BioShock Beyond – Tome 2 : Retour vers les abysses

Chapitre 7 : Vers les Hauteurs d'Olympie

6597 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour 25/07/2021 12:14

Chapitre 7 : Vers les hauteurs d’Olympie


           Mon idée pour entrer dans la ville provenait des tréfonds de ma mémoire, de souvenirs qui dataient de plusieurs années, lorsque je n’étais encore qu’une petite fille. Bien que cette partie douloureuse et lointaine de ma vie fût restée floue dans mon esprit pendant plusieurs années, certains détails m'étaient lentement revenus. Et cette excursion accélérait grandement le processus.

           Après avoir indiqué à Elaine de prendre à droite juste après le coin de l’immeuble désaffecté, elle m’enjoignit de lui faire part de ma solution.

« Je pensais à un endroit sûr : le repaire de Brigid Tenenbaum. A l’époque, après avoir été sauvée de mon sort, Tenenbaum m’avait recueilli dans son repaire. Elle s’était occupée de nous et nous avait choyé, jusqu’à ce qu’on sorte de ce pétrin. Si mes souvenirs sont exacts, son repaire était situé dans les égouts des Hauteurs d’Olympie, à l’abri des regards et surtout des chrosômes. Avant qu’elle ne prenne possession des lieux, une société s’occupait d’entretenir les égouts régulièrement. La société en question avait fait installer un quai de service à l’extérieur, pour pouvoir entrer et sortir sans avoir besoin de passer par l’intérieur. C’est par-là que je compte vous faire entrer. Si, bien-sûr, c’est toujours possible.

           Elaine et Stan se regardèrent, déconcertés.

— C’est qui, déjà, cette… Tenenbaum, exactement ? demanda Stan.

— C’est la femme qui a découvert l’ADAM et qui a mis au point les Petites Sœurs.

— Est-ce qu’on doit savoir autre chose sur elle ? continua-t-il. Parce que je dois bien avouer que j'ai un peu de mal à mémoriser tout ce qu'il y a à savoir sur cette ville.

           Alors que je comptais tenter de lui donner une réponse convenable, j’aperçus avec appréhension le quai dont je leur parlais auparavant.

— Je crois qu’il est trop tard pour un cours d’histoire rapturienne. On arrive.

           Notre sous-marin n’était pas une sphère, comme la plupart des moyens de transport dans cette cité, mais heureusement pour nous, il était bien plus petit que les quais utilisés pour les bathysphères, ce qui nous permettait d’emprunter les mêmes chemins que ces derniers.

           Nous entrâmes par la vieille entrée de service, partiellement fissurée à certains endroits. Elaine, concentrée, semblait maîtriser la conduite à merveille. Les hélices grincèrent doucement, mises à mal par le courant. Nous remontâmes par la voie de bathysphère et arrivâmes à la surface, au niveau de la station de bathysphère, créée pour les égoutiers.

           Je jetai un œil aux alentours, une grande pièce circulaire en béton, avec de petites fenêtres rondes. La station de bathysphère par laquelle nous venions d’entrer possédait une sorte d’énorme couvercle, qui permettait de confiner l’entrée des bathysphères en cas de problème.

— L’endroit a l'air intact, fis-je remarquer, Dieu merci.

— Enfin, presque intact, observa Stan, qui indiquait une petite fuite sur l’une des fenêtres.

— Ça, c’est normal à Rapture, dis-je, avec un petit rire moqueur, en attrapant la poignée de la lourde trappe du sous-marin.

           Je l’ouvris avec vigueur, afin de respirer à l’air libre, et sortis la tête du sous-marin. Prenant une grande inspiration, je pus ressentir la fragrance de l’endroit, qui me rappelait beaucoup de souvenirs : un air marin et iodée, mélangée à une odeur de rouille constante. Les sons, aussi, étaient très évocateurs : les grincements du métal, torturé par la pression, les bruits de l’eau léchant les murs et les bulles remontant à la surface derrière la façade. Rien n’avait changé. Pour le meilleur ou pour le pire.

           Un peu plus loin se trouvait l’entrée vers le repaire de Tenenbaum, au-dessus de laquelle pendait encore une vieille inscription indiquant « Employés seulement ». Prestement, je descendis du sous-marin en m’accrochant aux barres de l’échelle. Je me dirigeai d’un pas rapide vers le repaire. Je passai un couloir en coude avant de tomber sur une grille que je poussai pour enfin arriver dans l’abri de Tenenbaum.

