L'Oracle de Gotham - tome 1

Chapitre 19 : Jeux de dupes

6536 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour 16/09/2025 11:54

La nuit fut courte mais intense. Au petit matin, ils admirèrent ensemble le lever du soleil entre les immeubles environnants depuis le large lit king size situé dans la chambre à l’étage, la tête de Julia reposant dans le creux de l’épaule de Bruce. C’était la première fois qu’elle n’avait pas pris la fuite avant que le soleil ne se lève, comme elle l’avait fait avec les quelques partenaires qu’elle avait pu avoir jusqu’à présent. Elle ne sut pas reconnaître si c’était dû aux circonstances particulières qui les réunissaient ou au fort sentiment de confiance qui s’était instauré entre eux. Elle caressait du bout des doigts les nombreuses cicatrices sur ses épaules et son torse parsemé de poils sombres qui soulignaient ses muscles, traces de ses combats en tant que Chevalier noir. Il possédait d’ailleurs une récente blessure au ventre, du côté droit, qui résultait d’un coup de couteau qui était passé entre les plaques de kevlar de son armure. Il vivait dangereusement, mais sa décision de céder au Joker l’était encore plus.

—    Renonce à te livrer, murmura-t-elle dans une dernière tentative pour le dissuader de son projet.

Pour toute réponse, Bruce la serra dans ses bras et l’embrassa sur ses cheveux, humant sa délicate odeur de fleur de cerisier comme s’il eut voulu s’en imprégner, avant de se forcer à se lever et de s’habiller. Son corps et ses membres lui paraissaient lourds, comme si tout son être l’invitait à rester auprès de Julia, mais son sentiment de culpabilité et son sens du devoir avaient pris le dessus : c’était aussi pour la protéger qu’il devait se livrer.

—    Je dois mettre en ordre certaines affaires avant la conférence de presse du procureur, dit-il en enfilant sa chemise. Je dois faire disparaître tout ce qui pourrait relier le Batman à Gordon, toi ou encore Lucius.

Julia se leva également pour s’habiller avec l’intention de l’accompagner.

—    Reste ici, la supplia-t-il alors. Je ne veux pas te savoir en danger d’une quelconque manière.

—    Si je veux pouvoir t’aider, il faut que je rejoigne la tour de l’horloge, le contredit-t-elle. Ici, je suis limitée dans mon champ d’action. Une fois que tu te seras livré, le Joker te tombera dessus… Et moi, je ferai quoi ?

L’inquiétude se lisait sur le visage de la jeune femme, tout autant que sa détermination qui prenait des airs butés aux yeux du justicier. Il se planta face à elle et agrippa ses épaules avec fermeté, plongeant son regard dans le sien avec gravité :

—    Tu m’aideras bien plus en restant hors de danger, insista-t-il.

—    D’accord, d’accord, capitula-t-elle à contrecœur.

Il saisit son visage entre ses mains et l’embrassa une dernière fois comme si ce fut la dernière, avant de s’en aller dans son élégante désinvolture habituelle, mais le visage sombre et grave.

La conférence de presse avait lieu à quinze heures dans le hall de la mairie. Toute la presse de Gotham City fut conviée, ainsi que les représentants de la police, du maire et de la justice. Julia avait allumé l’écran géant de télévision qui se trouvait dans le salon du penthouse et regardait le direct avec inquiétude, ses mains se tortillant sous l’effet du stress. La journaliste sur place faisait patienter son audimat en attendant que le procureur, qui avait organisé cette conférence de presse, se présente à la tribune installée pour l’occasion. La caméra balaya la foule des journalistes et représentants présents, puis l’inquiétude de la jeune femme fit un bond lorsqu’elle aperçut Bruce qui se trouvait présent, en retrait, appuyé contre un mur qui observait la salle en silence.

Enfin, le procureur Harvey Dent déboula dans le hall, l’air grave, le visage fermé ; il monta sur l’estrade et se posta derrière la tribune. Il ajusta rapidement le micro placé devant lui, le silence se fit dans la vaste salle vitrée.

—    Mesdames et Messieurs, merci d’être venus, commença Harvey d’un ton solennel. Je vous ai convoqué ici aujourd’hui pour deux raisons : la première pour assurer aux citoyens de Gotham que tout ce qui pouvait être fait en ce qui concerne les meurtres du Joker a été mis en œuvre.

