et les otages.

Le Batman était en mauvaise posture : son armure ne le protégeait pas efficacement contre les morsures de chiens et les tirs à bout portant, Lucius l’en avait prévenu. En l’occurrence, les trois molosses lui avaient infligés de sévères blessures aux bras et aux jambes. Il avait réussi à s’en débarrasser en les faisant tomber dans les étages inférieurs. Il avait dorénavant le champ libre pour neutraliser le Joker qui s’était réfugié sur un échafaudage. Il possédait une supériorité physique indéniable sur le dément malgré son état, toutefois c’était sans compter la fourberie du malade. Le Chevalier noir devait absolument récupérer le détonateur que possédait le Joker afin que les deux ferries soient hors de danger, tout en veillant à ce qu’il ne lui file pas entre les doigts. Toute cette folie devait prendre fin cette nuit. Tandis qu’il s’était élancé sur le Joker, celui-ci l’esquiva et le poussa d’un coup de pied dans les jambes, à l’endroit de ses blessures. Le Joker déboîta alors un pan de l’échafaudage qui tomba sur le Batman, lui bloquant le haut du corps. Le dément afficha un air réjoui et porta à nouveau son regard sur les deux bateaux qui glissaient lentement sur le fleuve, puis sur la tour de l’horloge qu’on apercevait de loin et qui indiquait minuit, l’heure à laquelle il avait annoncé exécuter sa menace.

Le Joker était fier de son dernier traquenard : chacun des deux ferries possédait le détonateur de la bombe de l’autre. L’un transportait les prisonniers du centre pénitentiaire de Blackgate que le commissaire avait souhaité évacuer en premier afin qu’il n’arrive pas le même incident qu’avec l’asile il y avait de cela à peu près un an, tandis que l’autre avait à son bord des civils. Il voulait voir de ses yeux la déchéance morale en œuvre ; toutefois, il ne s’était pas attendu à ce qu’aucun des deux partis ne prenne la décision d’éliminer l’autre. Sa joie en était gâchée, il fronçait les sourcils, dubitatif et agacé.

—    Qu’est-ce que tu cherchais à prouver, lui lança le Batman en essayant de se libérer. Qu’au fond, tout le monde est aussi pourri que toi ?

Le Joker poussa un grognement exaspéré tout en sortant de la poche intérieure de sa veste le détonateur de secours.

—    A ce que je vois, il faut tout faire soi-même, bougonna-t-il. Il est impossible de compter sur les autres de nos jours. Mais rien de grave, j’avais tout prévu. Où va le monde ? je vous le demande… Tiens, au fait, sais-tu à qui je dois cette cicatrice, là ? demanda-t-il soudain.

Il écarta le col de sa chemise et lui désigna une longue estafilade qui parcourait son cou.

—    A ta petite amie, poursuivit-il avec une pointe de fierté. Une vraie bombe à retardement, et quand elle s’y met… Grrr, une tigresse !

La mâchoire de Bruce se contracta au récit du Joker.

—    Tu as vu son regard noir ? continua le Joker avec jubilation. Elle pourrait tuer rien qu’avec ce regard. Elle a fait ce que je lui ai demandé, tu vois, et j’ai donc tenu ma promesse envers elle, je l’ai libérée… Mais pas fair-play du tout, elle m’a pris mon couteau fétiche et allait m’égorger sans état d’âme ! Heureusement que je m’étais douté de cette… noirceur qu’elle possède, mes hommes l’ont tenue en joue. Mais elle m’a quand même laissé un joli souvenir, la garce…

—    Tu aimes les souvenirs ? Je vais t’en laisser un autre ! répondit le Batman en activant l’une des lames détachables situées sur ses avant-bras qu’il projeta en direction de la figure du Joker.

Celui-ci eut un mouvement de recul, relâchant la barre de fer qui maintenait le Batman immobilisé. Le Chevalier noir se libéra et d’un geste vif attrapa le dément par le col de sa chemise et le balança par-dessus l’échafaudage avec rage. Il se releva en vitesse tandis qu’il entendait le Joker rire aux éclats dans sa chute, puis, presque à regret, activa son pistolet-grapin. Le Joker fut arrêté en plein vol, saisi au pied par le grapin, puis hissé jusqu’au sommet de l’échafaudage. Lorsqu’il fit à nouveau face au Batman, la tête suspendue au-dessus du vide, il avait momentanément perdu son sourire malgré ses cicatrices.

