L'Oracle de Gotham - tome 1
La chaîne d’informations en continu ne cessait de faire tourner en boucle les images des deux explosions qui avaient eu lieu dans la nuit. La voix monocorde et grave de la présentatrice rappelait les faits, mentionnant l’attentat terroriste mené par le Joker qui en avait profité pour s’enfuir de la G.C.P.D., ainsi que les victimes des attentats : un blessé grave, le procureur Harvey Dent dont le visage avait été brûlé au quatrième degré et dont le pronostic vital était encore engagé, et un mort, l’agent de la brigade anti-crime Julia Thorne, décédée dans l’explosion du deuxième immeuble.
C’était dans cette perception confuse et inintelligible de son environnement que la jeune femme ouvrit difficilement les yeux, tous ses membres la faisait souffrir à commencer par sa tête. Elle sentit qu’elle était en position assise, contrainte, et qu’elle ne pouvait bouger ni ses bras, ni ses mains, ni ses jambes. Elle plissa des yeux afin de distinguer où elle se trouvait : c’était une pièce plutôt petite, vide, les murs décrépis. Elle ne distinguait pas de porte, elle devait se situer dans son dos. Face à elle, dans le coin droit du plafond se trouvait un écran de télévision qui diffusait des images qu’elle percevait de manière floue, et le son était trop bas pour qu’elle puisse capter l’ensemble du discours prononcé par la voix féminine. Sa vision se fit de plus en plus nette à mesure qu’elle reprenait conscience, elle put alors distinguer les images qui défilaient devant ses yeux, mais elle n’y comprenait rien. Julia voyait un portrait d’elle-même sur fond d’un immeuble en flammes que les pompiers avaient du mal à contenir.
La porte s’ouvrit brusquement derrière elle, des pas retentirent dans la pièce vide, puis on la saisit par les épaules et Julia sentit une haleine chaude dans son cou.
— Enfin ma chère invitée est réveillée ! s’exclama la voix du Joker. Alors, on prend connaissance des derniers potins ?
Il fit le tour et entra dans le champ de vision de la jeune femme. Son visage rayonnait de joie, comme si tout allait exactement comme il l’avait souhaité. Il prit la télécommande accrochée sous l’écran et augmenta le volume. Julia entendit alors clairement le discours de la présentatrice qui annonçait sa mort officielle. Elle en était abasourdie, à tel point qu’elle se refusait à le croire ; morte ? tout le monde la croyait vraiment morte ?
— Maintenant que tu es morte aux yeux de tous, et surtout aux yeux de ton cher Batman, nous allons pouvoir discuter tranquillement toi et moi, revint-il lui susurrer à l’oreille.
— Mais, comment… balbutia-t-elle alors qu’elle nageait dans la plus grande confusion.
Le Joker se mit à rire aux éclats.
— C’est vrai ! Il faut que je te raconte, c’était un instant épique ! s’exclama-t-il avec gaieté.
Le dément récupéra une chaise qui se trouvait derrière elle et la posa à ses côtés avant de s’y asseoir, se mettant à l’aise. Julia essaya de tirer sur les liens qui la retenait, mais ceux-ci étaient trop serrés, faits d’adhésifs si étroits qu’ils lui gênaient la circulation du sang. Elle sentait ses mains s’engourdir à force de tirer, et un bourdonnement désagréable résonnait de plus en plus dans ses oreilles, comme si elle entendait son propre sang dans ses veines.
— Quand ton copain a appris que toi et Dent aviez disparu, il est entré dans une rage folle, lui raconta le Joker comme s’il racontait une anecdote plaisante. Il n’a pas eu d’autre choix que de jouer à mon petit jeu : il devait choisir qui il allait sauver, et donc qui il allait laisser mourir. Tu vois le genre ! Alors moi, bon joueur, je lui ai donné les deux adresses, sauf que j’ai confondu les deux… j’ai donné une adresse en disant que tu y étais, alors que c’était celle de Harvey !
Il se mit à rire tout seul à sa blague. Son rire résonna dans la tête de Julia comme une cloche sourde qu’on secouait tout à côté de son oreille, lui martelant violemment les tympans. Tout chez cet homme l’agressait.
