L'Oracle de Gotham - tome 2
Le lendemain, Julia donna rendez-vous à Maddie à son bureau de la Wayne Enterprise où elle allait préparer la jeune fille à sa mission. En présentant en quelques mots son projet à Lucius Fox, celui-ci lui avait arrangé un ordre de mission pour le démarchage auprès des établissements privés afin de leur proposer des tests et des améliorations. L’alibi de la nouvelle recrue était béton, elle pouvait se rendre dans la dizaine d’établissements que Julia avait ciblés sans éveiller leurs soupçons.
La jeune femme équipa sa complice d’une oreillette bluetooth connectée à son téléphone avec laquelle elle pourrait communiquer si jamais les interlocuteurs de Maddie posaient des questions trop pointues. Elle lui prépara également un discours simple, mais efficace et facile à retenir afin d’entrer dans les établissements. La jeune fille était douée en improvisation et savait broder autour de ce qu’on lui donnait sans pour autant en faire trop ; pour cela, Julia avait une grande confiance en son amie. De plus, la présence de l’oreillette rassurait grandement la jeune fille, de même que la présence physique de Julia qui l’amènerait devant chaque établissement.
Il était neuf heures lorsqu’elles arrivèrent devant le Bay Finster, dans le Downtown. C’était l’un des établissements les plus réputés de la ville pour les jeux d’argent, le plus huppé également. Maddie inspira profondément, engoncée dans un tailleur que lui avait prêté Julia et qui la serrait un peu à la poitrine et aux hanches.
— Tout va bien se passer, la rassura Julia.
— Allez, c’est parti, lâcha Maddie en sortant de la voiture.
D’un pas assuré, Maddie se présenta à l’accueil prête à déballer le discours prêt à l’emploi de Julia. Elle se présenta d’abord brièvement à l’hôte d’accueil et demanda à voir le responsable de la sécurité informatique, voire le directeur s’il était disponible. On lui en demanda la raison, elle resta d’abord évasive, ne mentionnant que l’entreprise pour laquelle elle travaillait, elle réservait son énergie face à ceux qu’il fallait convaincre. L’hôte l’accompagna alors jusqu’à un bureau où on la fit attendre une dizaine de minutes. Un homme d’une cinquantaine d’années la rejoignit, se présenta comme étant le chef de la sécurité de l’établissement et l’invita à présenter la raison de sa venue. Avec assurance, Maddie abattit une à une ses cartes pour persuader le responsable de l’importance de sa visite. Elle lui proposa une simple vérification du système informatique et de sa sécurité en effectuant un crash-test basique. Si le système passait le test, elle proposerait de simples mises à jour et sécurités complémentaires afin de rendre le démarchage crédible ; si le système révélait des failles, il lui était facile de justifier sa présence en proposant une remise à niveau et de combler ces failles. Au creux de son oreille, Julia lui soufflait les termes techniques à utiliser, même si la jeune fille s’en sortait déjà à merveille. Julia avait caché dans sa clef USB le programme de création de la backdoor tandis qu’un autre programme testerait le système de sécurité. C’était indétectable, infaillible.
Le chef de la sécurité prit un instant avant de répondre qu’il souhaitait en discuter avec le directeur de l’établissement, qu’il appela sur son téléphone. Leur échange fut bref, mais Maddie contint sa joie lorsqu’elle comprit qu’il avait donné son aval. Le responsable la conduisit alors dans la salle où se trouvait l’ensemble des serveurs et ordinateurs qui géraient la sécurité de l’établissement. La jeune fille fut installée devant l’un des ordinateurs principaux. Elle sortit la clef USB, tout ce qu’il y avait de plus ordinaire ; elle l’inséra dans l’un des ports USB de l’ordinateur, elle sentait le regard appuyé du responsable de la sécurité sur elle. Lorsqu’une fenêtre ne contenant qu’un programme s’ouvrit, elle double-cliqua dessus comme le lui avait indiqué Julia et lança le crash-test qui servait de couverture. Un employé du service informatique s’assit aux côtés de la jeune fille sur ordre du chef de la sécurité ; il observa le programme lancé, le protocole suivi et les données récoltées. L’employé fit un signe de tête positif au responsable. Tout était sous contrôle.
— Votre système est opérationnel, il détecte bien les intrusions, confirma Maddie avec professionnalisme. Si vous le souhaitez, je peux vous conseiller une extension personnalisée à votre pare-feu.
— Pourrez-vous nous faire un devis pour cette extension et sa mise à jour régulière ? proposa le responsable, intéressé.
— Bien sûr, je vous l’envoie dans le courant de la semaine, répondit-elle avec l’aval discret de Julia dans son oreille, un sourire commercial s’élargissant sur son visage.
Maddie retira la clef USB et cocha des cases sur une tablette prêtée par Julia, simulant la mise en place du devis.
La jeune fille ressortit au bout d’une petite heure du casino, plus que satisfaite de son manège. Elle se dirigea vers la voiture de son amie qui la félicita : Julia affichait un grand sourire satisfait. Elle avait déjà vérifié que la backdoor informatique fonctionnait. Elle démarra la voiture pour se rendre au prochain établissement qu’elle devait visiter.
Les deux femmes terminèrent leur tournée sur les coups de vingt-et-une heures ; heureusement que les casinos ouvraient essentiellement le soir, se dirent-elles, elles n’auraient pas voulu finir leur tournée le lendemain.
— Tu as été parfaite, lui dit Julia en la ramenant chez elle.