—    Quoi, ça t’attristait trop de me lâcher ? grinça-t-il des dents. Tu es assurément incorruptible, n’est-ce pas ? Tu refuses de me tuer par un sentiment de noblesse imaginaire, alors que moi je refuse de te tuer parce que tu es tellement amusant…

—    Tu tiens tes promesses, je tiens également les miennes, lui répondit le Batman de sa voix rauque.

—    Ah ! je vois, s’écria le Joker qui se balançait au bout de sa corde. Eh bien, j’espère que tu pourras continuer à tenir cette promesse, ce que je doute, avec ce que je te réserve encore…

Alfred et Julia avaient suivi la scène de loin grâce aux caméras que la jeune femme avait réussi à réquisitionner par le biais d’Oracle. Ils s’étaient compulsivement serrés les mains de joie lorsqu’ils virent le Joker neutralisé, mais le discours que percevait la jeune femme dans son oreillette lui fit perdre instantanément son sourire et le sentiment de soulagement qui l’avait envahi quelques secondes plus tôt.

—  Harvey… murmura-t-elle avec anxiété.

Son intuition se confirmait. Le plan du Joker était de corrompre tous ceux qui pouvaient l’être, et surtout ceux qu’on croyait incorruptibles. C’était pour cela qu’il l’avait séquestrée, c’était pour cela qu’il s’était attaqué aux hôpitaux, afin d’y rencontrer le procureur en toute liberté. Dieu seul savait ce qu’il avait pu lui raconter afin de le faire basculer. Il avait réussi avec elle, certainement qu’il devait avoir réalisé son projet avec Harvey.

Julia reprit ses recherches pour retrouver le procureur Dent avec plus d’ardeur, et ce fut Jim Gordon qui lui permit d’avoir une piste tangible. Il avait reçu un appel d’Harvey le sommant de le retrouver au 250, 52e rue, là où Julia était censée être morte dans l’attentat du Joker. La jeune femme fronça à nouveau les sourcils. Elle ne pouvait avoir aucun visuel sur le lieu suite à l’attentat qui avait en grande partie détruit les locaux qui se trouvaient dans l’Uptown et où les caméras de surveillance se faisaient rare.

—    Bruce, il faut te rendre au 250, 52e rue au plus vite ! lui indiqua-t-elle avant de fermer les différents canaux de communication ainsi que son ordinateur.

Elle se leva de son siège en récupérant son téléphone qu’elle glissa dans la poche de sa veste, un écouteur glissé dans son oreille droite. Puis elle se dirigea vers l’ascenseur de sortie.

—    Que faites-vous ? lui demanda Alfred avec anxiété.

—    Il faut que je m’y rende, lui répondit Julia avec gravité.

—    Alors je vous y conduis, décida le majordome, catégorique.

La jeune femme acquiesça d’un signe de la tête, reconnaissante. Tous les deux entrèrent dans l’ascenseur et descendirent jusqu’au parking privé. Ils montèrent dans l’élégante Rolls-Royce dont Alfred prit le volant, Julia assise à l’arrière. Elle sortit son téléphone de sa poche et contacta Jim Gordon. Celui-ci ne répondit d’abord pas, puis elle finit par obtenir une connexion, mais il semblait que le commissaire avait décroché puis glissé son téléphone dans sa poche. Elle entendit alors tout ce qui était en train de se dérouler dans le vieux hangar désaffecté. Une voix de femme lui parvint, puis des pleurs et des cris qui s’entremêlaient. Elle distingua parmi ces cris ceux d’un enfant, peut-être deux. Enfin la voix de Harvey Dent résonna, plus proche, emplie de haine et de folie.

—    Dent a pris en otage la famille de Gordon, murmura Julia horrifiée. Plus vite ! s’exclama-t-elle à l’adresse d’Alfred.