— Oh, je te rassure, vint-il lui murmurer à nouveau à l’oreille, c’est toi qu’il avait choisi de sauver. N’est-ce pas adorable… J’aurais bien voulu voir sa tête lorsqu’il a trouvé Dent à ta place !
Julia n’avait d’autre choix que d’entendre son discours qui l’effarait. Elle en était sidérée. Bruce la croyait donc morte. Cette seule pensée l’anéantit tout à fait. C’était pire que tout ce qu’elle pouvait imaginer. Les larmes lui montèrent aux yeux.
— Oh non, il ne faut pas pleurer ma jolie, dit le Joker en sortant un mouchoir de sa poche.
Il essuya délicatement les yeux de la jeune femme tandis qu’elle essayait d’éviter sa main.
— Que me veux-tu ? articula-t-elle, sa gorge étranglée par la haine.
— Tu te souviens, on n’a pas pu finir notre conversation à la petite sauterie en l’honneur de Dent, lui rappela-t-il alors. On parlait de ta sœur et toi… et de cette face sombre que tu caches si bien.
Julia garda le silence, la colère montait en elle dès qu’il nommait sa sœur. Le bourdonnement dans ses oreilles reprit de plus belle.
— Je suis vraiment curieux de savoir si tu seras capable de trouver mes motivations profondes une fois que tu auras fait émerger ta vraie nature, se questionna à voix haute le Joker.
— Je n’entrerai pas dans ta tête, grinça des dents la jeune femme.
— Attends, tu n’as même pas écouté ma proposition, lui reprocha le Joker.
Il se redressa sur son siège avec l’air de vouloir prendre un ton grave et sérieux.
— Je veux voir ce que tu caches, cette facette dont m’a parlé ta sœur avec tant d’éloges et de peur, poursuivit-il en cherchant du regard les yeux de Julia. Donc, voilà ce que je te propose : si tu me montres qui tu es vraiment au fond de toi, je te libère et tu pourras retourner auprès de ton Batou…
Julia fronçait les sourcils, à la fois parce qu’elle refusait d’écouter ce malade plus longtemps, mais aussi parce qu’elle redoutait ce à quoi il faisait référence, et ce dont avait pu lui parler sa sœur.
Quand il avait mentionné cette « face sombre » qu’elle possédait, elle avait craint que sa sœur n’ait divulgué une affaire qu’elle lui avait racontée et qui aurait dû rester secrète. C’était lorsqu’elle travaillait comme profileuse ; un jour, elle avait « pété un câble » comme le disaient ses anciens collègues. Ils s’étaient retrouvés sur une affaire des plus délicates d’un violeur en série qui ciblait ses victimes à la sortie des collèges et des lycées, mais selon un schéma qui paraissait aléatoire et ses victimes n’avaient l’air d’avoir aucun point commun entre elles. Pour cela, il avait été extrêmement difficile à coincer et, durant l’enquête, elle ne sut pas exactement ce qu’il s’était passé : pour elle, ce n’était qu’un vaste trou noir, aucun souvenir. Elle n’avait donc eu que la version de ses collègues qui lui racontèrent qu’à un moment de l’enquête où ils s’étaient retrouvés dans une impasse, alors qu’elle revoyait l’ensemble du dossier à la recherche d’un indice qui relancerait leurs recherches, elle avait soudainement changé du tout au tout : elle était devenue froide voire glaciale, analytique et sans scrupule, une lueur sombre avait envahi son regard. Il avait semblé qu’elle avait eu une intuition sur la prochaine victime et le lieu visé. Elle s’y était rendue avec son équipe, habillée en lycéenne d’un quartier défavorisé, s’était postée non loin du lycée en question, et à l’heure de la sortie des élèves, elle s’était fondue dans la masse. Elle avait intégré un groupe de filles qui traînait après les cours dans les jardins dégarnis qui bordaient le lycée. Un homme les avait abordées. Elle l’avait suivi avec quelques résistances cependant, pour ne pas éveiller les soupçons. Une fois à l’angle de la rue, elle lui avait asséné un violent coup dans le nez, puis un autre, et encore un autre. Elle l’avait littéralement démoli avec une force surhumaine. Tombé à terre, elle avait continué de le battre à coups de poings et à coups de pieds. Ses collègues avaient pu l’arrêter avant que l’homme ne succombe sous ses coups répétés. Elle n’avait repris le contrôle d’elle-même qu’une fois dans la voiture de fonction de son collègue et ancien meilleur ami qui lui avait alors passé le savon de sa vie. Elle fut suspendue pendant plus d’un mois après cela, mais elle n’avait aucun souvenir de ce qu’il s’était passé : cela avait été le blackout total.