           J’avais l’impression d’être revenue des dizaines d’années en arrière, à nouveau dans la peau d’une petite fille. Mais je ne pouvais masquer une déception sur mon visage. Tout était resté à sa place comme nous l’avions laissé. Les jouets jonchaient encore le sol, près des lits superposés. Les cubes en bois, désormais effrités, tenaient encore debout les uns sur les autres. Tout était comme avant, mais rien n’était comme avant. L’endroit était vide, dépouillé des cris de petites filles et des jeux d’enfants.

           Les sensations qui m’animaient lors de ce retour étaient partagés. C’était une sorte de nostalgie tragique, qui me rendait à la fois euphorique, et à la fois attristée. Toutes les souffrances que j’avais vécu restaient gravées, mais le fait d’avoir vécu dans Rapture pendant toute mon enfance ne pouvait me laisser indifférente. J’avais aussi vécu de bons souvenirs, avec Sally, avec Tenenbaum et les autres Petites Sœurs, mais aussi avec mes véritables parents, dont les souvenirs qui me restaient encore étaient revenus me hanter des années après avoir quitté Rapture. Je n’avais aucune photo, aucun écrit. Ils ne vivaient que dans ma fragile mémoire, comme enfermés tous deux dans un rêve éthéré et duveteux.

           Le repaire, bien que plutôt bien préservé des profondeurs, avait tout de même subi les affres du temps : quelques fuites par-ci par-là avaient inondé l’abri de quelques millimètres d’une eau glaciale et les bernacles avaient colonisé l’endroit. Sur ma gauche se trouvait le bureau de Tenenbaum, caché derrière des vitres salies. A droite, il y avait le lit sur lequel Jack avait été soigné par Tenenbaum et préparé pour son combat contre Fontaine des années auparavant.

           Elaine et Stan s’engouffrèrent dans la pièce quelques secondes après moi en courant. Ils s’arrêtèrent et se mirent à observer la pièce avec attention.

— Alors c’est là que tu as vécu ? demanda Stan, avec retenue.

— Oui, répondis-je simplement, la voix tremblotante et la gorge nouée.

           Elaine passa sur ma droite et s’approcha du lit de Jack. Elle toucha le montant du lit avec son doigt et examina la poussière qu’elle venait de récupérer. Puis, elle jeta un œil aux vieux jouets délavés répartis un peu partout sur le sol. L’expression que je lisais sur son visage était celle de la répulsion et du dégoût, une expression que j’avais déjà vu sur ce même visage, à Londres, lors de notre discussion dans le square. Je ne connaissais pas la source de ce sentiment qui s’épanouissait en elle, mais elle devait avoir ses raisons. Et je ne voulais pas m’en mêler.

           Stan, quant à lui, semblait être à l’affût de tout, d’une curiosité sans égale. Chaque détail attirait son attention. Il passa sur ma gauche et observa longuement le bureau de Tenenbaum derrière la vitre, en apposant ses mains sur les deux côtés de son visage comme une visière, après avoir pris soin de l’essuyer d’un revers de manche.

— C’est complètement dingue ! lâcha Stan, enthousiaste, en se retournant et en se dirigeant vers moi. Vivre tout ce temps sous l’océan au milieu de toutes ces splendeurs, ça doit être excitant, non ?

           Je m’assis à la table accolée à une colonne carrelée de blanc, à laquelle j’avais l’habitude de m’asseoir plus jeune. A l’exception près qu’elle avait clairement l’air plus grande qu’auparavant.

— Non, pas vraiment, répondis-je, consternée par la vision que Stan avait de Rapture. Pas quand tout ce qui se trouve, là, dehors, essaie de te tuer. Pas lorsque même les gens finissent par vouloir ta mort.

           Stan déglutit et évita mon regard.

— Pardonne-moi, Sarah. Ce n’est pas ce que je voulais dire. J’ai été…

— Ne t’inquiète pas. Tu vas vite apprendre qu’il ne faut pas prendre cette ville à la légère.

           Stan s’assit devant moi, un peu mal à l’aise. Elaine se rapprocha de la table à son tour, toujours un peu tendue.

— Comment on sort d’ici ? s’enquit-elle.

— Avant de sortir, il nous faut un plan, rappelai-je.