Mais ce dernier ne pouvait aller plus vite que le trafic qui était fortement ralenti à cause des consignes d’évacuation de la ville. La jeune femme continua d’écouter les bruits et les paroles qui provenaient de son appel avec Jim. Harvey paraissait reprocher à Gordon de ne pas avoir pris en compte ses avertissements au sujet de certains de ses collaborateurs qui furent responsables de son enlèvement et du sien. Il avait décidé de rendre lui-même justice, toutefois une justice qui n’était plus celle qu’il avait défendue en tant que juriste, mais celle du hasard.

—    Rappelez-moi, Gordon, le surnom qu’on me donnait aux affaires internes ! entendit-elle Dent hurler.

La voix de Gordon lui parvint, faible et bégayante :

—    Pile ou Face… Harvey Pile ou Face…

Julia se souvint alors de cette pièce de monnaie que possédait le procureur et qui ne le quittait jamais. Celle qu’il avait d’ailleurs utilisée ce fameux soir où il s’était décidé à faire le premier pas vers elle en l’embrassant. Le Joker avait dû attiser ce pan de la personnalité de Dent, l’exacerber au point que cela en devienne la nouvelle morale du juriste, afin d’en faire « son fou » sur le grand échiquier de Gotham. Julia se mordit les lèvres ; le Joker avait réussi à corrompre le meilleur d’entre eux, le « Chevalier blanc » de Gotham City… si les meurtres qu’elle avait recensés s’avéraient de son fait, ils ne pourraient le cacher aux yeux de la population, qui le verrait comme la plus grande défaite du Bien face à la Folie : il n’y aurait alors plus d’espoir.

La jeune femme se prit à nouveau la tête entre ses mains. Les pensées se bousculaient dans sa tête, au point qu’elle n’arrivait plus à réfléchir, le bourdonnement résonnait faiblement, à nouveau.

—    Prenez une profonde inspiration, mademoiselle, lui dit alors Alfred qui l’observait dans son rétroviseur central. Restez avec nous.

Elle hocha la tête et ferma les yeux. Elle respira lentement afin de faire le vide dans son esprit. Ce qui était sûr, c’était que ces derniers événements l’avaient fragilisée. Il lui sembla qu’elle pouvait perdre pied dès l’instant où elle se servait de son empathie pour analyser les pensées d’autrui, ou lorsqu’elle se sentait en danger. Le bourdonnement cessa, elle reprenait progressivement le pas sur elle-même. Elle continua alors d’écouter ce qu’il se passait au travers de son oreillette, le temps qu’ils arrivent à destination ; ils n’étaient plus très loin.

De nouveaux cris retentirent, ceux de la femme et ceux des enfants. Elle entendit également Gordon qui suppliait Harvey Dent de relâcher son fils. Puis, elle perçut avec peine une voix qui lui était familière. Elle poussa un soupir de soulagement : Bruce était arrivé sur place.

—    Si vous voulez punir quelqu’un, tournez-vous vers les vrais coupables, put-elle distinguer entre les gémissements de la femme et des enfants.

Un échange se fit entre les trois hommes, puis un coup de feu retentit. Le cœur de Julia s’emballa, battant à tout rompre.

—    Vous avez raison, Dent, je suis coupable, entendit-elle Jim dire d’une voix tremblante. Mais ne faites pas de mal à mon fils…

La Rolls-Royce s’arrêta dans la ruelle devant l’entrée du hangar soufflé par l’explosion. La jeune femme sortit en trombe de la voiture et se mit à avancer en regardant tout autour d’elle pour repérer où ils pouvaient se trouver. Soudain, elle vit pile en face de sa position un corps propulsé d’un étage surélevé et tomber lourdement à terre, puis une masse sombre qui se retenait à un rebord. Entre ses bras, elle aperçut le corps frêle d’un enfant aux cheveux blonds qui fut hissé sur le rebord, aidé par un autre homme. Elle se remit en route dans leur direction, quand tout à coup elle vit la masse sombre tomber au sol de l’équivalent de quatre étages. Julia se mit à courir aussi vite qu’elle put jusqu’à arriver devant les deux corps qui gisaient inertes au sol. Le premier était celui d’Harvey Dent. Elle s’agenouilla précipitamment aux côtés du deuxième, celui de Bruce ; il paraissait avoir perdu un instant connaissance, du sang s’écoulait de son flanc droit.

—    Oh mon Dieu, Bruce, murmura-t-elle en apposant une main sur sa blessure, une autre sur sa joue masquée.

