Chapeau melon et bottes de cuir
Daphnée était fatiguée.
Non vraiment. C’était au-delà de ça. Elle qui était habituellement si calme et blasée était désormais tremblante, nauséeuse et à deux doigts de perdre la raison. Elle avait d’abord été jetée dans une petite cellule sans chauffage, contenant uniquement un évier et une cuvette rouillée, de laquelle sortait une eau probablement infectée par toutes les bactéries connues par l’homme. Il y avait un petit trou, à peine assez grand pour y passer deux doigts en se tenant sur la pointe des pieds, mais suffisamment large pour refroidir la pièce encore plus et pour discerner les jours. Il l’avait laissée là trois jours. Trois jours sans nourriture, sans lumière, sans aucune voix, mais avec une alarme retentissant toutes les dix minutes, l’empêchant efficacement de s’assoupir. Puis il était revenu. La lampe l’avait aveuglée, comme un rat de laboratoire habitué à l’obscurité, et elle avait fermé ses yeux.
« Et bien, et… »
Cependant, ne pas avoir mangé pendant trois jours et trois nuits n’avait en rien entamé sa volonté. Au contraire, elle avait parfaitement accepté son statut d’otage, ça n’était pas la première fois de toute façon. Bon, la dernière fois avait été relativement confortable après qu’elle avait compris que tout ce que lui vaudrait une rébellion, c’était d’avoir son visage encastré dans un mur. Cette fois ci, elle était certaine qu’elle allait mourir. Ce type était bien trop cruel pour la laisser s’en sortir en vie. Alors tant qu’à passer l’arme à gauche, autant le faire sans regrets. C’est pour ça que lorsqu’elle entendit clairement sa voix, elle se leva et, avec toute la rapidité et la force de sportive de haut niveau qui lui restait, lui envoya un fameux coup de pied entre les jambes.
Dire que ça l’avait surpris aurait été un euphémisme. Pour la demi-seconde où elle le regarda souffrir, sa tête avait été assez comique. Mais elle ne s’était pas attardée pour autant. Elle avait couru à l’aveugle, puis grimpé un escalier en s’aidant un peu de ses bras, avant qu’un des macaques ne réagisse enfin et ne la jette en arrière. Il la prit par les cheveux et lui frappa la tête contre le mur. Une fois, deux fois, trois fois, avant que la voix du Sphinx ne se fasse entendre.
« Suffit ! »
Elle n’avait pas compris sur le moment, trop sonnée par ce qui venait de lui arriver. Mais au moment où elle fut de nouveau devant lui, elle avait suffisamment repris ses esprits pour trouver quelque chose à lui dire, profitant de son silence dramatique pour le narguer en lui retournant son sourire moqueur.
« Ah… Je vous prie de, ah… m’excuser. J’ai du vous couper la parole… vous disiez ? »
Elle prit beaucoup de plaisir à voir toutes les émotions sur son visage alors qu’il était encore plié en deux, appuyé sur sa cane. Elle buvait la colère, la rage, la haine de cet homme comme un chat boirait du petit lait. Puis il lui rendit son sourire.
«Ce n’est plus important maintenant… Tout ce qui m’importe c’est que tu comprennes, sale petite… »
Il prit une grande inspiration, enleva son chapeau melon, passa une main dans ses cheveux, remit son chapeau melon, et sourit à nouveau.
« Question : Comment faire souffrir une personne dotée d’un tant soi peu de discernement ? »
Elle le regarda un instant, surprise. Puis murmura la chose la plus cruelle qui lui vint à l’esprit.
« En détruisant… non. »
Elle ferma les yeux et se concentra. Au départ elle allait dire « En détruisant son savoir », mais elle s’était souvenue d’un vieux conte russe qu’elle avait lu pendant ses études. Elle ne se souvenait plus de l’histoire exacte, juste quelques détails.
Par exemple, le prince s’appelait Ivan Ivanovitch, parce que tous les princes s’appellent Ivan Ivanovitch dans le folklore slave.
Ce dont elle s’était souvenue, c’était la réponse de la jeune demoiselle en détresse -blonde évidemment- à la sorcière qui proposait de répondre à toutes ses questions. « Non merci, car j’aurais gagné bien du savoir mais j’aurais beaucoup vieilli ». La morale étant : il n’est pas toujours bon connaitre tout sur tout, précepte vieux comme la pomme d’Adam. De plus sa réponse initiale était franchement idiote. Comment pourrait-on souffrir d’avoir perdu quelque chose si on ne se souvient pas ce qu’est la chose en question. Au bout de quelques secondes elle fini par trouver.