— C’est simple, répondit Stan, on veut récupérer le maximum de choses utiles pour nos recherches. Tout ce qui peut faire avancer la science.

— Alors il va falloir fouiller la ville entière, rétorquai-je, en le taquinant.

           Stan sembla faussement vexé par cette remarque.

— Bien, alors commençons par trouver de l’ADAM, répliqua-t-il.

— Donc, il va falloir fouiller les cadavres, s’il en reste encore. Je n’ai que cette solution à vous proposer, et ça ne m’enchante pas plus que vous. Mais si c’est ce qu’il vous faut, alors faisons-le.

           Stan leva les sourcils, décontenancé. Même s’il avait déjà dû disséquer plusieurs animaux durant ses études, l’idée de se mettre au travail sur un être humain était plus dérangeante. Et pour cause, j’en savais quelque chose.

— Bon, eh bien, quand faut y aller, faut y aller, approuva-t-il avec humour.

           Je me levai comme un piquet en repoussant ma chaise.

— Mais pour ça, il me faut les bons outils.

           Je savais où trouver ce qui me fallait. Je me dirigeai vers le bureau de Tenenbaum et ouvrit la double-porte en bois. A l’intérieur, c’était le désordre. Des papiers et des documents recouvraient le sol. La chaise du bureau était retournée et les étagères sur le mur de gauche pendaient par une seule vis. Mais ce qui m’intéressait était dans l’autre coin de la pièce, dans lequel se trouvait une vieille armoire en métal. Là-dedans, elle avait l’habitude de cacher les seringues de Petite Sœur pour que nous ne nous en emparassions pas. Si j’avais de la chance, elles devaient être encore là.

           Je traversai la pièce et mis à fouiller dans l’armoire. Dedans, je mis la main sur d’autres documents, des dossiers, des formules scientifiques. Je commençais à désespérer lorsque je trouvai enfin ce que je cherchais dans le dernier tiroir. Une boîte en bois remplie de grosses seringues et de quelques dollars rapturiens m’attendait.

           Je sortis de la pièce et rejoignis Elaine et Stan, qui discutaient par radio avec l’autre équipe.

— Alors, tu as ce qu’il faut ? demanda Elaine, qui posa la radio sur la table.

— Oui, dis-je, arborant un sourire satisfait, les seringues à la main.

— Très bien. Il faut qu’on se prépare, alors. Dès que l’autre équipe débarque, on se met en route.

— Où va-t-on, alors ? demandai-je.

— Je te retourne la question, déclara Elaine.

           Je marquai une petite pause, le temps de réfléchir à la question.

— Eh bien, l’Arcadie est sans doute l’endroit qu’il vous faut, à mon avis. Aux dernières nouvelles, Julie Langford y faisait des expériences sur les plantes. Malheureusement, elle a été tuée par Ryan en 1960, mais son vecteur Lazare doit encore y être.

— Un vecteur quoi ? s’étonna Stan.

— Le vecteur Lazare. D’après ce que j’ai compris, ça permettait de ramener les plantes et les arbres à la vie.

           Le visage de Stan s’illumina.

— N’en dis pas plus, j’en suis. Tu as autre chose ?

— On pourrait aussi faire un tour par Fontaine Futuristics. C’est là-bas qu’ils menaient la plupart des expériences sur les plasmides. Je ne sais pas si tout ça tient encore debout, mais on peut toujours essayer. Peut-être qu’on trouvera quelque chose digne d’intérêt.

           Stan prit un air faussement offusqué.

— Digne d’intérêt ? Tout est digne d’intérêt ici, enfin !

           Stan s’empara de sa veste, posée sur la chaise et se rendit vers la station de bathysphère, afin d’être prêt à recevoir l’autre équipe. Elaine, assise sur l’autre chaise, semblait amusée par l’enthousiasme de son collègue, qui exultait à la seule pensée de faire de nouvelles découvertes.

— Stan ne vit que pour la science, fit-elle remarquer, un sourire au coin des lèvres.

— J’avais remarqué, répondis-je.

           Cependant, elle paraissait bien pensive.

— Mais j’aurais besoin d’autre chose pour le centre de recherche. Est-ce qu’il y a un endroit dans cette ville où on peut trouver la meilleure technologie possible ?

           La publicité pour l’Antre de Minerve apparut devant mes yeux, comme une évidence. Rapture Central Computing, le cerveau de Rapture.