Julia pressa de ses doigts la jugulaire juste en dessous de sa mâchoire et sentit son pouls, fébrile, mais présent. Elle poussa un nouveau soupir de soulagement. Bruce ouvrit enfin les yeux ; dès qu’il aperçut Julia, il se redressa péniblement sur son séant et saisit sa main dans la sienne, silencieux.

—    Que fais-tu là ? grogna-t-il, ses côtes et tout son corps parcourus de douleur.

—    Je devais le retrouver, mais j’arrive trop tard, bégaya-t-elle en posant ses yeux sur le cadavre du procureur. Peut-être que j’aurais pu… S’il m’avait vue vivante, peut-être que…

—    Cela n’aurait rien changé, l’interrompit Bruce en lui saisissant le visage de sa main pour détourner son regard du corps inerte et défiguré.

—    Toi, ça va ? lui demanda-t-il.

Julia secoua la tête, silencieuse, tandis qu’elle retenait ses sanglots. Il ne put décrypter sa réponse, dans tous les cas, elle était vivement ébranlée par tout ce qu’il s’était passé, et lui aussi, d’ailleurs. Il passa son bras autour de ses épaules et la serra contre lui pour la rassurer, et se réconforter lui-même. Il sentait son cœur battre et sa respiration haletante, et c’était peut-être tout ce qu’il lui importait à ce moment précis.

Jim Gordon les rejoignit, les deux amants de l’ombre se séparèrent.

—    Je dois vous remercier, balbutia Gordon dont les enfants et la femme étaient maintenant en sécurité.

Au loin, on entendait les sirènes des voitures de police cerner le bâtiment.

—    Vous n’avez pas besoin de le faire, répondit le Batman qui se releva péniblement avant d’aider Julia à se relever à son tour.

—    Je crois que si, insista Gordon. Vous avez sauvé mon fils.

Jim se tourna ensuite vers la jeune femme et la prit dans ses bras, plus que soulagé de la voir en vie.

—    Je vous raconterai, lui promit-t-elle en anticipant sa question qui allait se renouveler encore.

Gordon relâcha enfin la jeune femme, puis se tourna vers le corps inerte d’Harvey Dent. Son visage était tourné du côté de la moitié qui avait brûlé lors de l’explosion dont le Batman l’avait sorti, créant une vision d’horreur. Julia n’avait eu aucun détail sur l’état précis du procureur, seulement qu’il avait été brûlé au quatrième degré et qu’il refusait les greffes de peau. Sa chair était alors à vif, il manquait une partie des muscles de son visage et son orbite gauche était découverte, plus aucune paupière ne subsistait. On entrevoyait sa mâchoire et plusieurs de ses dents au travers des filaments musculaires qui restaient, la peau de sa joue et de la moitié de son menton ayant disparu. Gordon s’agenouilla vers le corps et vérifia le pouls : il était mort suite à sa chute.

—    On avait tout misé sur Dent, se lamenta-t-il. Le Joker a finalement gagné…

—    Cachons la vérité, suggéra le Batman.

—    La cacher ? Impossible ! s’alarma Jim. Il a tué cinq personnes, dont des policiers ! Jamais je ne pourrai maquiller ces meurtres, on remontera forcément à lui un jour ou l’autre.

—    Les citoyens de Gotham ont besoin de croire en quelque chose, insista le Batman. Plus que de connaître la vérité. Faites-moi endosser les meurtres.

Julia se tourna vivement vers lui, prête à le contredire, mais il l’arrêta net.

—    Soit on meurt en héros, soit on vit assez longtemps pour se voir endosser la peau du méchant, poursuivit-il avec gravité. Je suis tout indiqué.

—    Cela signifie que tu seras poursuivi, sans relâche, comme le méchant, reprit lentement Julia. Tu seras honni par tous…

—    Si c’est ce qu’il faut à cette ville, je suis prêt à le devenir, confirma-t-il avec résilience.

Jim Gordon se prit la tête entre les mains.

—    Vous courir après pour vous condamner, se lamenta-t-il, alors que je connais la vérité…

—    Vous devez le faire, pour le bien de cette ville, l’interrompit le Batman. Dès à présent.