— J’ai adoré ! J’avais l’impression d’être toi pendant une journée, c’était tellement excitant, s’enthousiasma Maddie.
— Voici ton contrat, tu pourras le lire et le signer chez toi, poursuivit Julia en lui tendant une liasse de documents. N’hésite pas si quelque chose te chiffonne. Tu peux commencer dès demain si tu le souhaites aussi. Toutes les informations sont là-dedans.
Maddie prit les documents et eut un reniflement ému :
— C’est la première fois qu’on m’offre un travail sans entretien ni rien, dit-elle avec reconnaissance.
— Considère que la journée d’aujourd’hui fut ta période d’essai, répondit Julia avec un clin d’œil.
Maddie se jeta à son cou, la remerciant mille fois, puis quitta le véhicule qui allait repartir en direction du Downtown lorsque la jeune fille tapa contre la vitre avant :
— Je dois te rendre ton tailleur ! s’exclama-t-elle inquiète une fois la vitre abaissée.
— Tu me le rendras une prochaine fois, la rassura Julia.
— Et au fait, ajouta Maddie, je pourrais avoir une avance sur salaire ?
La jeune femme se mit à rire.
— Je vais voir ce que je peux faire, lui promit-elle.
Le visage de Maddie s’illumina derrière la vitre qui remontait.
Julia se réjouissait maintenant de rentrer afin de récolter le fruit de leur labeur. Lorsqu’elle déposa sa sacoche sur la table du hall d’entrée, elle aperçut un mot laissé par son compagnon : « En vadrouille ce soir, ne m’attend pas pour manger. B. »
— Bonsoir mademoiselle Julia, la salua Alfred avec gentillesse.
— Bonsoir Alfred, lui sourit-elle.
— Longue journée à ce que je vois, dit-il en jetant un œil à sa montre à gousset.
— Oui, mais fructueuse, j’espère ! s’exclama-t-elle avec entrain.
Julia eut le réflexe de mettre ses écouteurs et d’ouvrir un canal de communication via l’extension de son programme sur son téléphone :
— Besoin d’un coup de main ? demanda-t-elle naturellement.
— Pas ce soir, je fais un tour de routine dans les quartiers sensibles, répondit-il.
— Fais attention alors, dit-elle, une pointe d’inquiétude dans la voix.
— Je t’avertis si j’ai besoin.
La communication fut coupée ; Alfred vit une ombre passer devant les yeux de la jeune femme, la même à chaque fois que Bruce effectuait sa ronde de nuit en solitaire, guettant des crimes de second ordre, maintenant sa présence avec régularité dans les rues de Gotham City, tout en évitant la police. Une ombre soucieuse pour son compagnon qui risquait sa vie et sa santé nuit après nuit. En se risquant elle aussi dans des opérations telles que celle sur le trafic d’armes, c’était certainement sa manière à elle d’agir et d’aider le justicier, se disait l’Anglais avec un soupir. Et s’occuper de ces deux-là, c’était sa façon à lui de participer.
Alfred invita la jeune femme à manger dans la cuisine en sa compagnie ; il avait préparé des papillotes de lotte au citron confit accompagnées d’un riz parfumé et d’une julienne de légumes. Depuis longtemps conquise par les talents culinaires d’Alfred, leur discussion s’anima sur la meilleure recette du beurre persillé pour accompagner un poisson ou une viande. Le débat fut vif, surtout que la recette n’était pas tout à fait la même selon le plat accompagné.
— Je vais prendre une douche, dit-elle enfin à la fin du repas. Pourrais-je m’installer au salon avec mon ordinateur portable ?
— Évidemment. Souhaiterez-vous que je vous apporte un peu de thé ? enchaîna-t-il avec prévenance.
— Plutôt du café, répondit la jeune femme après réflexion.
— Très bien, mademoiselle.
Julia monta à l’étage ; elle retira sa tenue de travail, sa jupe, son chemisier, ses talons, ses bas et pour finir ses sous-vêtements. Elle laissa le tout traîner au sol, elle rangerait après. Elle entra dans la douche italienne et ouvrit le robinet. L’eau se mit à pleuvoir du plafond de la douche en une pluie fine et douce. Julia adorait cette douche, elle avait la sensation de se laver sous une pluie d’été, comme quand elle était petite fille et qu’elle courait dans le petit jardin bordé d’oliviers, dansant sous la pluie rafraîchissante tandis que sa mère la rejoignait avec une serviette, riant aux éclats. Elle leva la tête et laissa les gouttes ruisseler sur sa peau, dans ses cheveux, le long de son dos. Elle entendait presque à nouveau le rire cristallin de sa mère dans le bruissement de l’eau qui coulait. Elle secoua la tête pour chasser de son esprit cette vision, puis attrapa la bouteille de gel douche, il y en avait une spécialement pour elle à la fleur de cerisier ; Bruce avait fait en sorte qu’elle se sente chez elle à chaque fois qu’elle venait. La jeune femme prit le temps de se savonner, utilisant la fleur de douche si douce au contact de sa peau. Mais tandis qu’elle essayait de se détendre, ses pensées ne cessaient de tourner dans sa tête. Des réflexions lui revenaient sans raison apparente, comme le fait que Bruce l’ait confondu avec la braqueuse, ou encore le récit du Joker à propos du séjour de sa sœur à l’asile. De ne pouvoir comprendre ce qui reliait tous les éléments entre eux l’agaçait au plus haut point. Elle ferma le robinet, la pluie cessa. Elle attrapa à tâtons une large serviette et s’y enveloppa ; une légère odeur boisée l’enroba, elle sourit. Elle avait pris sa serviette. Son odeur y était restée, légère, mais enivrante. C’était la seule chose qui avait le pouvoir d’apaiser son esprit : sa présence, sa chaleur, son odeur, sa voix, tout son être, malgré son côté envahissant et surprotecteur qui, au fond, la touchait plus qu’elle ne voulait le reconnaître.