— Et qui me dit que tu tiendras parole ? lui lança-t-elle avec colère.
— Je tiens toujours mes promesses, répondit le Joker en levant sa main droite comme s’il jurait devant une cour de tribunal.
— Je refuse, lui cracha-t-elle au visage.
— Je vais quand même te laisser réfléchir, dit-il en se levant. Je te laisse la télé, ça te fera passer le temps.
Julia entendit la porte se refermer, elle se retrouva à nouveau seule. Il fallait qu’elle sorte de là à tout prix. Elle entreprit de bouger au maximum ses mains afin de les libérer, ou tout du moins de ne pas s’engourdir davantage. Elle tirait, poussait, serrait ses doigts, mais ne réussit qu’à se lacérer la peau. Elle finit par sentir des gouttes de sang dégouliner le long de ses doigts. Le bourdonnement dans ses oreilles diminuait, mais persistait, affaiblissant ses sens.
Prisonnière et abattue, elle se rappela à nouveau ce sombre épisode de sa carrière de profileuse ; avant qu’elle ne sombre dans cette sorte d’état inconscient, elle avait entendu ce même bourdonnement. Celui-ci s’était calmé dès lors que le Joker avait quitté la pièce. Toutefois, la crainte que cela ne se reproduise la saisit ; si ses collègues ne l’avaient pas arrêtée à temps, elle aurait pu le tuer de sang-froid. Dieu seul savait ce qu’elle était capable de faire si elle replongeait dans ce même état, sans personne pour l’arrêter cette fois-ci.
La chaîne d’informations continuait de passer les images des attentats ; un témoignage du lieutenant James Gordon récemment nommé commissaire fut alors diffusé comme nouvelle information :
— Mademoiselle Thorne était un agent exceptionnel, nous la regrettons énormément, et nous promettons que sa mort ne sera pas vaine.
Julia aperçut les yeux brillants d’émotions de l’ancien inspecteur alors qu’il lui rendait hommage.
— Je suis là ! s’écria-t-elle tout à coup, désespérée. Je suis vivante !
Elle poussa alors un hurlement de rage à s’en rompre la voix. La présentatrice enchaîna avec un autre témoignage, celui des médecins qui s’occupaient du procureur Dent :
— Les jours de monsieur Dent ne sont plus en danger, décrivait l’un des médecins. Toutefois, les lésions de son visage sont profondes et demanderaient des greffes importantes. Malheureusement, il semblerait que monsieur Dent refuse toute opération.
Une autre victime du Joker faisait les frais de sa folie, se lamenta la jeune femme dont la rage et la détresse bouillonnaient en elle. Les informations continuèrent à tourner autour des récents événements :
— Suite à la capture pour le moins spectaculaire du Joker, ce dernier s’est échappé du commissariat de manière tout aussi spectaculaire, emportant avec lui l’homme d’affaires chinois Lao Hong de la Holdings LSI qui avait été mis en garde à vue pour fraude et association de malfaiteurs.
Julia poussa un profond soupir d’abattement : elle venait de le comprendre, tout avait été orchestré par ce fou. Il s’était laissé capturer parce qu’il voulait être enfermé dans l’UHC où se trouvait Lao. Elle se mit à ricaner, consternée par leur aveuglement. La présentatrice enchaîna :
— Le Batman n’a encore donné aucune nouvelle après les tragiques événements de cette nuit. Beaucoup veulent qu’il se livre définitivement au Joker afin de mettre un terme à toute cette affaire, tandis que le nouveau commissaire Gordon soutiendrait encore, quant à lui, les actions de ce justicier masqué.
Les larmes s’écoulèrent à nouveau des yeux de la jeune femme. Il lui était insupportable d’imaginer que Bruce pût la croire morte. Dans un sursaut de colère, elle tenta encore une fois de se libérer, en vain. Elle poussa un nouveau hurlement de rage et de désespoir ; il était peut-être bien plus cruel d’être en vie et d’observer les conséquences autour d’elle que d’être bel et bien morte. Le bourdonnement reprit, plus assourdissant.