À cette première intervention, un mouvement de reproches et de mécontentement de la foule et des journalistes se fit entendre. Julia poussa un soupir d’agacement face à la réaction de l’auditoire.

—    Deuxièmement, reprit le procureur, examinons peut-être d’abord la situation. Devrions-nous vraiment céder aux exigences de ce terroriste ? Pensons-nous réellement qu’il…

Une journaliste l’interrompit avec une question que beaucoup se posaient :

—    Pensez-vous qu’il est préférable de protéger un justicier hors-la-loi plutôt que la vie de vos concitoyens ?

Julia était maintenant debout face à l’écran, les bras croisés serrés contre elle et se rongeant les peaux autour de ses ongles ; cela lui évitait de s’emporter vainement contre l’intervention absurde et révoltante de la journaliste.

—    Le Batman est un hors-la-loi, confirma le procureur. Mais ce n’est pas pour cela que nous exigeons qu’il se rende : nous le faisons parce que nous avons peur. Nous avons été heureux de laisser le Batman nettoyer nos rues pour nous.

La jeune femme acquiesça, elle ne pouvait qu’approuver la réponse du procureur.

—    Jusqu’à présent, les choses sont pires que jamais ! s’exclama alors un représentant de la police.

Le brouhaha monta à nouveau dans la salle, la foule approuvait l’intervention du policier.

—    Oui, elles le sont, reprit Harvey Dent. La nuit est toujours plus sombre avant que l’aube ne se lève. Je vous promets que l’aube viendra. Un jour, le Batman devra répondre de ses actes, mais à nous, et pas à ce fou.

Dent était un bon orateur, il fallait le reconnaître ; toutefois elle pressentit que cela n’allait pas être suffisant pour convaincre les représentants du peuple et des autorités.

—    Stop ! Plus de morts parmi la police ! s’écria tout à coup un policier avec rage.

Cette phrase fut reprise par d’autres policiers présents, puis par certains journalistes ; la majorité des personnes présentes se mit à applaudir. Gotham avait rendu son verdict. Le procureur sembla déçu de ces réactions tout comme l’était Julia, il n’eut pas d’autres choix :

—  Dans ce cas, arrêtez le Batman, déclara-t-il dans un soupir.

Julia retint sa respiration, angoissée. Elle ne voulait pas voir Bruce se faire arrêter, mais elle n’arrivait pas à détourner son regard de l’écran, une boule au ventre s’était nouée si serrée qu’elle en avait des crampes. Cependant, le procureur se présenta aux officiers qui se tenaient près de lui, puis tendit ses poignets.

—  Je suis le Batman, dit-il alors à la surprise de tous.

S’ensuivit un tonnerre vrombissant de voix à cette révélation. La jeune femme resta interdite devant la réaction du procureur Dent, elle ne réalisait pas ce qu’il venait de se passer, tout comme Bruce Wayne qui s’était figé de l’autre côté de l’écran alors qu’il avait commencé à s’avancer vers l’estrade. Harvey fut menotté, puis il fut décidé qu’il serait emmené d’abord au quartier général de la G.C.P.D. en détention provisoire. Il y fut escorté par un grand nombre de policiers, l’émission retransmise en direct prit fin.

Une fois qu’elle eut repris ses esprits, il ne fallut pas plus d’une seconde pour que Julia fasse volte-face, ramasse son sac et se dirige vers l’ascenseur. Alfred l’arrêta tant bien que mal :

—    Monsieur Bruce vous a demandé de rester ici pour votre sécurité, insista-t-il.

—    Je lui serai beaucoup plus utile en tant qu’Oracle, lança-t-elle alors, tandis que les portes de l’ascenseur se refermaient sur elle.

Elle se précipita dans un taxi qui l’amena devant la vieille tour de l’horloge rénovée. Elle déverrouilla l’ascenseur et accéda à son loft, puis monta dans les combles. Elle s’installa avec rapidité devant ses écrans, les sortit de veille, enfila son micro-casque et écouta les communications de la police qui transitaient par le quartier général. Lorsqu’elle eut confirmation des informations qu’elle recherchait, elle ouvrit un nouveau canal de communication. Son cœur battait à tout rompre sous le coup de l’adrénaline.

—    Tu dois agir ce soir ! dit-elle avec force. Ils transfèreront Dent au centre pénitentiaire en milieu de soirée dans un convoi blindé et escorté. Le départ est prévu à dix-neuf heures.