Tout à coup, une ombre passa sur son visage : une ride soucieuse se dessina sur son front tandis qu’une pensée angoissante qui lui était familière lui était venue : l’abandonnerait-il si elle baissait sa garde ? Elle savait pertinemment que certains de ses comportements pouvaient être rebutants, et elle agissait souvent de manière à saboter ses relations. Cela avait été le cas avec ses précédents compagnons. Elle se mit à ricaner toute seule : pouvait-elle vraiment les nommer ainsi ? Elle n’avait jamais couché plus d’une fois avec chacun d’entre eux, et aucun n’avait réussi à passer ses barrières mentales et physiques. Bruce était le seul à avoir réussi à la faire… vibrer. Et c’était ce pouvoir qu’il avait sur elle qui la refreinait, comme si son corps, par instinct, se refusait à un total lâcher-prise, à une confiance pleine et entière. Elle inspira profondément, son nez plongé dans la serviette, comme si elle voulait s’imprégner entièrement de cette mâle odeur. S’il devait s’en aller un jour… elle y survivrait, elle le savait, comme elle l’avait toujours fait jusque-là ; mais il lui laisserait également un sentiment de vide, de manque immense, presque aussi grand que celui que sa mère avait laissé lorsqu’elle était morte, ou encore celui laissé par sa sœur disparue. Quelques larmes se mirent à rouler le long de ses joues, qu’elle essuya tout aussitôt. S’apitoyer ne servait à rien.
Elle sortit de la salle de bain vêtue du peignoir du trentenaire, trop grand, mais chaud. Ses cheveux étaient humides et sombres, parfaitement démêlés et lui arrivaient au milieu du dos. Elle resta pieds nus, resserra le peignoir autour de sa taille et redescendit pour se rendre dans le salon. Sa démarche était légère et discrète, sur la pointe des pieds. Elle s’installa dans le canapé, un genou relevé sous son menton qui sortait du peignoir. La jeune femme ouvrit une fenêtre et accéda au système de sécurité du premier casino visité. Elle effectua quelques recherches, mais fut vite confrontée à une sécurité supplémentaire qu’elle avait espéré contourner : certains accès étaient protégés par un mot de passe.
— Il va falloir que je cracke tout cela, murmura-t-elle en soupirant. Et j’imagine que tous les casinos vont présenter ces sécurités.
Elle vérifia avec rapidité, mais à chaque fois elle était bloquée à une étape ou une autre de ses recherches par des niveaux de sécurités. Pour chaque établissement, elle lança un programme pour récupérer les différents mots de passe. Cela allait prendre du temps, puisque le programme en question testait à vive allure toutes les combinaisons possibles de mots de passe. Il déterminait d’abord le nombre de caractères requis, puis insérait les combinaisons avec variations. Toutefois, son logiciel avait beau être ultra rapide, il y avait des milliards de combinaisons possibles : cela pouvait prendre plusieurs mois en tournant non-stop à plein régime. Elle aligna en série l’ensemble des fenêtres où le logiciel était en fonctionnement sur son écran afin que dès qu’un accès serait déverrouillé, elle puisse le voir tout de suite.
Un morbier moderne de bois teinté en blanc qui trônait dans le salon indiquait minuit moins cinq. Julia savait qu’il ne servait à rien de rester devant l’écran cette nuit, qu’il faudrait du temps pour cracker l’un des codes d’accès, mais elle restait tout de même assise en tailleur devant son petit ordinateur portable, ses yeux hypnotisés par le défilement des access denied qui s’enchaînaient. Alfred lui avait apporté une tasse de thé, après les trois cafés qu’elle avait demandé. Ce n’était pas raisonnable qu’elle fasse une nuit blanche, lui avait-il dit. Il avait raison. Mais l’Anglais avait bien compris qu’elle ne restait pas pour ce qu’elle était en train d’effectuer sur son ordinateur, mais bien plutôt pour attendre Bruce, tout comme il le faisait lui-même. Pourtant, il ne rentrerait certainement pas avant deux ou trois heures du matin.
Les pensées défilaient dans sa tête, l’une chassant l’autre, certaines tournoyaient sans cesse, pour s’éteindre et renaître sous une autre forme, par un autre biais. Soudain, elle ressortit les vidéos surveillance du braquage du Harlow’s casino et repassa les différentes bandes. Julia effectua une capture d’écran où elle avait essayé de zoomer sur le visage de la femme blonde à un moment où elle faisait presque face à la caméra. Elle démarra un logiciel de traitement d’image et entama une série de manipulations pour l’améliorer et modéliser son visage une fois son masque ôté. Elle y passa bien deux heures pour un résultat qui ne la satisfaisait pas, mais qu’elle ne pouvait cependant quitter des yeux un seul instant : étrangement, ce visage était le sien sans l’être. Était-ce possible que…
— Toujours pas couchée ? dit une voix derrière elle, accoudé au dossier du canapé.