On entendait les sirènes des voitures, les forces d’intervention accompagnées de leurs chiens à la recherche du commissaire. La jeune femme s’était reculée silencieusement, puis avait disparu dans l’ombre afin de rejoindre Alfred sous le commandement tacite du Chevalier noir. Ce dernier disparut à son tour dans la nuit, laissant le commissaire Gordon seul aux côtés du corps du procureur. Il lui jeta un nouveau regard désespéré, puis lui tourna la tête afin de ne voir plus que sa face immaculée, celle qu’il devrait dès lors montrer au public, à tous. Dent devait rester le « Chevalier blanc » dans les mémoires afin de construire un monde nouveau.

Alfred avait eu la bonne idée de se garer à quelques rues de là afin de ne pas éveiller les soupçons sur lui. Julia le rejoignit rapidement, il repartit en direction du Downtown ; toutefois, la jeune femme lui demanda de la déposer à la tour de l’horloge, et non au penthouse de Bruce. Le majordome tenta d’en connaître la raison, mais elle se refusa à la lui donner et prétexta le besoin de se retrouver seule. Arrivés devant la tour, Alfred essaya à nouveau de la convaincre de retourner auprès de Bruce, mais elle tint bon, un sourire rassurant sur ses lèvres. Il repartit aussitôt pour rejoindre son maître qui aurait besoin de lui à son retour.

Julia monta dans son loft ; elle put constater que Lucius était déjà parti et qu’il avait désactivé l’Argus comme elle le lui avait indiqué. Elle se retrouva seule devant ses nombreux écrans inactifs et dans le silence des combles où le ronronnement des machines ne résonnait plus, seuls les lourds mécanismes de l’horloge retentissaient lentement en écho jusque dans ses os à l’en faire frissonner. Enfin seule, sans aucun être vivant auprès d’elle, Julia put vider entièrement son esprit encombré d’émotions et de pensées. Elle se concentra sur les lents engrenages de la tour, prenant corporellement conscience du temps tout en en perdant la notion. Un rayon de soleil perça au travers des vitraux vert olive et blanc, qui illumina avec lenteur les combles, du sommet de la tour jusqu’au pied de la porte derrière la jeune femme. Elle sentit la chaleur du soleil se diffuser dans l’air, puis aperçut les poussières voltiger dans ses rayons colorés et traversants.

Une pensée émergea. Celle dont elle n’avait eu aucune conscience jusque-là mais qui était présente sous la forme d’une intuition depuis son réveil dans le penthouse de Bruce. Sa sœur était vivante. L’expérience qu’elle avait vécue avec le Joker l’en avait persuadée. Adeline ne s’était pas suicidée. Peut-être avait-elle mis en scène sa mort pour disparaître. Pourquoi ? Où ? Et si… il lui était arrivé la même chose qu’à elle ? Julia ne le savait pas, mais c’était la raison pour laquelle elle était venue à Gotham City. Sa mission restait donc la même : retrouver sa sœur, avec cette fois-ci la conviction véritable qu’elle était toujours vivante. Toutefois, rien ne permettait de croire qu’Adeline était restée dans cette ville. Elle l’avait quittée ; y reviendrait-elle ? Julia eut alors un violent pincement au cœur. Cela voulait dire qu’elle devait partir elle aussi, et de ce fait abandonner Bruce et sa croisade. Ce n’était pas la sienne, se dit-elle soudain pour sa défense.

Son téléphone portable se mit à sonner. C’était Jim Gordon, qui n’avait pas chômé le reste de la nuit ; il devait déjà organiser les funérailles et les hommages au procureur. Julia lui donna les explications qui lui étaient dues sur sa mort présumée.

—    Grâce au Batman, Dent va devenir un symbole d’espoir, souffla le commissaire.

Cette vérité lui faisait mal.

—    Mais le fait que vous ayez survécu au Joker aussi, Julia, ajouta-t-il soudain.

Un silence pesant s’abattit entre eux.

—    Que me suggérez-vous au juste ? finit par demander la jeune femme avec lenteur et appréhension.

—    Personne n’est encore au courant que vous êtes en vie officiellement, reprit Jim Gordon. Si vous vous présentez ne serait-ce qu’à la cérémonie d’hommage à Dent et que vous prenez la parole, vous pourriez vite devenir une figure majeure, avec de l’influence. C’est comme si vous repreniez symboliquement le flambeau…

—    Je ne peux pas faire cela, l’interrompit-elle abruptement.