Les heures passèrent. Malgré l’heure indiquée sur l’écran de la chaîne d’informations, Julia avait l’impression de perdre la notion du temps. Elle n’avait pas accès à la lumière du jour et rien ne venait interrompre sa solitude. Elle avait beau tourner et retourner la situation dans son esprit, aucune solution ne lui venait pour s’en sortir indemne. Les informations tournaient en boucle à l’en rendre folle. Elle finit par somnoler, puis fut éveillée par un nouveau flash d’informations :
— Un comptable de la Wayne Enterprise, monsieur Coleman Reese, dit avoir découvert l’identité secrète du Batman. Il livrera l’information en direct dans la prochaine édition de la GCN.
Julia releva brusquement la tête et vit un extrait de l’émission où le comptable était apparu une première fois. Elle fronça les sourcils : comment pouvait-il connaître l’identité du Batman ? Avait-il fait le lien entre lui et Lucius ? C’était le plus probable. Son cœur se mit à palpiter sachant que Bruce était attaqué sur tous les fronts et qu’elle n’était pas là pour l’aider ; pire, qu’il la croyait morte. Le bourdonnement se fit plus intense ; elle prit soudainement peur et tenta de se calmer par tous les moyens. Elle inspira lentement puis expira par la bouche à plusieurs reprises, les yeux fermés, concentrée à faire le vide dans son esprit. Cela parut marcher, elle reprenait le contrôle de ses sens, éloignant le bourdonnement de ses tympans.
Les heures continuèrent de défiler. Les pensées de la jeune femme la torturaient de plus en plus à tourner sans cesse dans sa tête. Puis, la porte s’ouvrit à nouveau derrière elle. Le Joker arborait un air guilleret et vint s’asseoir à côté de la jeune femme.
— Tu as vu les infos ? lui susurra-t-il près de son oreille. Le petit comptable aurait découvert l’identité de notre ami. Je voulais assister au direct avec toi, bien sûr.
Le Joker passa son bras par-dessus les épaules de Julia et se colla à elle, lui causant un élan de dégoût. L’émission avait débuté à l’écran, on vit le présentateur accompagné d’un homme approchant la quarantaine d’années, un début de calvitie qui agrandissait son front et de petits yeux bleus qui avaient l’air apeuré. Son visage trahissait sa nervosité, mais il semblait déterminé à révéler la vérité. Le présentateur invita le comptable Reese à partager sa trouvaille.
— Attends ma belle, on va pimenter un peu les choses, lança soudainement le dément en tirant un téléphone portable jetable d’une poche de son veston.
Il composa un numéro et se rapprocha à nouveau de la jeune femme, puis lorsque son interlocuteur décrocha et que Julia se rendit compte qu’il avait directement appelé l’émission, elle ouvrit la bouche pour crier. Le Joker avait anticipé son acte et plaqua sa main contre sa bouche, son visage collé au sien. Elle sentait sa sueur contre sa joue ainsi que son parfum musqué qui émanait de sa peau.
— Qui est à l’appareil ? demanda le présentateur à la télévision.
— J’ai eu une vision d’un monde sans Batman, dit alors le Joker tout contre le visage de la jeune femme.
On entendit en écho la voix du Joker dans l’émission de la GCN.
— La mafia faisait un petit profit et la police essayait de les arrêter, quartier par quartier, poursuivit-il. Et c’était tellement ennuyeux que j’ai changé d’avis. Je ne veux pas que monsieur Reese gâche tout ; mais pourquoi devrais-je garder pour moi tout le plaisir ? Donnons la chance à quelqu’un d’autre. Si Coleman Reese n’est pas mort dans soixante minutes, je fais exploser un hôpital.
Le Joker raccrocha et se mit à rire aux éclats.
— Qu’en penses-tu ma chère ? demanda-t-il en retirant sa main de la bouche de la jeune femme.
— Tu es malade, rétorqua-t-elle avec dégoût.
— Non, la contredit-il d’un ton soudainement abrupt. Je ne suis pas malade.
Julia fronça les sourcils, puis secoua la tête pour se dégager de son étreinte.
— Ah ? s’intéressa le Joker en la saisissant par le menton. Tu commences à changer, c’est ça ? Dis-moi…
— Je refuse, déclara-t-elle le regard empli de haine.