Julia releva vivement la tête et aperçut Bruce, l’air fatigué, un polo noir à manche longue et un pantalon marron enfilés à la hâte, le col et les manches déboutonnés. Les cernes sous ses yeux assombrissaient leur couleur marron, donnant une profondeur supplémentaire à son regard. Julia lui sourit.
— Comment s’est passée ta ronde ? lui demanda-t-elle tandis qu’il prenait place à ses côtés.
— Plutôt tranquille, répondit-il. Il y a eu malgré tout deux cambriolages que j’ai pu arrêter, et j’ai repéré un plus grand nombre de dealers de drogue dans les quartiers de Crime Alley, il nous faudra garder un œil dessus.
— En effet, si l’offre augmente, c’est qu’il doit y avoir de nouveaux fournisseurs en ville, commenta-t-elle.
— Et toi, comment a été ta journée ? l’interrogea-t-il en replaçant l’une de ses mèches de cheveux qui avait naturellement bouclé derrière son oreille.
— Elle fut longue, s’exclama-t-elle en roulant des yeux. Mais j’espère qu’elle sera fructueuse au final. Maddie s’en est sortie à merveille.
Julia lui montra alors ce qu’elle avait lancé comme procédure.
— Ainsi, tu es en train de hacker une dizaine de casinos sous mon toit, releva-t-il d’un air amusé.
— Oui, répondit-elle sans aucun scrupule. Et comme cela, tu vois comment on procède.
— Cela m’a surtout l’air d’être très long, fit-il remarquer.
— Plus le mot de passe est complexe, plus cela prend du temps à le trouver, confirma-t-elle. Mais cela reste une contrainte de temps, rien de plus.
— Il ne sert donc à rien que tu restes devant ton écran, ajouta-t-il en se rapprochant de la jeune femme.
Il écarta délicatement ses cheveux qui avaient bouclé sur son épaule, frôlant de ses doigts sa nuque, pour déposer un baiser dans le creux de son cou. Elle eut un agréable frisson qui la parcourut le long de son dos jusqu’à la racine de ses cheveux. Sa main vint ensuite caresser son menton, puis sa joue et lui faire tourner son visage vers lui pour l’embrasser, mais Julia eut un instant d’hésitation. Bruce sentit son malaise.
— Parle-moi, murmura-il simplement à son oreille.
— Qu’est-ce qui te plaît chez moi ? demanda-t-elle de but en blanc.
Le milliardaire haussa un sourcil, étonné par la question.
— Tu n’es pas désagréable à regarder, dit-il d’un ton amusé.
— S’il te plaît, je suis sérieuse, le reprit-elle.
— Ta détermination, répondit-il alors. Ton esprit, ta logique. Ta loyauté, ton sens de la justice… et le fait que tu ne recules devant rien pour atteindre tes objectifs.
La jeune femme le fixa de ses yeux verts, les sourcils légèrement froncés.
— Tu as couché avec beaucoup de ces femmes avec lesquelles tu t’affichais ? lui demanda-t-elle ensuite, curieuse.
Bruce haussa d’autant plus les sourcils, surpris par la nature de ses questions.
— Non, une, peut-être deux, répondit-il du tac au tac. Et toi, tu as eu beaucoup d’autres histoires avant moi ? demanda-t-il intrigué afin de retourner l’interrogatoire.
— Que des aventures sans lendemain, répondit-elle. Dès que cela devenait sérieux, je coupais les ponts.
— J’ai eu de la chance alors, releva-t-il en riant.
— C’est vrai que ce fut particulier avec toi, avoua-t-elle. Tu m’attirais, mais je ne savais pas vraiment pourquoi…
— Mon portefeuille n’y était-il pour rien ? lança-t-il, amusé.
— Pour rien du tout, cela me freinait au contraire ! s’exclama-t-elle. Ta notoriété, ton argent… Pouah, tout ce que je voulais éviter, car cela mettait mon objectif en péril. Par contre, tu avais du charisme…
— J’avais ? releva-t-il encore.
Julia se mit à rire.
— Tu en as toujours, dit-elle, ses traits s’adoucissant enfin.
Le malaise était passé ; Bruce saisit à nouveau son visage et approcha ses lèvres des siennes. La jeune femme lui rendit son baiser avec un peu plus de fougue, jusqu’à se laisser tous les deux emporter par leur désir. Bruce passa sa main sous le tissu du peignoir, caressant son ventre nu, puis remontant lentement vers sa poitrine ; de son côté, Julia lui ôta son polo et l’attira à elle dans un baiser passionné. Il allait la saisir dans ses bras pour l’emmener dans sa chambre lorsqu’une alerte se déclencha sur l’écran d’ordinateur. Un code d’accès avait été déverrouillé pour l’un des casinos. La jeune femme s’échappa de ses bras et sauta sur le clavier pour entrer dans le système dont les portes lui étaient jusque-là fermées.
— C’est l’un des casinos du Midtown, décrivit-elle.
Elle parcourut plusieurs dossiers, ouvrit des fichiers, examina des données précises. Bruce la regarda faire, apercevant certaines informations qu’il comprenait, mais ne saisissant pas toutes les subtilités que la jeune femme étudiait avec rapidité.
— Alors là… murmura-t-elle avec fascination.
— Qu’y a-t-il ? l’interrogea Bruce avec intérêt.