—    S’il vous plaît, réfléchissez-y, insista Gordon. Les funérailles auront lieu demain. La cérémonie d’hommage sera samedi.

Ils raccrochèrent tous les deux.

Julia redescendit dans son loft et se dirigea vers son bureau. Elle récupéra du papier dans l’imprimante et un stylo, puis se mit à écrire. Mais à l’instant même où la pointe du stylo frôla la feuille blanche, elle s’arrêta. Elle ne sut plus si c’était la nécessité de la situation ou bien sa peur qui prenait le pas sur sa raison. La jeune femme posa lentement le stylo à côté de la feuille vierge et s’enfonça dans la chaise de son bureau. Une autre pensée essayait vainement de percer le voile de sa conscience, mais une angoisse sourde l’empêchait de l’entendre clairement. Et si, pour une fois dans sa vie, elle décidait de s’en remettre à une autre personne qu’à elle-même ? Elle reprit en main son téléphone et sélectionna le numéro de Bruce. Elle hésita à appuyer sur la touche d’appel, puis son doigt glissa presque automatiquement dessus. La tonalité retentit. On décrocha. C’était la voix d’Alfred :

—    Mademoiselle Julia, je suis si content que vous appeliez, lui dit le majordome avec soulagement.

—    Comment va Bruce ? demanda-t-elle d’une voix timide.

—    Il n’est pas au meilleur de sa forme, comme vous pouvez l’imaginer, lui répondit Alfred. Votre visite serait la bienvenue.

Julia garda le silence, hésitante.

—    Puis-je passer dans la matinée ? s’enquit-elle alors.

—    Je passerai vous chercher quand vous le souhaiterez, mademoiselle, répondit le majordome.

Elle put entendre son sourire bienveillant. Elle lui donna rendez-vous pour la demi-heure qui suivait. Elle emporta avec elle son sac de voyage. En quelques heures, le ciel s’était couvert et les nuages sombres annonçaient des averses prochaines. Durant le court trajet jusqu’au penthouse de Bruce, Julia prit la décision d’entrer en contact avec la CIA pour laquelle elle travaillait à l’origine. Certes elle était en année de disponibilité, mais son congé avait pris fin il y avait déjà plus d’un mois et comme elle avait perdu toutes ses affaires lors de l’incendie de son dernier appartement, ils n’avaient eu aucun moyen de la contacter directement. Elle lança alors le protocole de contact de l’agence principale à Langley, en Virginie. Elle devait maintenant attendre qu’ils la joignent sur son nouveau numéro.

Lorsqu’ils arrivèrent au sommet du building, Julia déposa son sac vers l’entrée et se laissa conduire par Alfred dans la chambre du multimilliardaire qui était allongé dans son lit et qui dormait.

—    Monsieur Fox a décidé de lui administrer un sédatif afin qu’il se repose, lui expliqua le majordome. Quand il s’est rendu compte que vous n’étiez pas rentrée ici, il a voulu aller vous chercher lui-même, mais ses blessures demandaient à être soignées d’urgence.

La jeune femme hocha de la tête, un peu honteuse de son comportement envers Bruce. Elle prit une chaise et l’installa sur le côté du lit avant de s’y asseoir. Elle était recroquevillée, ses muscles crispés, comme si elle ne savait pas quoi faire de son corps à cet instant. Bruce présentait de nombreuses contusions et blessures aux bras, aux épaules et le drap dissimulait un large bandage autour de son ventre. Elle l’observa un moment, puis se détendit à mesure que les minutes passèrent. Sa respiration se fit plus calme, ses membres se relâchèrent, comme lorsqu’elle s’était trouvée dans les combles de l’horloge. La pluie se mit à battre la baie vitrée. Le martèlement des gouttes aida la jeune femme à faire à nouveau le vide dans son esprit. De sa chaise, elle vint s’asseoir sur le rebord du lit. Elle tendit sa main vers son visage et, du bout de ses doigts, écarta une mèche brune qui retombait près de ses yeux. Sa main vint ensuite se poser sur la sienne qui reposait mollement sur les draps. Ses doigts se glissèrent dans sa paume, il dégageait une chaleur apaisante.