—    Où es-tu ? lui demanda-t-il d’emblée.

—    Dans la tour de l’horloge, répondit-elle. J’y suis aussi en sécurité et n’en sortirai pas tant que le Joker n’aura pas été capturé. Cela te convient ?

Elle l’entendit pousser un soupir d’agacement.

—    Je n’ai pas vraiment le choix, répondit-il enfin d’une voix sombre.

—    Le convoi va passer par les grandes avenues jusqu’à Blackgate, décrivit-elle alors. Il y aura également une escorte aérienne.

Julia opéra plusieurs manipulations, puis ouvrit une nouvelle fenêtre d’écran où elle visualisait l’appareillage du tumbler, le véhicule blindé du Batman. Elle y téléchargea les informations relatives à l’itinéraire qui serait emprunté par le convoi.

À dix-neuf heures précises, le convoi partit du quartier général de la G.C.P.D. en direction du centre pénitentiaire de Blackgate. Les routes empruntées avaient été sécurisées, la circulation déviée.

—    Le convoi a décollé, indiqua-t-elle via le canal de communication.

—    Je reste en retrait pour l’instant, lui répondit le Chevalier noir.

Les premières minutes du trajet se déroulèrent normalement, comme cela avait été prévu. Julia surveillait sur l’ensemble de ses écrans le convoi, les vidéos surveillance des avenues qui allaient être empruntées et le tumbler depuis lequel elle voyait ce que Bruce voyait.

—    Un barrage est en formation sur la troisième, alerta-t-elle soudain. Un camion en feu barre l’itinéraire initial, ils veulent le forcer à prendre la cinquième.

—    C’est un vrai coupe-gorge, releva Bruce. J’y vais.

Julia vit sur ses écrans le tumbler démarrer, puis le convoi obligé d’emprunter la cinquième qui était une voie souterraine.

—    Deux camions suspects, décrivit-elle en observant ses écrans. Un camion-benne et un autre de transport de marchandises.

—    Compris.

Tandis que le convoi avançait sur la cinquième, le camion-benne se mit à serrer les voitures de polices derrière le fourgon blindé jusqu’à les envoyer contre le muret de séparation des voies à double sens. Le camion de marchandises se mit soudain à accélérer et prit la voie à contresens afin de rattraper le fourgon blindé pour venir se poster à sa hauteur. La porte coulissante du camion s’ouvrit, des tirs commencèrent à fuser sur le blindage du convoi.

—  Débarrasse-toi du camion-benne, lui conseilla-t-elle vivement.

Le Batman donna un coup d’accélération et enfonça l’avant du tumbler sous le camion-benne. Celui-ci fut soulevé, puis le tumbler passa dessous, ce qui fit valser le camion-benne à l’arrière. Pendant ce temps, les tirs continuaient sur le fourgon, avec des armes de plus en plus massives.

—    Ils sortent un lance-rocket ! s’inquiéta Julia en identifiant l’arme via les caméras du tumbler.

Tandis que les hommes du Joker chargeaient l’arme lourde, Bruce appuya une nouvelle fois sur l’accélérateur, puis activa la propulsion. Le tumbler fit un bond, se servant de la voiture de police juste devant lui comme tremplin, et prit la rocket sur le côté à la place du fourgon blindé. Il atterrit devant le convoi, se déporta sur le côté et fit plusieurs tonneaux avant de retomber sur ses roues. L’écran qui gérait le tumbler s’alluma de tous les voyants rouges possibles et imaginables. Julia prit alors le contrôle du véhicule qu’elle finit par immobiliser sur la bande d’arrêt d’urgence.

—    Parle-moi, lui ordonna-t-elle avec un sang-froid pour cacher son angoisse.

—    Je vais bien, confirma-t-il.

—    Prépare-toi pour la procédure d’éjection automatique, le prévint-elle.

Julia effectua une série de manipulations sur son clavier.

—  Vas-y, lui dit-elle en guise de signal.

Les roues avant du tumbler se mirent à tourner dans le vide. Le Batman tira sur une première manette, puis tira sur deux autres manettes jaunes et noires. L’avant du tumbler s’ouvrit, et les deux roues du tumbler partirent avec l’avant du châssis qui se transforma en moto. L’engin partit en trombe dans le long tunnel de la cinquième afin de rattraper la distance avec le convoi. Julia activa ensuite l’autodestruction du reste de la carcasse du tumbler pour ne laisser aucune trace de sa technologie.