— Je crois que j’ai peut-être la solution. »

*

*        *

           Éric et son équipe arrivèrent quelques minutes plus tard, armés jusqu’aux dents, et près à en découdre avec quiconque se mettrait en travers de leur route.

           On ne pouvait pas dire qu’Éric m’avait fait bonne impression jusque-là. C’était un homme froid, glacial même. Un être calculateur et pragmatique. Mais je me doutais que son caractère avait été forgé dans la guerre et le sang et je ne pouvais le blâmer pour cela. En revanche, j’avais hâte de voir sa réaction face aux horreurs que cette ville renfermait. Je doutais sincèrement qu’il restât aussi calme face à des hordes de chrosômes ou à un Protecteur en colère.

           D’ailleurs, lui et son équipe ouvraient la marche. Nous montâmes les escaliers et arrivâmes devant une double-porte en métal, flanquée d’une toute petite porte à sa base, qui servait naguère de passage exclusif aux Petites Sœurs. Heureusement, la porte n’était pas fermée à clef.

           Derrière cette porte se trouvait les égouts à proprement parler, avec un long conduit au sol, des tuyaux pleins le plafond, passant à travers les séries d’arcades qui occupaient l’espace. Un peu plus loin sur la droite, il y avait la bouche d’égout qui permettait de rejoindre les Hauteurs d’Olympie. Elle était masquée par un grand rideau en fer qui bloquait le passage. Il suffisait simplement de tourner la manivelle située à côté pour le lever.

           L’un des soldats d’Éric se dévoua à la tâche et le rideau commença lentement à s’ouvrir. Mais ce dernier se bloqua sans explication, alors qu’il était à peine levé. Le soldat avait beau forcer, rien n’y faisait.

« Plus vite, mon garçon ! le pressa Éric.

— J’y arrive pas, chef, s’excusa le soldat, essoufflé. Quelque chose coince.

           Je m’empressai de jeter un œil sous le rideau et découvrit avec effroi ce qui bloquait la porte : des lierres. D’énormes lianes retenaient en effet le rideau vers le bas. Je le fis remarquer à Eric, qui sortit avec dextérité un couteau de chasse de sa botte et se dirigea vers le rideau. Il se baissa et coupa les lierres qui bloquaient notre avancée. Le soldat à la manivelle retenta le coup et réussit cette fois à accomplir sa mission.

           L’équipe reprit du poil de la bête. Mais quelque chose clochait. Jamais je n’avais vu de lianes à Rapture. Certes, l’Arcadie en était remplie, mais pas les Hauteurs d’Olympie, en tous cas. Alors que le rideau s’ouvrit, nous pûmes enfin découvrir à quoi ressemblait Rapture. Et ce n’était pas du tout ce que j’imaginais.

           Les lianes et les plantes avaient envahi les murs et le sol. Le béton grisâtre se voyait à peine derrière la verdure éclatante. Éric, impassible, sortit des égouts en éclaireur, suivi de près par son équipe, les armes en joue. Nous montâmes la pente qui servait en réalité de gouttière, pour nous rendre compte de la réalité étonnante dans laquelle nous venions d’entrer : tout était envahi de végétaux.

           Le tunnel qui abritait les voies de tram était recouvert de plantes du sol au plafond. Les énormes vitres qui le constituaient étaient totalement occultées par ces plantes grimpantes. Des lianes entouraient la colonne principale, qui soutenait tout l’édifice, située au niveau des quais, juste devant nous. A sa base, des roses et des hortensias fleurissaient allègrement. Les rails du tram sur la gauche et la droite s’étaient soulevés du sol sous la pression des herbes et des lianes, qui s’étaient infiltrées sous la roche.

— Euh, c’est normal ça ? demanda Stan, en désignant le lierre suspendu à la colonne.

— Non, pas que je sache, répondis-je, avec inquiétude. Il vaut mieux rester sur nos gardes.

           Les Hauteurs d’Olympie ressemblaient désormais à l’Arcadie, le tunnel était recouvert par la verdure, éclairé par de simples flammes au bout de dizaines de torches et de chandeliers. Mais tout cela était artificiel : quelqu’un faisait pousser toutes ces plantes, j’en étais persuadée. Dans ce quartier, principalement résidentiel, la végétation était limitée et ce n’étaient pas des plantes aquatiques qui venaient de l’extérieur. Alors, qui pouvait bien s’amuser à faire cela ?