« En l’empêchant de penser. »
Il avait sourit, avait de nouveau claqué des doigts vers ses sous fifres puis pointé du doigt une porte.
La pièce était exactement la même que sa cellule, à un détail près.
Il y avait un lit, couvert de sangles, sous une énorme bouteille d’eau transparente suspendue au plafond.
Le sphinx regarda Daphnée être attachée, son sourire devenant plus carnassier à chaque membre attaché, au point qu’il se mit à siffler quelque chose qui ressemblait fortement à « Si J’Avais Un Cerveau », lorsque deux lanières de cuir furent attachée à sa tête. Sifflant toujours, il ouvrit très légèrement le robinet situé sous la bouteille. Juste assez pour qu’une seule goutte tombe exactement entre ses yeux toutes les secondes. Puis il sortit avec ses hommes, la regardant une dernière fois.
Au début, elle n’avait pas compris. Puis au bout de quelques minutes, alors qu’une unique goutte glacée brisait ses pensées, ralentissant considérablement sa réflexion, la réalisation la frappa en plein cœur, ouvrant comme un trou noir au creux de son estomac et aspirant toute sensation. Une seconde. Une seconde ça n’était pas suffisant pour qu’elle s’habitue, ou qu’elle forme une pensée cohérente, mais c’était suffisant pour en commencer une. Si elle perdait sa concentration, et la fatigue allait la lui faire perdre, elle deviendrait totalement incapable de réfléchir. Comme un légume.
Il avait voulu briser son endurance physique d’abord, et maintenant il s’attaquait à son endurance mentale.
D’abord elle commença à trembler.
Puis vint la nausée.
Enfin, l’épuisement la saisit complètement. C’était une chose d’être affamée pendant quatre jours, c’en était une autre d’être tellement fatiguée qu’elle s’endormait sans arrêt, seulement pour être réveillée une demi-seconde plus tard.
Si elle avait pu penser, elle aurait supplié pour une fin, sa fin, une fin heureuse, triste, la fin de Gotham, l’apocalypse, n’importe quoi. Elle aurait juste voulu s’endormir et ne jamais se réveiller. Mais même ce droit de penser lui avait été retiré, tout ce qu’il lui restait c’était la conscience d’avoir l’activité intellectuelle d’une éponge batifolant au fond d’un évier. Et mon dieu que ça faisait mal.
Et maintenant elle était là, en cet instant, complètement détruite, ne gardant qu’une seule chose. Non pas une idée, ni une réflexion, par ce qu’elle n’en avait plus. Un désir. Etre libre. Etre libre pour pouvoir frapper ce sale fils de…
Les heures passèrent, où elle se raccrocha de toutes ses forces à ce dernier brin d’humanité.
Et puis elle entendit quelque chose d’aigu, qui suscitait chez elle à la fois une haine intense et espoir brûlant.
« … I’d unravel every riddle for any individual... »
Lorsque la porte s’ouvrit, encore une fois sur le Sphinx, elle parvint à récupérer une partie de ses capacités. Elle comprenait ce qu’il disait, elle savait qui il était, ce qu’il lui avait fait, elle n’était plus stupide.
« Bien ! Il me semble que la guenon rasée a fini par comprendre la leçon. »
Il referma le robinet en souriant, victorieux. Puis, comme elle était beaucoup trop faible pour lui faire de nouvelles surprises de toute façon, il détacha toutes les lanières une à une, alors que le regard de la captive restait vide, fixé sur le plafond. Un instant, il cru que son petit jeu avait réussi à lui endommager durablement le cerveau. Si cerveau il y avait.
En vérité Daphnée hésitait entre l’embrasser et l’étrangler mais bon, après tout l’erreur est humaine.
Après que le dernier lien soit défait, il se pencha vers elle, prêt à lui envoyer une nouvelle pique, mais elle avait une dernière surprise en réserve pour lui.
Vive comme l’éclair, elle agrippa le haut de sa chemise et se rapprocha au point qu’il pouvait sentir l’odeur rance de la respiration de sa prisonnière dans sa bouche, tout en ne voyant que deux iris argentés.
« Je vous hais »
Il haussa seulement un sourcil. Tant de drame pour si peu, et sa réaction était d’un prévisible…
« … Mais … merci. »
Après cela, elle arrêta de combattre et se laissa emporter par le sommeil, un sourire apaisé aux lèvres.
Le Sphinx resta interdit pendant quelques secondes avant de sourire.
Il est à noter que son expression n’aurait pas été déplacée sur le visage d’un enfant de cinq ans hyperactif découvrant un petit animal sans défense.