—    Le convoi est ressorti à la surface, il prend Park Side Avenue, lui indiqua Julia. Coupe par le Mall pour les rattraper.

—    Compris.

La moto fila à toute vitesse au travers de la cinquième.

—    L’hélicoptère de la police a le fourgon en visuel, décrivit-elle. Il bifurque sur la soixante-douzième. Qu’est-ce que…

—    Que se passe-t-il ? demanda-t-il rapidement.

—    Merde, murmura-t-elle en ouvrant un nouveau canal de communication en direction de l’hélicoptère.

—    Ici Julia Thorne de la brigade anti-crime, alerta-t-elle. Changez de cap, tout de suite !

Mais il était trop tard. Des câbles avaient été tirés en travers de l’avenue et l’hélicoptère les percuta de plein fouet ; le pilote perdit le contrôle de l’engin qui vint s’écraser au sol devant le fourgon qui traversa les flammes et continua sa route, toujours poursuivi par le camion de marchandises. Le Batman avait quitté la cinquième et prit l’itinéraire conseillé par sa coéquipière. Il traversa les larges couloirs du rez-de-chaussée du centre commercial à toute vitesse, et ressortit pour atterrir sur la soixante-douzième, juste en face du fourgon et du camion. Il accéléra, puis activa des câbles éjectables qui s’accrochèrent sur l’avant du camion de marchandises. Il évita de justesse la collision, se faufila sous le camion et slaloma entre les lampadaires de la rue, puis détacha les câbles qui s’enroulèrent autour des larges poteaux noirs. Il freina et se retourna pour faire face à l’avenue. Les câbles se tendirent et le camion se retourna entièrement sur l’avant.

Julia ouvrit un troisième canal de communication :

—    Tenez-vous prêt, dit-elle simplement.

Le fourgon s’arrêta un peu plus loin et le conducteur s’extirpa de la cabine armé et prêt à tirer. Le Joker sortit du camion retourné, s’empara d’un fusil mitrailleur et se mit à tirer devant lui. Le Batman accéléra tout à coup en direction du dément.

—    Ne fais pas ça ! s’écria Julia à l’adresse de Bruce. C’est ce qu’il cherche ! Nous faire abandonner nos principes !

Bruce ne l’écouta pas et continua d’accélérer droit sur le Joker ; il avait une chance de mettre fin à tout cela vite et bien. Mais au dernier moment, il évita la collision et dérapa ; Julia avait raison, c’est ce que le Joker voulait, lui faire abandonner ses valeurs. Il tomba brutalement de la moto et fut assommé sur le coup. La communication radio coupée, Julia retint sa respiration, n’ayant plus que les images retransmises par les caméras vidéo de surveillance de la ville et le flux radio de la police qu’elle continuait d’écouter en continu. Elle repéra le Batman à terre et inconscient. L’un des hommes du Joker s’approcha de lui, puis tendit la main pour enlever le masque du Batman ; une décharge électrique secoua le sbire, le désorientant. Julia assistait impuissante à la scène, ses lèvres murmuraient en boucle « lève-toi » alors que le Joker, amusé par le piège dans lequel était tombé son acolyte, poussait ce dernier sur le côté et s’agenouillait aux côtés du Batman qui reprenait enfin lentement connaissance. Le Joker glissa un couteau sous sa gorge, mais il fut stoppé net par le canon d’un fusil qui fut braqué sur sa nuque. Le fou fut fermement saisi par l’agent qui provenait du fourgon.

—    On l’a eu, lança celui-ci d’une voix reconnaissable.

—    Bravo Gordon, lui dit Julia avec un profond soupir de soulagement via le troisième canal de communication sécurisé. On a réussi.

Julia s’affala dans son fauteuil, exténuée mais soulagée du dénouement de cette folle course-poursuite. Elle plongea son visage entre ses mains moites de sueur due au stress et se mit à rire de nervosité pour relâcher l’immense pression qui l’avait étreinte tout ce temps.

Le Joker fut arrêté et amené au quartier général de la G.C.P.D. tandis que Jim Gordon, qui s’était fait passer pour le conducteur du fourgon, libérait le procureur Dent qui eut la frayeur de sa vie à l’intérieur du convoi. Le Batman avait disparu, la presse se réunit rapidement sur les lieux. On voulait interroger le procureur afin de savoir s’il avait été dans la confidence, s’il avait sciemment collaboré avec le Batman ou si c’était un coup de la providence. Dent n’eut qu’une remarque :

—    Je savais seulement que le Batman allait faire le bon choix.