Le Joker parut un peu déçu.
— Je reviens dans un peu plus d’une heure, ce sera ta dernière chance, lui indiqua-t-il en rouvrant la porte. Après ça, mon offre expirera.
La porte claqua lourdement. Julia avait beau tenir tête au Joker, elle sentait au fond d’elle-même qu’elle ne pourrait pas lui faire face encore longtemps. D’une manière ou d’une autre, elle sombrerait si elle ne trouvait pas une issue pour s’échapper.
La présentatrice de la chaîne d’informations annonça les directives qui venaient d’être données par le commissaire Gordon : il faisait évacuer les deux hôpitaux principaux de la ville. Pendant ce temps, une garde rapprochée fut assignée à Monsieur Reese qui sortit des locaux de la télévision, dirigée par le commissaire Gordon en personne.
Les minutes défilaient ; Julia les observait sur l’écran de télévision, lentes et inexorables. Cela faisait déjà trente minutes que la menace avait été proférée par le Joker, de nouvelles informations parvinrent sur la chaîne :
— Les tensions montent parmi la population : un homme dont la femme est hospitalisée au Gotham General a tenté de tuer monsieur Coleman Reese en envoyant son pick-up dans la voiture de police qui l’escortait. Coup de chance pour monsieur Reese, le multimilliardaire Bruce Wayne tentait à ce moment-là de passer à l’orange à bord de sa Lamborghini et fut percuté à la place du convoi policier. Aucun mort ni blessé ne sont à déplorer.
Julia ferma les yeux, une lueur d’espoir venait de résonner dans les paroles de la présentatrice. Bruce continuait le combat, même s’il la croyait morte. Elle inspira une nouvelle fois profondément. Sa décision était prise : elle s’abandonnerait entièrement et ferait confiance à Bruce, car il était le seul qui pourrait la sauver une fois qu’elle aurait plongé.
De toute manière, même si elle n’avait pas voulu le reconnaître jusqu’à maintenant, elle avait déjà commencé à explorer la psyché du Joker. L’idée qu’avait suggéré Jim Gordon de se retirer du jeu pour mieux le surprendre, elle l’avait mise en place avec calcul et ne s’était pas avouée qu’elle avait ressenti du plaisir à tromper le dément à son propre jeu. Car tout cela n’était qu’un jeu. Elle l’avait compris depuis quelques temps, mais se refusait à le croire. L’argent ne l’intéressait pas. La gloire non plus. Le Joker était un homme qui s’ennuyait, et dont le jeu préféré était de semer le doute, puis le chaos dans l’esprit et le cœur des gens. L’Homme était, selon lui, foncièrement mauvais, et il ne souhaitait finalement que révéler sa nature profonde. L’émergence du mal lui procurait le divertissement qu’il recherchait tant. Le bourdonnement était dès lors si intense qu’il finit par envahir sa tête, puis elle vit noir, comme si elle perdait connaissance.
Lorsqu’elle se réveilla, elle était assise au volant d’une voiture, garée au centre du Downtown devant l’entrée d’un haut immeuble aux allures d’hôtel. Sa respiration s’accéléra tout à coup : où était-elle ? comment s’était-elle retrouvée là ? qu’avait-elle pu bien faire entre le moment où elle avait perdu connaissance dans cette horrible pièce vide dans laquelle le Joker l’avait séquestrée, et cet instant où elle se retrouvait libre, dans une voiture inconnue ? La nuit tombait à l’horizon derrière les immeubles. Sous le tableau de bord, elle remarqua des fils dénudés.
— Ce n’est pas vrai, murmura-t-elle en comprenant que c’était une voiture volée.