— Elle est maline, vraiment maline, commenta-t-elle. Ce casino a aussi été braqué il y a plusieurs semaines. Mais avec ce que je vois là, je peux en déduire que les braquages ne sont qu’une façade : ce n’est pas l’argent liquide qui l’intéresse, mais des informations privées sur l’ensemble des dirigeants des casinos, leur gestion, tout, pour ensuite les faire chanter. Ils n’ont aucun intérêt à déclarer les vols à la police… Et ils sont forcés de travailler pour elle.
Bruce l’interrogea du regard.
— Depuis le braquage de ce casino, des transactions sont très régulièrement effectuées vers un même compte inconnu, expliqua-t-elle en montrant un fichier en particulier. Des sommes conséquentes tirées des bénéfices de l’établissement. Elle a promis à la pègre de lui renflouer les caisses… Voilà comment elle s’y est prise.
— Elle a soumis tous les casinos qu’elle a pu attaquer pour créer un revenu fixe, conclut le trentenaire. En effet, c’est très malin.
— Cela explique qu’elle ait pu se procurer autant d’armes et de matériel, elle avait une sacrée garantie à leur proposer, ajouta-t-elle.
— À se demander si elle n’aurait pas une ambition plus élevée, continua-t-il en réfléchissant de concert avec sa compagne.
— Prendre la tête de la pègre de Gotham City, peut-être ? suggéra Julia en hochant de la tête.
Ils se regardèrent, à la fois excités par leur découverte et inquiets de ce que cela signifiait.
— Il faudrait maintenant trouver un moyen de la trouver et de la coincer, fit Bruce.
— Je vais commencer par le numéro du compte auquel sont adressées les transactions, répliqua Julia. De ton côté, il va falloir filer les principaux membres de la pègre pour savoir s’ils la rencontrent. Nous devons découvrir qui elle est.
— Nous avançons, dit-il enfin en souriant.
Elle lui sourit à son tour, puis ils s’embrassèrent à nouveau, avec force, emportés tous les deux par l’excitation du moment.
Le lendemain, et toute la semaine, le couple travailla de concert afin de mettre au jour l’identité de la braqueuse : lui la nuit en faisant sortir les mafieux de leurs tanières, elle de jour au travers des réseaux informatiques et de surveillance.
Julia passa la plus grande partie de son temps dans son laboratoire personnel de la Wayne Enterprise, devenu le centre névralgique de son réseau, ce qui lui permit également d’avancer sur sa nouvelle technologie qu’elle avait hâte de rendre fonctionnelle. Lucius lui avait procuré les dernières fournitures qu’elle avait demandées, dont les rats de laboratoire. Une fois certaine que ses puces étaient viables, elle tenta une première expérience : ayant mis le rat sous anesthésie générale, elle injecta à la base de la dernière cervicale l’une des deux puces liquides créées, puis inséra un nanocapteur dans chacune de ses rétines, avant de le remettre dans sa cage qui était disposée sur une table dédiée. Lorsque le rat reprit connaissance, il s’agita, courant aux quatre coins de sa cage, puis se figea, la respiration haletante, lorsqu’il aperçut la jeune femme qui l’observait. Julia ouvrit une nouvelle fenêtre sur son ordinateur central et découvrit ce que voyait le rat. Sa technologie fonctionnait, le SMC était opérationnel et elle pouvait y accéder en temps réel par le biais de son réseau. Elle voyait le rat activer instinctivement certaines fonctionnalités des capteurs rétiniens, les données apparaissaient directement devant ses yeux, au fond de sa rétine.
Elle donna un calmant léger au rat afin qu’elle puisse analyser ses propres données biométriques, car elle devait vérifier que le cerveau où que les tissus cellulaires ne fissent pas de rejet de la puce liquide, ni des nanocapteurs. Toutefois, son sourire ne la quittait plus : elle avait réussi. Suite à la récolte des données, elle effectua certaines modifications, mais dans l’ensemble, le corps du rat ne rejetait pas la technologie. Ce fut la sonnerie de son téléphone qui sortit la jeune femme de sa transe jubilatoire :
— Tu as encore passé la nuit dans ton labo ? l’interrogea Bruce sur un ton de reproche.
Julia jeta un coup d’œil sur l’heure qui s’affichait au bas de son écran : il était six heures moins le quart.
— Oui, on dirait bien, répondit-elle en se mordant la lèvre. Tu as du nouveau de ton côté ?
— J’ai pu interroger un ancien bras droit du Tchétchène qui est maintenant au service du fameux « Pingouin », annonça-t-il posément. Apparemment, presque aucun de ceux qui travaillent pour lui ne l’auraient rencontré ni même vus en vrai. Par contre, il affirme que la blonde, qu’ils surnomment la « folle dingue », travaille pour le « Pingouin » et qu’elle fait partie des rares personnes à le côtoyer directement.
— Soit ils travaillaient depuis le début ensemble pour conquérir la place laissée vacante par Falcone et Maroni, soit ils se sont alliés dernièrement pour l’obtenir, réfléchit Julia à voix haute.
— Dans tous les cas, réussir à mettre la main sur cette braqueuse portera un grand coup à ce Pingouin, répliqua Bruce.
— Et une possibilité de l’identifier, renchérit-elle.
— Mis à part cela, Alfred vient de me rappeler que nous avons rendez-vous avec Oswald Cobblepot en fin de matinée…
— C’est vrai ! s’exclama Julia en se tapant le front de la main.