—    C’est-à-dire ? demanda un journaliste.

—    Me sauver les miches, bien sûr !

Puis Harvey rejoignit une voiture de police banalisée qu’on lui avait préparé pour le ramener chez lui.

Quant à Julia, son taux d’adrénaline fut renouvelé par l’incommensurable joie qu’elle ressentit une fois que le stress fut passé : ils avaient réussi à coincer le Joker. Elle récupéra son téléphone qu’elle fourra dans son sac ; elle n’avait qu’une hâte, c’était de retrouver Bruce chez lui. Elle redescendit aussitôt des combles sans remarquer le voyant lumineux qui clignotait à l’entrée de sa cachette secrète.

Une fois le Joker sous les verrous, tous les policiers le haranguèrent violemment : il avait tué tant des leurs qu’ils n’avaient qu’une seule envie, c’était de le voir condamné à la peine capitale dans les plus brefs délais. Cependant, Gordon déboula dans la salle de détention, furieux :

—    Tout le monde s’écarte ! Je ne veux pas que son avocat me le sorte pour un vice de procédure !

Les policiers se calmèrent aussitôt, l’inspecteur avait raison. On amena d’autres sbires dans la cellule, dont un qui se plaignait de maux de ventre et qu’on fit taire. Le maire arriva quelques instants plus tard afin de constater, l’œil réjoui, la capture du dément qui avait terrorisé sa ville, et rejoignit l’inspecteur.

—    Alors comme ça, on est plus mort ? lui lança le maire en serrant la main de Gordon.

—    C’était pour protéger ma famille, marmonna Jim avec embarras.

—    Je comprends, répondit celui-ci. Bon, pas de repos pour les braves ! Je veux vous voir dès demain à votre poste, Monsieur le commissaire !

Les policiers présents firent une ovation pour l’inspecteur. On vint lui serrer la main, fiers de leur nouveau commissaire. Gordon était gêné, mais reçut malgré tout avec bonheur la reconnaissance de son travail et surtout de son coup de poker. Le Joker, assis sur l’unique banc de la cellule à barreaux ouverts, se mit à l’applaudir, l’air sombre accentué par son maquillage à moitié effacé par la transpiration, son éternel sourire lui donnant un air mauvais.

Gordon remonta dans son bureau et s’avachit dans une chaise, exténué. Il passa ses mains sur son visage, puis activa l’oreillette que Julia lui avait donnée, mais il n’y avait aucun signal. Elle avait dû rentrer chez elle se reposer, tout comme il s’apprêtait à le faire lui-même ; il allait enfin pouvoir retrouver sa femme et ses enfants qui le croyaient mort à son plus grand regret. Il savait que sa femme le lui reprocherait d’abord, pour ensuite, il l’espérait de tout cœur, tomber dans ses bras de soulagement. Il n’avait plus que cette idée en tête : retrouver la chaleur de son foyer pour serrer sa famille et ses enfants dans ses bras aussi fort que l’était son amour pour eux.

Toutefois, il voulut se rendre sur le toit de l’immeuble avant de rentrer dans la sécurité de sa maison afin d’activer son seul moyen de communication avec le Batman : son projecteur artisanal. Une fois sur le toit, il enclencha le vieux projecteur qui afficha en ombre chinoise la chauve-souris stylisée sur les nuages sombres de la nuit et attendit une quinzaine de minutes, jusqu’à ce que la silhouette sombre du Chevalier noir apparaisse de l’autre côté du toit.

—    Je voulais vous confirmer qu’on l’avait bien eu, déclara Gordon avec fierté et soulagement.

—    Vous m’avez sauvé, cette fois-ci, répondit-il de sa voix rauque.

—    C’est grâce à Julia, elle est douée pour faire disparaître quelqu’un ! s’exclama Jim dont les yeux pétillèrent à l’évocation de sa collègue. Elle a profité de la fusillade lors de la cérémonie pour me faire passer pour mort. Elle a même réussi à berner les médecins en me donnant une pilule qui devait ralentir mon cœur, je crois. Elle a fait en sorte de me sortir de l’hôpital par la morgue, elle a fait ça à la perfection… D’ailleurs, ne lui en voulez pas, c’est moi qui lui ai fait promettre de ne rien dire à personne, pas même à vous.

