Avant qu'Henry ne revienne

Chapitre 8 : Ride (promenade)

1459 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour 05/12/2022 16:17

1963

Joey avait toujours parcouru le Faux Studio aussi facilement qu'il marchait dans sa propre maison. Il fut même un temps où il y était tellement souvent que le bruit de l'encre qui gouttait des canalisations et le décor poussiéreux de bureaux abandonnés lui étaient devenus assez familiers pour que ce soit le monde « réel » qui lui paraisse étrange quand il y revenait.

Pourtant le Faux Studio était immense, tentaculaire et surtout, il était fait pour retenir les gens à l'intérieur. Caym, qui semblait apprécier son rôle de geôlier, s'était amusé avec une cruauté maligne à multiplier les portes closes, les dispositions de pièces impossibles et les messages contradictoires pour instiller l'espoir chez ses prisonniers qu'une évasion était possible. Peut-être que leurs tentatives l'amusaient. Peu importait à Joey. En tant qu'invocateur, il était immunisé aux pouvoirs de Caym: il était le seul à voir à travers les illusions et à avoir accès à tous les endroits cachés. Même l'encre ne pouvait l'empoisonner comme elle avait rongé et détruit tous ceux qu'il avait abandonnés ici.

Mais il avait beau ne pas risquer d'être pris au piège et abîmé comme les autres, il avait le ventre noué alors qu'il se tenait devant la porte ouverte, dans sa cuisine. Il devait descendre tout en bas, jusqu'à l'immense machine à encre qui était à l'origine de tout ça. Elle n'avait pas toujours été aussi grande, mais comme cet endroit, elle changeait peu à peu à chaque fois qu'il s'y rendait. Il soupçonnait Caym de corrompre les choses, comme si le fait que le démon soit là suffisait à tordre la réalité et à la faire ressembler à un cauchemar malsain. Il secoua la tête. Il fallait qu'il y aille, mais il hésitait sur le chemin. S'il y allait à pied, cela prendrait plusieurs heures et il prendrait le risque de tomber sur le démon de l'encre qui semblait toujours en chasse. Il pourrait aussi utiliser le pouvoir de la porte elle-même et ouvrir un passage directement vers le niveau qui l'intéressait. Cependant, puisque c'était le démon qui avait fait le Faux Studio, Joey avait toujours détesté le fait de devoir se mêler intimement à Caym pour passer dans son domaine de cette façon. Il avait la désagréable impression que le démon pouvait le fouiller lors de cette brève seconde, et lui donner accès à ses pensées précisément aujourd'hui serait une très mauvaise idée vu ce qu'il allait essayer de faire.

Il se força à respirer calmement. En fait, il n'avait pas vraiment le choix. Il l'oubliait parfois, comme il s'était mis à oublier de nombreuses choses, mais depuis l'accident, il ne pouvait pas rester debout longtemps et encore moins marcher de façon soutenue. Impossible de faire tout le chemin jusqu'à la machine. Il devrait utiliser la porte. Il essaya de retrouver un peu de cet optimisme qui lui avait permis de faire tant de choses : il lui suffirait de ne pas y penser. Il avait bien réussi à cacher au démon qu'il avait changé d'avis et qu'il n'essayait plus que de se sauver, alors il devrait parvenir à lui cacher pourquoi il comptait descendre. D'une main nerveuse, il effleura la bouteille d'eau bénite qu'il avait mis dans sa veste. Pourvu que Caym ne puisse pas la sentir sur lui... Et que cela fonctionne ! S'il arrivait à la machine sans problème et parvenait à détruire le cercle d'invocation qui liait le démon à leur réalité ... Il serait débarrassé de Caym.