La sonnerie de son téléphone retentit soudain, la sortant de sa méditation. Julia se leva d’un bond et répondit en s’éloignant du lit.

—    Allô ? dit-elle à voix basse pour ne pas réveiller Bruce. Oui… Je sais, un mois c’est… A Gotham… Je le sais aussi, mais… Oui monsieur… Non… Non pas encore… Laissez-moi encore… s’il vous plaît monsieur Devlyn… D’accord… Entendu… Au revoir.

Julia raccrocha en poussant un soupir.

—    Tu es revenue, lança faiblement Bruce qui se réveillait.

La jeune femme se retourna et le vit qui tentait de se redresser contre ses coussins. Il grimaçait de douleur, mais ses yeux traduisaient un véritable soulagement à la vue de Julia. Celle-ci se contracta à nouveau, ses bras se serrèrent contre elle comme si elle était transie de froid et qu’elle n’arrivait pas à se réchauffer.

—    Que se passe-t-il ? demanda Bruce en l’invitant à venir se rasseoir sur le bord du lit.

Julia s’approcha et s’assit avec lenteur, toujours recroquevillée.

—    C’était mon supérieur à la CIA, révéla-t-elle alors. Cela fait plus d’un mois que j’aurais dû reprendre du service. Je dois me rendre à Langley pour rendre des comptes.

Bruce l’écouta sans broncher. Il attendit la suite.

—    Et Jim Gordon veut que je m’exprime à la cérémonie d’hommage à Harvey Dent, continua la jeune femme. Le fait que j’aie survécu au Joker viendrait appuyer son combat contre le crime. Il veut faire de moi un nouveau symbole…

—    Il a raison, répondit Bruce d’une voix posée.

—    Je ne peux pas faire cela, dit-elle en secouant la tête.

Julia évitait à tout prix son regard, car elle savait qu’autrement elle ne pourrait pas résister à ses propres sentiments. Il la désarmait.

—    Il y a encore autre chose, chercha à comprendre Bruce, perspicace.

—    Suite à mon épisode de folie, j’ai pris conscience que ma sœur ne s’était pas suicidée, avoua-t-elle enfin. La manière dont cela s’est déroulé, tout me dit qu’Adeline est vivante. Selon moi, le rapport de suicide, c’est elle qui l’a produit. Elle a orchestré sa propre mort pour disparaître… Mais je ne sais pas pourquoi, ni pour aller où.

Bruce la regardait intensément, redoutant ce qu’elle allait déclarer.

—  Je dois repartir à sa recherche, conclut-elle à mi-voix.

—  Qui te dit qu’elle a quitté la ville ? l’interrogea-t-il avec neutralité.

—  Rien, reconnut la jeune femme.

Bruce saisit sa main dans la sienne.

—    Je ne t’ai jamais forcé à quoi que ce soit, lui dit-il avec gravité. Mais je sais déjà ce que c’est que de te perdre.

Julia baissa les yeux, honteuse à la pensée de ce qu’il avait dû traverser lorsqu’il la croyait morte.

—    Si tu restes, je te promets de mettre toutes les ressources à ma disposition pour retrouver ta sœur, lui déclara-t-il en serrant sa main dans les siennes. Et tu sais combien je peux en avoir, de ressources.

—    Souviens-toi, on ne m’achète pas, moi, murmura-t-elle.

—    Je sais, répondit-il en glissant sa main sur sa joue. J’espère juste que mes actes t’ont convaincue que tu pouvais avoir confiance…

Elle déposa son front contre le sien, fermant ses yeux d’où coulaient de fines larmes. Il perçait ses défenses les unes après les autres, pour atteindre le cœur de sa peur : faire confiance. Quelque chose l’en empêchait irrémédiablement, et ce qui lui était arrivé avait ravivé en elle cette peur profonde, comme s’il lui était impossible de faire confiance à quiconque. Comme elle ne comprenait pas ce qui lui arrivait, cela créait un sentiment de danger ; par reflexe, elle cherchait donc à s’isoler.

—    Je ne pense pas pouvoir t’offrir ce que tu attends, souffla-t-elle, sa voix étranglée par l’émotion.