           Je fis volte-face lorsque j’entendis un effrayant bruit de flamme derrière moi ; je plissai les yeux afin d’en découvrir la source. Il s’agissait de vulgaires mannequins de paille et de bois, postés juste au-dessus de ce qui avait été autrefois un kiosque à journaux en plein milieu du quai. Les mannequins venaient d’être immolés par le feu, alors même qu’il n’y avait personne dans les parages.

           Néanmoins, cela me donna un indice sur ceux qui devaient avoir la main sur ce quartier, peut-être même sur tout ce qui restait de Rapture.

— Les Saturniens, articulai-je à voix basse.

— Qui ça ? demanda Stan.

— C’est un coup des Saturniens, répétai-je à voix haute, j’en mettrai ma main à couper. La dernière fois que j’étais à Rapture, ils n’étaient rien de plus qu’une secte de fanatiques, vivants dans des grottes en Arcadie et vénérant les anciens dieux en faisant brûler des mannequins comme ceux-là.

— On dirait qu’ils ont pris du galon, fit remarquer Elaine, avec cynisme. Est-ce qu’on doit les craindre ?

— Ce sont des chrosômes Houdini. Il faut toujours s’en méfier. Ils peuvent disparaître et réapparaître à volonté presque n’importe où et n’importe quand. Tant qu’ils ont de l’EVE, bien-sûr.

— Génial, il ne manquait plus que ça, se plaignit Elaine, en levant les yeux au ciel.

— Quoi ? s’exclama Stan, à la fois angoissé et admiratif. Ils se… téléportent ?

— Pas vraiment, expliquai-je. Il y avait bien un plasmide Téléportation en préparation. Mais il n’a jamais été terminé.

— Pourquoi ? demanda Stan. Ça a l’air d’être une idée fantastique !

           Je fis non de la tête.

— Trop instable. Trop dangereux. J’imagine que Fontaine ou Ryan ne voulaient pas recevoir des plaintes à longueur de journée pour des clients qui se téléportaient malencontreusement sous l’océan au lieu de se retrouver chez eux, bien au chaud, dans leurs lits.

           Stan leva les sourcils.

— Effectivement, c’est clairement une moins bonne idée, tout à coup.

           Stan et les autres avaient décidément beaucoup de choses à apprendre sur cette ville. Ce qui m’inquiétait d’autant plus, étant donné que nous n’étions qu’une toute petite équipe. Nous n’étions objectivement pas prêts. J’espérais simplement que le voyage se passerait sans encombre.

           Nous dépassâmes l’ancien kiosque, méconnaissable sous ces mètres de végétaux, et une vieille Vita-chambre hors-service, pour nous retrouver devant deux grandes arches qui indiquaient la direction de la Pointe Prométhée. La Pointe en question était à l’opposé de notre destination, mais il fallait emprunter cette voie afin de rallier la seule station de métro du quartier, située dans les Appartements Artémis.

           Toute cette escapade à travers Rapture promettait d’être palpitante, mais surtout épuisante. Crapahuter dans les coins sombres et sordides, emprunter le métro, essayer de survivre, j’avais déjà vécu tout ça. Sam aussi avait dû traverser tout Rapture, avec l’aide bienvenue d’Alan. Et de savoir que j’allais devoir répéter le même schéma, cela ne m’enchantait pas vraiment.

           Si seulement j’avais le plasmide Téléportation sous la main, on serait déjà sur une plage à siroter des cocktails, pensai-je, en riant au fond de moi.

           L’équipe et moi-même passâmes sous les grandes arches richement décorées, qui tenaient à peine debout, et arrivâmes devant l’un des plus anciens bistrots de la ville, le Central Square Bistro, qui n’était finalement qu’un simple carré de béton situé au milieu de la zone, à la croisée des chemins. C’était sa situation avantageuse qui avait fait son succès, autrefois. Mais il n’avait pas survécu à la Guerre civile. Rien que le fait de voir ce petit carré de rien du tout dans cet état me rendait vraiment émotive.

           Toute cette zone-ci était elle aussi submergée par la verdure. Le gazon tapissait le sol à travers le béton. Les fontaines qui décoraient le quartier étaient complètement détruites, remplacées par des arbres qui avaient pris racine en leur centre. Des affiches moisies, demandant « Qui est Atlas », pourrissaient dans la pelouse. Des carcasses et des débris de tourelles et de caméras étaient répandus sur le sol à plusieurs endroits. Des lumières puissantes avaient été ajoutées au plafond, ce qui donnait l’impression que le Soleil lui-même avait réussi à atteindre ce lieu sans vie.