Il ferma les yeux en se vidant la tête, empêchant l'espoir de lui faire battre le cœur plus vite. En se concentrant sur sa respiration pour ne penser à rien d'autre, il leva son gros poignard de l'armée qu'il avait à la main et s'entailla l'avant-bras gauche. L'habitude aidant, il évita de s'ouvrir trop profondément. Il rangea son couteau dans sa ceinture et se servit de son bras valide pour étaler soigneusement le sang sur ses deux mains. Il posa ensuite ses doigts rougis sur le linteau de la porte, en pensant au niveau auquel il voulait se rendre, emplissant son esprit de compartiments vitrés plein d'encre, d'écrans où étaient projetés en boucles des films de Bendy et du fauteuil couvert de chaînes qu'il avait un jour installé pour le démon de l'encre en désespoir de cause. Sous ses yeux, le décor de l'entrée du premier étage visible de l'autre côté de la porte ouverte se brouilla, se tordant dans un tourbillon noir et brillant pour montrer ensuite la cave contenant l'énorme machine à encre cliquetante entourée d'un lac noir qui empêchait la plupart des êtres de l'encre d'y pénétrer. Joey prit une profonde inspiration, et sans hésiter davantage, il passa la porte. Il se retrouva sur le sol de terre battue alors que la porte se refermait et disparaissait derrière lui aussitôt. Si le bruit du battant ne le fit pas tressaillir, c'est uniquement parce qu'il savait qu'il lui suffisait d'un peu de sang et d'une autre porte pour pouvoir retourner chez lui. Non, il était surtout tendu, à l'affût d'une quelconque réaction de Caym à sa présence. Mais il n'y avait que le bruit de la machine à encre autour de lui et aucun autre mouvement que celui de la vapeur qui s'en échappait. Souriant et soulagé, il allait avancer pour traverser l'encre qui l'entourait... Quand celle-ci se mit soudain à se rider comme si elle était effleurée par un vent inexistant. "Caym sait," pensa immédiatement Joey, le coeur contracté par la peur, en se raidissant de tout son corps pour s'empêcher d'avoir l'air encore plus coupable. Des vagues de plus en hautes en troublèrent la surface, soulevant le liquide noir qui bouillonnait maintenant comme une mer déchaînée dans le plus grand des silences. Quelques lourdes éclaboussures d'encre soulevées par les remous restèrent suspendues en l'air, et se tordirent pour former les mots: On se promène ?

Il se racla la gorge pour donner à Caym l'excuse qu'il avait préparée d'un ton aussi assuré que possible :

- Je viens vérifier comment réagissent les donneurs qui restent.

Les mots changèrent.

Maintenant ? Pourtant, ils sont dans là-bas depuis trop longtemps...

- Oui. Je m'intéresse à ce que l'encre peut faire de leurs esprits vidés après autant de passages dans la machine.

Rien d'utilisable. Et tu le sais déjà.

L'encre s'agita et se creusa violemment sous les mots bien nets.

Dis-moi à quoi allait te servir ce que tu as dans ta poche de poitrine.

Joey nota que la phrase était au passé et comprit qu'il n'arriverait jamais jusqu'au cerce d'invocation. Son front se baigna de sueur alors qu'il essayait de garder l'air indifférent.

- À faire des tests, bien sûr. Je me suis dit qu'un peu d'eau bénite mélangée à de l'encre pourrait permettre de raviver des souvenirs chez les donneurs. Puisque rien n'a fonctionné jusqu'à présent, je...

Comme c'est astucieux, le "coupa" Caym en rapprochant les mots d'encre de lui. Mais tu vas devoir renoncer à tes essais. L'eau bénite ne réussira qu'à détruire tes pitoyables créations.

Le démon agrandit les deux phrases suivantes jusqu'à ce qu'elles emplissent son champ de vision, comme on hurlerait pour marteler une idée.

ET JE DÉTESTE ÇA. N'EN RAMÈNE PLUS JAMAIS.

Une vague plus grosse que les autres se forma devant lui, s'allonge étrangement pour finir par devenir une sorte de tentacule noir et luisant qui se jeta sur lui. Avant qu'il ne puisse faire quoi que ce soit, Caym le saisit et le précipita dans le lac d'encre. Il n'eut pas le temps de craindre la noyade: après un terrible instant dans ce qui ressemblait à un tunnel tourbillonnant, il se retrouva jeté par terre dans sa cuisine, sec et la bouteille d'eau bénite brisée par terre à ses pieds. La porte se referma d'elle-même violemment, mais juste avant, il eut le temps d'entendre chuchoté dans sa tête avec sa propre voix : "C'est la dernière fois que tu essayes de te foutre de moi, Joseph. "

Joey eut beaucoup de mal à se relever sans rien montrer et à aller dans le petit jardin qui jouxtait le salon. C'était le seul endroit de la maison où il n'avait pas l'impression d'être espionné par Caym.

Il s'effondra dès qu'il en referma la porte vitrée, un vieil homme pleurant seul sa terreur et son échec dans le noir.


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