Le Batman acquiesça d’un signe lent de la tête, dissimulant son sourire qu’il avait peine à retenir : il reconnaissait là bien l’ingéniosité de la jeune femme, ainsi que sa loyauté à toute épreuve envers ses co-équipiers, car Jim Gordon en faisait partie. Soudain, un appel parvint sur la radio du nouveau commissaire :

—  Commissaire Gordon, Monsieur Dent a disparu.

Ce fut comme recevoir un coup de massue alors qu’ils se réjouissaient tous à l’idée que cette affaire allait enfin pouvoir être classée. Jim se précipita à l’intérieur du quartier général et rejoignit la cellule principale de l’UHC, là où étaient gardés les criminels les plus dangereux avant leur transfert au centre pénitencier. Il ordonna qu’on mette le Joker en salle d’interrogatoire sécurisée. Une fois le prisonnier prêt, menotté et assis dans la salle en question, Gordon entra et referma la porte. Seule la lampe devant la porte, ainsi qu’une petite lampe de bureau posée sur une table vide étaient allumées. Il vint s’asseoir en face du Joker, simplement séparés par la table d’interrogatoire.

—  Harvey Dent n’est jamais rentré chez lui, dit-il enfin d’un air grave.

Jim avait peine à se contenir, mais il se devait de mener cet interrogatoire avec efficacité s’il voulait retrouver le procureur indemne, où qu’il puisse être.

—  Naturellement, répondit le Joker.

—  Qu’est-ce que tu en as fait, dis-moi ?

—  Moi ? s’exclama le dément avec un air faussement surpris. Je ne suis pas sorti d’ici.

Il brandit ses mains menottées comme preuve de son innocence, ce qui ne fit qu’attiser la colère du policier dont les yeux jetaient des éclairs. Gordon dut déployer une force surhumaine afin de garder son calme.

—    Et vous, à qui l’avez-vous laissé ? interrogea-t-il à son tour le commissaire Gordon. Votre équipe sympathique ? en supposant qu’ils soient toujours à vous, ces braves gens… et pas à Maroni.

Le Joker se mit à sourire car il savait qu’il visait un point sensible : la corruption des forces de police.

—    Est-ce que cela ne vous déprime pas, monsieur le commissaire, de constater à quel point vous êtes seul ? poursuivit le fou. Vous vous sentez responsable des mésaventures actuelles de Harvey Dent…

Le Joker parlait d’une voix lente, comme s’il voulait apprécier la réaction que créait chacun de ses mots sur le commissaire qui avait de plus en plus de mal à se contenir.

—    Où est-il ? l’interrompit Gordon avec nervosité.

—    Il est quelle heure ? lui demanda le Joker en retour, sur le ton de la conversation alors qu’il s’appuyait contre le dossier de sa chaise, les mains toujours menottées à la table.

—    Qu’est-ce que ça peut faire ? grinça des dents Jim Gordon.

—    Ben, c’est parce que selon l’heure il peut être à un endroit ou en plein d’autres, répondit tout naturellement le dément.

Gordon lui lança un regard de défi, se leva, puis sortit de la poche de sa veste une clef qu’il utilisa pour retirer les menottes du Joker.

—    Si tu as envie de jouer, moi, j’aurais besoin d’un café, fit Gordon en se dirigeant vers la porte de la salle d’interrogatoire.

—    Ah ! s’exclama joyeusement le fou. On va jouer au gentil flic, méchant flic !

—    Pas tout à fait, répondit Gordon avant de refermer la porte derrière lui et de rejoindre l’arrière de la vitre sans teint.

Subitement, la totalité des lumières s’allumèrent dans la pièce, aveuglant quelques instants le Joker dont la tête fut violemment projetée contre la table. Il poussa un grognement de douleur et lorsqu’il la releva, il aperçut en face de lui le Batman.

—    En dernier, la tête, lui conseilla-t-il alors. Ça trouble beaucoup la victime, elle ne sent plus…

Le Batman frappa du poing la main du Joker posée sur la table, celui-ci se tut sous le coup. Le justicier s’assit en face du dément, l’air menaçant dans son costume entièrement noir qui grandissait sa silhouette et durcissait sa stature.

—    Tu vois…

—    Tu me veux, je suis là, l’interrompit le Chevalier noir de sa voix rauque.