Elle avait complètement oublié l’invitation de l’ancienne connaissance du multimilliardaire. Elle n’avait pas dormi de la nuit et était si excitée par l’avancée de son projet qu’elle n’arrivait pas à se focaliser sur autre chose. Malgré tout, il fallait se rendre à ce rendez-vous afin de ne pas trahir leurs activités. Il leur fallait maintenir un minimum de vie sociale et mondaine, et ce genre d’invitation était idéal.
— Je rentre immédiatement, histoire de dormir au moins une ou deux heures, acheva-t-elle avant de raccrocher.
Elle vérifia rapidement que la cage du rat était scellée, puis mit en veille ses écrans avant de quitter non sans regret son laboratoire.
Après une courte sieste où ils dormirent comme deux loirs que rien n’aurait pu réveiller hormis l’éclatement d’une guerre à leur porte, ils se préparèrent ensemble, choisissant la tenue de l’un et de l’autre ; ils décidèrent de rester sobres. Julia choisit pour Bruce un pantalon droit de couleur marron foncé avec une chemise blanche par-dessus laquelle il enfila une veste d’aviateur en cuir marron, des mocassins noirs aux pieds. Il sentait bon le cèdre et la bergamote, son eau de toilette habituelle, et s’était à nouveau rasé de près. De son côté, il avait choisi pour la jeune femme une jupe courte droite noire fendue à l’arrière avec des bas fin, noirs également, la courbure de ses mollets mise en relief par de jolis escarpins ; un chemisier bordeaux et une veste cintrée qui ceignait sa taille fine, des volants noirs accentuant la courbe de ses hanches. Il sélectionna des boucles d’oreilles en or qui retombaient finement en gouttelettes dans ses cheveux relâchés sur ses épaules.
— Je mets laquelle ? demanda Bruce en sortant un assortiment de montres de luxe.
Julia s’approcha de son tiroir et examina chacune des sublimes montres suisses qui trônaient dans leurs petits écrins de velours. Elle reconnut la Rolex Daytona qu’il avait portée lors de leur première rencontre dans son manoir, mais aussi la Vacheron Constantin, une maison horlogère située à Genève, dont le cadran bleu nuit plaisait à la jeune femme. Une autre montre sortait également du lot, une Breitling Superocean Heritage au cadran noir mat à liserés or, et dont le bracelet était constitué de chaînons fluides gris argenté. Elle la sortit de son écrin, l’apposa contre le poignet du multimilliardaire, vérifia la concordance des couleurs.
— Celle-ci, fit-elle, décidée.
— Très bon choix, dit-il en clippant la fermeture du bracelet.
Ce fut Alfred qui les conduisit au jardin botanique, les déposant à l’heure devant l’entrée du jardin.
— Pas de bêtises, les enfants, dit l’Anglais avec humour.
— Promis, Alfred ! s’exclama Julia en souriant.
Bruce sortit en premier pour lui ouvrir la porte et l’aider à sortir, en parfait gentleman. Ils se dirigèrent vers l’accueil où une hôtesse les prit en charge, les conduisant jusqu’à une terrasse privatisée au cœur des serres où l’on pouvait admirer les fleurs exotiques. Là, Oswald Cobblepot les attendait, assis à une large table de fer forgé blanche par-dessus laquelle une nappe de coton blanc avait été installée. Monsieur Cobblepot se leva prestement de son siège et effectua un élégant baise-main à mademoiselle Thorne avant de saluer monsieur Wayne d’une poignée de main virile. Julia lui sourit avec charme, mais ne put détacher son regard de ses mains longues et effilées où plusieurs bagues, dont une chevalière plutôt massive, scintillaient, clinquantes. Toutefois, elle ne sut dire si c’était la même qu’elle avait entr’aperçu la nuit avec les trafiquants d’armes. De nombreux hommes portaient des bagues de la sorte comme dans un effet de mode ces dernières années.
Ils s’assirent autour de la table, laissant la meilleure place à Julia, face aux allées florales. De là, elle apercevait les arbres exotiques qui bordaient les murs Art nouveau de la serre, puis les parterres buissonneux de roses, mais aussi d’orchidées et de lys. Un parfum enivrant enrobait l’ensemble de l’espace, où l’on reconnaissait tantôt les senteurs florales, tantôts les odeurs boisées et résineuses des arbres. Au loin, l’on pouvait apercevoir les volières où de nombreuses espèces d’oiseaux peu communes et rares étaient conservées.
Deux serveurs apportèrent une série de plats et de paniers contenant divers focaccia qui sortaient du four. Un autre panier contenait des beignets de fleurs de courgette à la ricotta ainsi que des polpette à la pomme de terre, puis plusieurs assiettes présentaient des morceaux de melon enrobés de prosciutto cru. Un plateau présentait différents fromages à pâte molle et à pâte dure, mais aussi de la charcuterie coupée en fines tranches transparentes. Un pichet de thé froid et deux thermos de thé chaud et de café furent également mis à disposition sur un servir-boy en bois d’acajou.
— C’est un brunch très italien, fit remarquer Julia avec nervosité.
— En effet, je crois que c’est une enseigne italienne qui tient le café-restaurant des jardins, l’informa monsieur Cobblepot d’un ton badin, ne cessant d’observer l’effet de son choix sur la jeune femme.
Julia jeta un coup d’œil furtif à Bruce afin de lui communiquer ses doutes sur le gentleman alors qu’elle commentait les plats. Pour toute réponse, Bruce lui sourit, caressant de ses doigts l’avant-bras de la jeune femme tandis qu’elle parlait. Puis il se tourna du côté d’Oswald.