Julia déglutit avec difficulté. La sueur commençait à perler sur son front et ses tempes, ses mains étaient moites de sueur, ses doigts crispés sur le volant. Un objet la gênait à l’intérieur de sa manche droite : elle lâcha le volant et sortit un petit couteau replié. Une bouffée d’angoisse la saisit aussitôt : et si elle avait blessé, ou tué quelqu’un avec celui-là ? Cette pensée lui causa un haut-le-cœur qu’elle eut du mal à réprimer. Elle devait chercher de l’aide. Elle sortit brusquement de la voiture, claqua la portière et déboula dans le hall de l’hôtel. Tous lui jetèrent un regard ahuri ou outré ; sa tenue négligée et poussiéreuse, ses cheveux rendus filandreux par la transpiration et son air perdu attisaient la curiosité. Elle demanda au groom de pouvoir téléphoner. On ne la reconnut pas tout de suite de par son allure étrange, le sang séché qui se trouvait sur ses mains et ses poignets, et même lorsqu’elle donna son nom à l’accueil, on ne voulut pas la croire ; toutefois, on lui accorda un coup de fil en privé. Elle se retira dans une pièce à l’arrière de l’accueil où on lui indiqua un téléphone fixe qu’elle pouvait utiliser. Elle composa le numéro, puis reconnut le logo de l’hôtel où elle se trouvait : c’était celui où Bruce possédait son penthouse. Elle valida l’appel et attendit qu’on décroche.
— Bonsoir, monsieur Wayne est indisponible en ce moment, comment puis-je vous aider ?
Julia reconnut tout de suite la voix douce et rassurante d’Alfred.
— Bonsoir Alfred, c’est moi… Julia, dit-elle d’une voix à peine audible.
Il y eut un court silence.
— Veuillez me pardonner, je n’ai pas entendu votre nom, répondit le majordome dont le ton avait changé du tout au tout, la voix tremblant légèrement.
— Mademoiselle Julia Thorne, répéta-t-elle un peu plus fort, puis elle se racla la gorge.
Elle n’entendit plus rien de l’autre côté du fil.
— Allô ? dit-elle à nouveau avec inquiétude, ses yeux se remplissant de larmes.
— Où êtes-vous ? demanda Alfred, avec fermeté cette-fois-ci.
— En bas de l’immeuble, à l’accueil, répondit-elle.
— Ne bougez pas, j’arrive tout de suite.
Le majordome raccrocha. Julia écouta le bip rapide de la tonalité d’appel, puis reposa elle aussi le combiné. On la fit attendre dans le salon de l’entrée, à l’abri des regards à cause de son allure étrange et inquiétante.
Elle s’assit sur le rebord d’un fauteuil, les mains jointes et serrées sur ses genoux pour éviter de trembler. Lorsqu’Alfred entra dans le salon de l’hôtel particulier, il ne pouvait en croire ses yeux. Il se présenta à elle et lui tendit la main en silence. La jeune femme se leva d’un bond et la saisit, tremblante de tous ses membres.
— Venez avec moi, dit le majordome dont les yeux brillaient d’émotions.
Elle acquiesça et suivit le vieil homme jusque dans l’ascenseur. Ce dernier l’observa avec inquiétude durant toute la montée silencieuse : elle ne se comportait pas comme d’habitude, ses yeux balayaient l’espace de manière systématique tandis qu’elle se tortillait les mains avec angoisse ; elle ressemblait à un animal pris au piège et qui cherchait à tout prix un moyen de s’évader. Il aperçut le manche d’un petit couteau dissimulé dans sa manche. Il tenta de la questionner, mais elle ne répondait pas, comme si elle ne l’entendait pas. Une fois dans le salon, elle n’eut pas l’air de tenir en place. Elle naviguait d’une pièce à l’autre, comme si elle cherchait quelque chose.
— Qu’est-ce que c’est, Alfred ? demanda Bruce en descendant les larges escaliers en colimaçon, sa chemise à moitié ouverte et les manches défaites.
Lorsqu’il aperçut la jeune femme qui se tenait au milieu du salon, le dos légèrement voûté, les bras serrés contre sa poitrine, ses poignets entaillés et ses mains ensanglantées, il se figea les yeux écarquillés, bouche bée. C’était impossible, elle était morte dans l’explosion. Tout à coup, son corps reprit vie ; il dévala les dernières marches pour l’agripper vivement entre ses bras et la serra si fort contre lui qu’elle dut le repousser pour respirer.
— Que t’est-il arrivé ? lui demanda Bruce en la relâchant enfin. Comment as-tu réussi…
— Je n’y étais pas, l’interrompit-elle brutalement d’une voix éraillée. Dans l’immeuble. Il m’a séquestrée ailleurs.
- où ça ?