—    Une relation, cela se construit à deux, répondit-il de sa voix grave et profonde. Je suis prêt à t’accueillir comme tu es, si tu m’acceptes tel que je suis.

—    Même folle ? lui murmura-t-elle à mi-voix.

—    Je te rappelle que c’est moi qui me balade en costume dans les rues la nuit pour combattre les criminels à main nue, ricana Bruce.

Julia éclata de rire, ses larmes continuant de couler le long de ses joues. Ses lèvres étaient tout près des siennes. Spontanément, ils s’embrassèrent dans un même élan. Puis, Bruce passa son bras autour de la taille de la jeune femme et l’attira tout contre lui ; elle s’allongea et déposa délicatement sa tête dans le creux de son épaule, à l’endroit où il y avait le moins d’ecchymoses. Elle entendit résonner son cœur contre son oreille, ainsi que sa respiration lente et apaisante. Ils s’endormirent tous les deux, emportés par ce moment de sérénité.

Lorsque Bruce se réveilla, Julia n’était plus là. Il se leva péniblement et descendit dans le salon ; elle avait emporté son sac, son ordinateur et ses effets personnels qu’il avait récupérés dans son appartement. Alfred lui jeta un regard navré, il n’avait pas réussi à la retenir. Elle ne répondait pas à ses appels, ni sur son téléphone portable ni dans son loft. Elle paraissait avoir quitté la ville.

Les funérailles d’Harvey Dent furent très sobres et en petit comité. Le commissaire Gordon réservait l’hommage public à la cérémonie du samedi, en partie parce qu’il avait espoir que Julia Thorne s’y présente aussi. Le fardeau de la vérité lui parut lourd à porter, le partager avec la jeune femme lui aurait été d’un certain soulagement. Mais lorsqu’il vit qu’elle n’était point présente aux funérailles, Jim eut le désagréable pressentiment qu’elle ne viendrait pas non plus à la cérémonie publique.

Bruce Wayne se rétablit lentement, ses blessures se refermaient et ses contusions diminuaient, mais il restait sombre, déçu et abattu. Il suivait l’actualité avec fébrilité et résilience à la fois. Même son majordome ne put lui remonter le moral, car lui aussi paraissait démoralisé par le départ subit de la jeune femme. Il avait le regard morne et douloureux, comme s’il se reprochait de ne pas avoir réussi à la retenir auprès d’eux.

Bruce avait été officiellement invité à la cérémonie en hommage au procureur Dent qu’il avait publiquement soutenu. Il accepta, même si cela devait lui coûter un peu malgré tout. Le samedi qui suivit, il revêtit un costume trois-pièces noir sobre et élégant, et se tint auprès des personnes invitées à adresser un hommage à Harvey Dent, la mine sombre et endeuillée propre à la circonstance. Ce fut le maire qui ouvrit la cérémonie qui prenait place devant la cathédrale de Gotham, sur le large parvis. L’hommage était diffusé en direct sur l’ensemble des chaînes d’informations, les journalistes étaient nombreux, mais les citoyens de la ville aussi : ils s’étaient massés dans la grande avenue de Side Park et sur la grande place du parvis de la cathédrale, autour de la tribune officielle.

Une fois le discours du maire terminé, ce fut au tour du commissaire Gordon :

—    J’ai connu Harvey Dent. C’était mon ami. Il était un modèle pour nous tous, et le restera. Je croyais en Harvey Dent…

Ces paroles résonnèrent en écho parmi la foule silencieuse. Bruce Wayne baissa la tête, reconnaissant le slogan qu’il avait lui-même énoncé, et en lequel il avait eu une réelle conviction.

Tandis que le commissaire parlait avec gravité, le multimilliardaire sentit une main se glisser dans la sienne. Il jeta un œil rapide sur cette main qui l’avait saisi, puis releva discrètement la tête pour apercevoir à ses côtés Julia, vêtue d’un tailleur noir, qui regardait droit devant elle, l’air déterminé. Elle tourna son regard vers Bruce et lui murmura une simple parole, mais dont il saisissait toute l’importance qu’elle prenait pour la jeune femme :

—    Ensemble ?

Il serra sa main ; il ne put réprimer un sourire de soulagement et de joie, et répondit, comme une promesse :

—    Ensemble.

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