— Alors, j’ai cru remarquer que les affaires reprenaient pour toi, dit-il sur le ton de la conversation.
— C’est vrai, je suis plutôt satisfait de mes dernières transactions, répondit monsieur Cobblepot. J’ai investi dans plusieurs sociétés montantes ce qui m’a valu un bon retour sur investissement…
Les deux hommes discutèrent finance. Julia écoutait en silence, faisant mine de ne pas s’y connaître, posait parfois des questions ingénues, auxquelles leur hôte s’empressait de répondre. Oswald leur apprit qu’il était sur le point d’ouvrir un bar-restaurant qui pourrait également faire boîte de nuit vers les anciens docks dans le Midtown, sur la côte est de l’île, qu’il allait nommer l’Iceberg Lounge. Bruce le félicita pour ce revirement tout en jetant un œil à Julia : cela allait à l’encontre des conclusions qu’elle avait pu établir sur son lien avec le trafic d’armes dans Gotham. Julia ne put réprimer une ride inquiète sur son front. À nouveau, elle se prit à maudire les approximations de sa mémoire, mais son intuition ne la lâchait pas.
Lorsqu’ils eurent terminé de manger, il devait être aux alentours de treize heures. Le soleil inondait de sa chaleur et de sa lumière les serres, les fleurs paraissaient chatoyer comme dans un tableau d’Edouard Manet.
Soudain, le téléphone de Bruce vibra dans la poche de son pantalon. Il se leva en s’excusant et prit l’appel, quittant un instant la table.
— Et si nous nous promenions un peu ? proposa monsieur Cobblepot à la jeune femme.
— Mais…, balbutia Julia en jetant un regard sur Bruce qui leur tournait le dos.
— Ne vous inquiétez pas, la rassura-t-il. Je lui ferai dire par un serveur que nous sommes en promenade dans les serres, il nous rejoindra.
Julia réfléchit quelques secondes : c’était peut-être l’occasion pour elle d’en savoir davantage sur son interlocuteur et d’avoir le cœur net sur ses suspicions.
— Bien, je vous suis, dit-elle en se levant à la suite d’Oswald.
Ce dernier saisit le pommeau de son parapluie qu’il utilisait comme canne de marche. Ses pieds de guingois ralentissaient sa démarche, mais il tentait de conserver toute la noblesse de son rang dans son port d’épaules, le torse bombé, la tête haute, tandis que l’armature en or de son monocle brillait sous les rayons du soleil. Il l’emmena au travers des allées de fleurs, commentant savamment la provenance et les particularités de la flore et des arbustes les plus rares.
— Là, regardez, dit-il alors en pointant du doigt une fleur blanche dont les pétales luisaient comme de la cire ou de la porcelaine. Un hoya carnosa originaire des forêts subtropicales d’Asie. Il est aussi surnommé « fleur de cire » pour son apparence si délicate et brillante.
Julia s’approcha de la fleur étoilée à l’allure si fragile. Un léger parfum en émanait, tout aussi délicat que ses pétales.
— Mais mes préférées, ce sont les daphnés, déclara-t-il. Elles ne fleurissent qu’en hiver et aiment les sols froids.
— Qu’est-ce qui vous attire dans cette plante ? demanda Julia, curieuse.
— D’abord, son apparence : c’est un arbre sombre, grand, au tronc tortueux, aux longues feuilles épaisses et d’un vert foncé, comme une plante grasse. Mais lorsqu’il fleurit, ce sont de petits bouquets blancs et rosés qui éclatent partout et d’où s’exhale un parfum exquis.
La jeune femme comprit alors ce qui l’attirait : il devait certainement se retrouver dans cet arbre, son physique ingrat avait dû lui être particulièrement difficile à vivre dans sa jeunesse. Et ces petits bouquets qui ne fleurissaient que l’hiver étaient comme une beauté cachée, révélée en une saison où tout est mort. Toutefois, ses propos plus qu’anodins et innocents la déboussolaient, contrant son intuition qui lui criait pourtant de se méfier de cet homme.
— Ensuite ? demanda-t-elle, l’invitant à poursuivre.
— Son nom : il provient de la mythologie grecque. Daphné était une nymphe d’une grande beauté, si belle qu’Apollon lui-même en tomba amoureux. Fou de désir, il la poursuivit inlassablement, tandis qu’elle ne ressentait que du dégoût pour lui. Elle finit par demander de l’aide à son père qui la transforma en arbre.
— N’était-ce pas en un laurier qu’il l’avait métamorphosée ? rectifia Julia de mémoire.
— Vous connaissez ! admira Oswald. Oui, en effet, on dit d’ailleurs que c’est à partir de là qu’Apollon vénéra le laurier. Le daphné est plus méconnu.
Ils continuèrent leur marche lente au travers des allées jusqu’à apercevoir le dôme qui s’était rapproché.
— Aimez-vous les oiseaux ? demanda alors le gentleman avec enthousiasme.
— Il serait peut-être temps que nous fassions demi-tour, suggéra Julia.
— Il est encore tôt, et je suis sûr que Bruce est déjà en chemin pour nous rejoindre, la persuada-t-il d’un ton mielleux.
— Très bien, allons-y, céda-t-elle en suivant son hôte.
Ils entrèrent tous les deux dans l’immense volière qui retentissait de cris et de hululements de tous horizons, se perdant dans les méandres tortueux du dôme.