—    J’étais curieux de savoir ce que tu ferais, lui dit alors le Joker en reprenant le ton de la conversation. Et je suis loin d’être déçu.

Il se mit à sourire largement.

—    Tu as laissé mourir cinq personnes, poursuivit-il avec engouement. Tu as aussi laissé Dent prendre ta place, même un gars dans mon genre trouve ça dur…

—    Où est Dent ? l’interrogea le Batman, imperturbable.

—    Ces crétins de la pègre veulent que tu disparaisses pour revenir au « bon vieux temps », continua le Joker sans prendre en compte la question qui lui était posée. Mais je suis réaliste, le passé, c’est le passé : tu as changé les choses, à jamais.

—    Alors pourquoi vouloir me tuer ? l’interrogea le Batman.

Le Joker éclata soudainement de rire. Le commissaire Gordon, qui observait l’interrogatoire avec plusieurs autres de ses collègues derrière la vitre sans teint, ne put s’empêcher de se dire que c’était un véritable malade mental.

—    Mais je ne veux pas te tuer ! s’exclama joyeusement le Joker. Qu’est-ce que je deviendrais sans toi ? Je recommencerais à racketter les dealers de la pègre ? Non, non… Non. Toi, tu me complètes.

Le Joker paraissait croire en son discours comme en une vérité indubitable.

—    Tu n’es qu’une ordure qui tue pour de l’argent, lui asséna le Batman avec hargne.

—    Ne parle pas comme eux, le contredit le Joker en désignant la vitre. Ce n’est pas toi. Même si tu en rêves. À leurs yeux, tu n’es qu’une bête de foire, comme moi. Pour l’instant, tu leur es utile, mais après…

Le Joker lui jeta un regard navré.

—    Ils te chasseront, lui murmura-t-il. Comme un pestiféré, au nom de leur moralité, leur « éthique ». Mais la bonne blague : poubelle, à la moindre petite emmerde. Ils n’ont que la bonté que le monde daigne leur donner. Tu verras… quand tout ira mal, ces gens soi-disant civilisés vont s’entredévorer.

Le Joker s’enfonça dans son siège en croisant les bras, comme s’il tenait une conversation parfaitement normale avec des amis.

—    Tu vois, je ne suis pas un monstre, conclut-il d’un ton naturel. Je n’ai fait que prendre les devants…

Le Batman se leva subitement et l’attrapa par le col de sa chemise, le fit passer par-dessus la table et le maintint suspendu dans les airs, son visage dominant celui du dément.

—    Où est Dent ? reprit-il d’une voix menaçante.

—    Tu t’imposes tant de règles, répondit le Joker qui continuait de sourire. Et tu crois qu’elles vont te sauver ?

Le Chevalier noir plaqua le dément contre le mur avec violence. Les hommes de Gordon eurent un sursaut, ils étaient prêts à intervenir si cela devait dégénérer. Le nouveau commissaire leur dit de ne pas bouger, qu’il maîtrisait.

—    Je n’ai qu’une règle, gronda le Batman avec rage.

—    Alors fais un effort pour l’oublier si tu cherches la vérité, déclara le Joker à moitié étouffé.

—    Précise, grinça des dents le Chevalier noir.

—    Le seul moyen de survivre dans ce monde est d’oublier les règles, lui répondit le fou. Ce soir, tu vas devoir oublier ta règle d’or.

—    C’est une possibilité, le menaça le Batman qui maintenait sa prise contre son cou.

—    Avec le peu de temps qu’il te reste, tu vas être obligé de jouer à mon petit jeu si tu veux sauver l’un des deux, poursuivit le Joker d’un air espiègle.

—    … Des deux ? reprit le Batman, soudain troublé.

—    Tu sais pendant un certain temps, j’ai vraiment cru que tu étais Dent, à la façon que tu avais de la dévorer du regard…

Le Joker se mit à rire d’un rire démentiel. Le Batman le projeta contre la table, prit la chaise et la coinça sous la poignée de la porte de la salle ; on ne jouait plus, il avait dépassé une limite qui était à ne surtout pas franchir. La peur et la colère l’avaient submergé d’un seul coup, doublé d’un sentiment de culpabilité : il considérait que c’était sa faute si elle devait être en danger.

—  Mais c’est qu’il se fâche ! s’exclama avec gaieté le Joker en se relevant difficilement.