Julia ne répondit pas, son regard se perdit dans le vague. Bruce ne l’avait pas lâchée, ses mains serrées sur ses bras qu’il sentait trembler ; il avait besoin de se rassurer, d’être certain que ce n’était pas une hallucination. Toutefois, il percevait bien que quelque chose n’allait pas, qu’elle n’était pas elle-même :
— Que t’a-t-il fait ? murmura-t-il en lui caressant le visage.
— Ce que je redoutais le plus, répondit-elle simplement. Ecoute…
Julia maintint une distance entre elle et lui de ses mains ensanglantées. Ce fut à cet instant qu’il distingua une sombre lueur au fond des yeux verts de la jeune femme, une lueur qu’il n’avait pas aperçu au début, mais qui grandissait et qui semblait l’envahir petit à petit. La jeune femme paraissait mener une lutte intérieure acharnée pour garder le contrôle de ses actes et de sa pensée. Le bourdonnement avait repris dans ses oreilles.
— Je me suis immiscée dans sa tête, c’est ce qu’il voulait, je ne pouvais pas faire autrement, reprit-elle d’un ton saccadé, comme si elle cherchait à retenir sa pensée grâce aux mots. J’ai vu, je sais ce qu’il veut vraiment, comment il fonctionne, mais…
Julia se prit la tête entre ses mains, bouchant ses oreilles et son visage grimaça comme sous le coup d’une douleur subite. Le bourdonnement grandissait, l’envahissait. Elle lutta de toutes ses forces pour ne pas succomber une nouvelle fois à la perte de conscience. Des bribes lui revinrent, des pensées chaotiques qu’elle ne comprenait pas tout à fait. Elle se rapprocha soudainement de lui comme pour lui murmurer à l’oreille.
— Le mal, le mal est un jeu pour lui, nous sommes tous habités par cette noirceur, chuchota-t-elle sur un tout autre ton. Mais… J’ai lâché prise parce que je sais que tu seras là… C’est en toi que j’ai décidé de croire…
La jeune femme s’éloigna de nouveau. Elle ferma les yeux, comme si son propre corps l’empêchait de s’exprimer. Elle luttait contre quelque chose qu’elle-même ne pouvait décrire. Bruce la saisit par les épaules avec fermeté.
— Julia, dis-moi comment je peux t’aider, la supplia-t-il, tout en dissimulant son angoisse à la voir ainsi.
Julia cligna des yeux, puis les rouvrit subitement.
— Appelle Lucius, répondit-elle comme dans un éclair de lucidité. Dis-lui que j’ai besoin d’un ECT. C’est la seule chose qui me vienne à l’esprit qui pourrait peut-être me ramener…
Bruce lui jeta un regard décontenancé. La voir dans cet état de folie grandissante était un véritable supplice.
— Appelle Lucius, insista la jeune femme. Un ECT, d’accord ? Je…
Julia se prit à nouveau la tête entre ses mains, son visage crispé par la douleur de sa lutte psychique.
— Bruce, sauve-moi, le supplia-t-elle d’une voix déchirante de désespoir.
Sans plus attendre, il la saisit dans ses bras et la serra tout contre lui. Sans la relâcher, il prit son téléphone et appela immédiatement Lucius Fox. Il exigea qu’il le rejoigne chez lui avec de quoi faire un ECT, même s’il ne savait pas ce que cela signifiait.
— Une thérapie par électrochocs, monsieur ? l’interrogea monsieur Fox, intrigué.
— Tout de suite ! exigea Bruce Wayne avec autorité.
Il prit la jeune femme dans ses bras et l’allongea dans son lit à l’étage. Elle paraissait de plus en plus désorientée et tenait des propos incohérents au sujet d’un jeu, d’attentats, d’un fou, d’un échiquier : il la voyait sombrer petit à petit, impuissant. Lorsque Lucius arriva avec le matériel nécessaire, il fut tout aussi déconcerté par la vue de la jeune femme qui, d’abord était censée être morte, puis qui était là sous ses yeux dans un état encore jamais vu.
— Que lui arrive-t-il ? demanda Lucius avec inquiétude.
— Le Joker l’a séquestrée.
— Je vois, murmura-t-il avec horreur.
Sans perdre une minute de plus, Lucius Fox installa ses appareils à côté du lit et commença un monitoring cérébral. Il prit également ses signes vitaux sur un deuxième monitoring. Il sortit ensuite une seringue contenant un liquide transparent. Bruce lui demanda ce que c’était avant qu’il ne le lui injecte :
— Anesthésie générale pour lui éviter la douleur, répondit Lucius.