Bruce avait aperçu Oswald et Julia lui faire un signe qu’ils se rendaient en promenade au sein des jardins ; il avait essayé de rapidement mettre fin à l’appel téléphonique, mais cela concernait les travaux du manoir : il ne pouvait y échapper. Une fois qu’il put enfin raccrocher, il se mit en route pour retrouver au plus vite sa compagne qu’il ne se résolvait pas de laisser seule ainsi lors d’une invitation mondaine, mais fut toutefois arrêté par le serveur qui lui signifia que l’addition n’avait pas été réglée. Le multimilliardaire eut un rire nerveux : Oswald n’avait pas changé, il était toujours aussi pingre et sournois. S’il avait la possibilité de ne rien débourser, il en profitait, et ce à outrance tout en le dissimulant à ceux qu’il souhaitait flatter ou séduire. La possibilité qu’il eut Julia en ligne de mire l’effleura : cette seule pensée le fit grincer des dents.
Une fois la note réglée, il descendit dans la première allée afin de partir à leur recherche, mais fut très vite accosté par une magnifique jeune femme blonde dont la robe rouge était en tout point similaire à celle qu’avait portée Julia lors de son opération auprès des trafiquants d’armes, de même que sa coiffure, à cela près que l’extrémité de ses cheveux étaient colorés d’un côté en rose, de l’autre en bleu. Son teint était d’une blancheur maladive, contrastant avec le rouge écarlate de ses lèvres qui esquissaient un large sourire, et le maquillage de ses yeux bleu et rose qui donnait une couleur étrange au vert bleuté de ses yeux. Un petit cœur noir semblait avoir été tatoué au coin de son œil droit, accentuant son air rieur.
— Salut mon Beau, lança-t-elle d’une voix sensuelle.
Elle s’était tant approchée de lui que son corps effleurait déjà le sien sans qu’il n’ait pu dire quoi que ce soit ; elle caressa du dos de sa main la joue parfaitement rasée du trentenaire, il sentait son souffle se mêler au sien. Il la saisit par les bras afin mettre de la distance entre eux, mais elle l’en dissuada : il sentit l’extrémité froide d’un canon de pistolet se coller contre son ventre. Il jeta un œil rapide autour de lui, la blonde se mit à rire aux éclats :
— Tu es cerné, mon Minou ! Si tu essaies quoi que ce soit d’héroïque et de stupide, tu recevras une balle dans le bide.
Bruce serra les mâchoires. Il ne les avait pas vu tout de suite, mais maintenant qu’elle en parlait, il les distinguait tous : des hommes au regard fermé qui arpentaient les alentours, les yeux rivés sur leur cible, et ce, mêlé aux visiteurs. Il y avait trop de monde pour qu’il puisse tenter quoi que ce soit sans se trahir lui-même. Il n’avait pas d’autre choix que de suivre les instructions de la jeune femme.
— Bien, fit celle-ci en voyant qu’il avait saisi les enjeux de la situation. Tu vas me suivre bien gentiment. Mais avant cela, tu vas appeler Julia.
Elle avait pris le téléphone portable dans sa poche de pantalon et le lui tendait, son pistolet toujours discrètement braqué contre lui.
— Que veux-tu que je dise à ta sœur ? lui demanda-t-il en la scrutant des yeux.
Le visage de la jolie blonde s’illumina.
— Ah ! T’es un malin, toi ! s’exclama-t-elle d’un air réjoui. J’ai envie de jouer avec elle, mais pour ça, il ne faut pas qu’elle s’inquiète pour toi tout de suite… Donc tu vas trouver une excuse pour qu’elle reparte d’ici en pensant que tu es parti de ton côté. Quelque chose de convaincant, et surtout, si tu tentes de glisser un seul indice, aussi infime soit-il, sois sûr que tu ne la reverras jamais. Ai-je été suffisamment claire ?
— On ne peut plus claire, grinça Bruce des dents.
Il prit son téléphone et sélectionna le contact de Julia, puis appuya sur la touche d’appel. La tonalité retentit, puis elle décrocha :
— … Où es-tu ?... D’accord… Non, non, ne t’en fais pas. Il y a un souci sur le chantier du manoir, je dois m’y rendre immédiatement… J’en suis désolé, contacte Alfred pour qu’il vienne te chercher… Bien, à plus tard… Moi aussi, je t’aime.
Il raccrocha. La blonde récupéra le téléphone qu’elle rangea dans son sac à main, puis glissa la main au bras du milliardaire pour se diriger vers la sortie.
— Alors, comment dois-je t’appeler : Adeline ou Harley ? l’interrogea-t-il.
— Harley ! Évidemment ! s’esclaffa-t-elle, hilare. Adeline était tellement ennuyeuse… Elle avait une vie si pourrie.
— Ce qu’a raconté le Joker était donc vrai, marmonna Bruce en soupirant.
— Jack m’a ouvert les yeux ! Il a rendu ma vie colorée… il m’a rendue vivante ! s’enthousiasma-t-elle. Et quand j’ai vu ce qu’il avait fait il y a encore quelques mois ici, ah ! Je me devais de le rejoindre. Quel spectacle ce devait être… Puis je me suis dit, quand j’ai vu Julia aux infos, que c’était à mon tour de jouer.
Harley Quinn avait adopté le ton de la conversation, accrochée au bras du milliardaire, mais son regard trahissait une folie insoupçonnée qui aiguisait la méfiance du trentenaire. Les hommes de mains de la braqueuse les suivirent et tous sortirent du jardin botanique, laissant Julia seule avec le dernier héritier de la famille Cobblepot.