À ce moment, Gordon comprit que l’interrogatoire dégénérait, puis il refit une tentative pour contacter Julia via son oreillette : elle ne répondait toujours pas.

—    Tu savais qu’Harvey lorgnait sur ta jolie petite copine ? lui lança le Joker avant que le Batman ne le saisisse par les cheveux et ne lui fracasse la tête contre la vitre sans teint qui se fissura sous le coup.

—    Où sont-ils ! hurla le Batman dans une colère noire, la peur et la haine l’ayant envahi tout à fait.

—    Tuer, c’est faire un choix, reprit le Joker sur le ton de l’amusement.

Le Chevalier noir lui asséna un coup de poing dans le visage qui renversa le fou à terre.

—    Où sont-ils ! répéta-t-il dans une colère noire.

—    Il va falloir choisir une vie plutôt qu’une autre, poursuivit le Joker qui jubilait face à la réaction du Batman. Ton grand ami le procureur, ou ta si séduisante petite amie…

Le Batman le frappa à nouveau au visage avec violence, mais le Joker se mit à rire de plus belle, le sang s’écoulant maintenant de sa bouche.

—    Tu n’as rien, aucun moyen de me faire peur, lui révéla le dément en riant aux éclats. Toute ta force est superflue…

Le Batman l’agrippa à nouveau par le col, apposa ses mains sur son cou, et commença à serrer ses doigts sur sa gorge.

—    Détends-toi ! lui lança alors le Joker, je vais te dire où ils sont, tous les deux ! ça tombe bien, tu vas devoir faire un choix.

Le Joker eut l’air de réfléchir une seconde pour se souvenir des adresses :

—    Lui, il est au 250, 52e rue ; et elle, sur l’avenue Hicks, à Cicéro, dit-il enfin.

Le Batman le relâcha d’un coup, se précipita sur la porte qu’il ouvrit à la volée, puis se dirigea vers la sortie arrière du commissariat où il avait laissé sa moto. Gordon, qui avait suivi l’interrogatoire avec la même angoisse pour sa collègue, le suivit en courant :

—    Qui allez-vous sauver ? l’interrogea le commissaire.

—    Julia, lui répondit-il en démarrant sa moto.

Gordon n’avait jamais vu le justicier aussi sombre qu’il l’était à ce moment-là.

—    On s’occupe de Dent ! lança-t-il en envoyant ses troupes au plus vite à l’adresse donnée.

Bruce accéléra dans les avenues, prit des rues à sens inverse, coupa par des ruelles pour atteindre au plus vite l’adresse où Julia devait être retenue. Sa mâchoire était serrée à s’en faire mal afin de ne pas céder à la peur. Il devait la sortir de là au plus vite. Lorsqu’il arriva enfin à l’emplacement indiqué, il sauta de sa moto et détruisit d’un violent coup de pied la chaîne qui retenait la porte d’un bâtiment désaffecté. Il s’engouffra dans la vieille bâtisse et se retrouva face à une immense pièce remplie de barils de pétrole, tous reliés par des fils et une bombe artisanale se tenait au milieu, posée sur l’un des tonneaux. Juste à côté de la bombe, il aperçut une chaise renversée, puis le corps d’Harvey Dent qui n’arrivait pas à se relever, solidement attaché à la chaise. Un baril était tombé et déversait le pétrole sur le sol, la moitié du visage du procureur baignait dedans. Le Joker avait inversé les deux adresses. Sa colère et sa peur étaient à leur comble, mais il ne pouvait rien faire d’autre que sauver le procureur tout en espérant que le commissaire arriverait à temps à la seconde adresse. Le Chevalier noir se dépêcha de détacher Dent de la chaise et le saisit à bras le corps pour le faire sortir. A peine dehors, le souffle de l’explosion les propulsa à terre, le pétrole sur le visage du procureur prit feu. Il fit son possible pour éteindre les flammes et sauver le procureur.

De son côté, Jim Gordon roulait à toute vitesse dans les rues de Gotham pour rejoindre l’adresse où il pensait trouver Harvey Dent. Il alla jusqu’à prendre les trottoirs afin d’éviter les embouteillages ou les barrages. Lorsqu’il arriva devant l’immeuble, il n’eut que le temps de sortir de la voiture, et tout le rez-de-chaussée fut soufflé par une vaste explosion qui réduisit l’immeuble en cendre, n’en laissant que l’armature. Il eut son propre souffle coupé : il était arrivé trop tard.

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