Bruce le laissa faire, tenant simplement la main de la jeune femme étroitement serrée dans la sienne. Julia, qui s’agitait de plus en plus, s’endormit aussitôt l’injection effectuée. Monsieur Fox put alors analyser le monitoring afin de placer les électrodes aux bons endroits sur le crâne de la jeune femme. Il régla l’intensité des électrodes et demanda au multimilliardaire de lâcher momentanément sa main le temps du traitement thérapeutique. Cela prit quelques secondes, puis Lucius déconnecta les électrodes par sécurité.
— Quand saura-t-on que cela a marché ? demanda Bruce avec fébrilité.
— Pas avant son réveil de l’anesthésie, répondit Lucius. Cela peut prendre plusieurs heures.
Bruce observa le corps inerte de Julia allongée sur son lit, si fragile. Il caressa son visage, glissa une mèche de ses cheveux derrière son oreille, puis fit venir auprès d’eux son majordome qui guettait non loin de là ce qu’il se passait avec une vive inquiétude. Il lui confia la jeune femme et le somma de l’appeler dès qu’elle se serait réveillée. Il lui conseilla également de l’attacher pour sa sécurité si jamais le traitement n’avait pas fonctionné. Alfred lui promit de veiller sur elle comme sur la prunelle de ses yeux et récupéra des sangles qu’il doubla avec des serviettes de soie pour éviter de la blesser davantage. Il entreprit également de laver avec soin ses blessures. Ce fut à ce moment qu’ils remarquèrent une chose étrange sur son avant-bras gauche : des écritures indélébiles y étaient inscrites. Bruce reconnut l’écriture de la jeune femme : « Argus. Code de désactivation : Lucius ». Ils ne comprirent pas tout de suite ce que cela signifiait, jusqu’à ce que Lucius suggère qu’ils se rendent dans la tour de l’horloge, seul endroit où ils pourraient peut-être trouver des réponses.
Assurés que Julia étaient entre de bonnes mains, ils se rendirent tous les deux à la tour afin d’examiner ce que mentionnait le message laissé par Julia sur cet Argus. Ils montèrent au sommet de la tour, Lucius fut à même de déverrouiller le système de sécurité qu’il avait lui-même installé pour la jeune femme à l’époque. Arrivés devant les nombreux écrans, ils eurent un temps d’arrêt : l’ensemble de ceux-ci étaient allumés et diffusaient une multiplicité d’images modélisées qui se mouvaient en temps réel. Julia s’était servie de la création de son appareil pouvant modéliser un espace grâce à la technologie du sonar pour l’étendre à l’ensemble du réseau cellulaire : elle avait créé une cartographie de toute la ville grâce aux ondes émises et reçues de chaque téléphone se trouvant dans Gotham City.
— « Argus » en référence au géant de la mythologie grecque qui était doté de cent yeux et qui avait pour tâche de surveiller Io, je comprends mieux, murmura Lucius qui s’était approché des écrans. Elle a créé un système d’espionnage ultra performant en se raccordant aux satellites de communication. Le sonar permet de visualiser l’endroit précis où chaque individu se trouve.
— Elle a récupéré un enregistrement de la voix du Joker, remarqua Bruce sur l’un des écrans.
— C’est l’enregistrement témoin afin de trianguler sa prochaine position, comprit Lucius. D’une ingéniosité jamais vue… mais c’est aussi un pouvoir immense, extrêmement dangereux.
— Le code de désactivation, rappela Bruce. C’est sûrement pour mettre fin à la surveillance une fois que nous l’aurons trouvé.
Lucius Fox acquiesça lentement de la tête. Ils convinrent qu’il resterait là tandis que Bruce se rendrait sur le terrain. Ce dernier quitta la pièce pour rejoindre son propre repère et endosser l’armure du Batman. Les paroles de Julia résonnaient en lui : « C’est en toi que j’ai décidé de croire ». Pour elle, il stopperait le Joker sans déroger à ses principes. C’était une promesse qu’il lui faisait.
Lucius Fox quant à lui saisit le micro-casque de l’Oracle et l’installa sur sa tête.
— Argus est opérationnel, dit-il, ses yeux balayant l’ensemble des écrans de surveillance.