— C’est magnifique ! s’émerveilla Stan, toujours aussi emballé.

           Même Éric et les soldats semblaient fascinés par ce lieu hors du temps. Il est vrai que pour moi aussi, ce retour sonnait comme une véritable exploration. Revoir ce quartier sous un angle différent après tant d’années était assez dépaysant. Je ne reconnaissais presque plus les lieux, moi qui les avais pourtant arpentés tant de fois. Cependant, ce jardin surréaliste avait un effet néfaste sur moi : sans mon rendre compte, je baissais progressivement ma garde.

— Ça l’était encore plus avant la Guerre civile, rétorquai-je, avec un pincement au cœur.

           Nous entrâmes dans l’ancien bistrot, dont on ne discernait presque plus le comptoir. Le distributeur El Ammo Bandito avait été transpercé de part en part par des ronces menaçantes, dont la longueur s’étendait jusqu’aux étagères, qui contenaient autrefois des bouteilles remplies d’alcool. J’enjambai les ronces afin de faire le tour du bistrot, complètement vidé de tout ce qui avait autrefois de la valeur.

— Tu t’en souviens encore ? questionna Elaine, qui se tenait devant l’entrée du bistrot.

— Vaguement, répondis-je, avec humilité. Tout est plutôt flou dans ma tête. Mais je revois encore les rues noires de monde, les gens qui rentrent du travail, qui passent boire un petit coup par ici avant de prendre le tram pour leur destination. L’odeur de cigarette qui empeste dans le bistrot, les effluves d’alcool, les conversations endiablées.

— Comment peux-tu te rappeler tous ces détails ? demanda Elaine, interloquée.

           Je m’approchai du comptoir et arrachai d’un coup sec les quelques lianes accrochées à ce dernier avec rage. Lentement, après avoir fini mon nettoyage vain et inutile, principalement motivé par un courroux et une peine immense, je me tournai vers Elaine.

— Parce que ce bistrot appartenait à mon père.

           Elaine regarda Stan, qui paraissait aussi étonné qu’elle. Elle s’approcha de moi avec déférence.

— Ton père ? Je pensais que ton père avait vécu à la surface toute sa vie.

           C’est ce que je leur avais raconté à propos de Sam. Je ne voulais pas que quelqu’un le repère et lui pose des questions, ou qu'il lui arrive malheur. Je préférais le laisser en dehors de tout cela.

— Mon père biologique, Jacob Zimmermann. Tenenbaum les connaissait bien, lui et ma mère, c’était une amie de la famille. Après avoir été enlevée et transformée en… monstre, j’ai oublié beaucoup de choses sur mon enfance. C’était comme si on m’avait lavé le cerveau. Mais elle m’a a rappelé d'où je venais. Elle m'a raconté comment mon père avait acheté ce bistrot dès sa construction, comment il avait fait fructifier son commerce. Elle m’a aussi parlé de ma mère, Hannah, qui travaillait dans une boutique de vêtement du côté de Fontaine’s. Ma mère, elle non plus, ne comptait pas ses heures.

           Je marquai une pause et inspirai profondément, essayant vainement de défaire le nœud qui me gênait au fond de la gorge. J’appréhendais vraiment la suite de mon histoire. Une histoire que je n’avais jamais racontée à personne, même pas à Sam, qui avait préféré ne rien savoir, pour vivre une nouvelle vie, avec moi, en repartant de zéro.

— Le reste, Tenenbaum ne me l’a jamais raconté. Mais au fil de ma vie, je me suis souvenu de toute l’histoire. Le magasin où travaillait ma mère était devenu l’un des plus prisés de la ville. C’est à ce moment-là que son patron lui a demandé de consommer des plasmides pour servir les clients. Il disait qu’elle devait être plus rapide, qu’elle devait pouvoir répondre à toutes les demandes. Puis, ça a été la spirale. Elle est tombée dans la drogue. Elle était devenue trop modifiée pour mon père, qui l’a complètement rejeté. Après ça, Ryan a pris d’assaut le bâtiment et l’a fait couler sans sommation. Ma mère était à l’intérieur ce jour-là. Ni mon père, ni moi ne l’avons revu.

« Mon père, lui, s’est adonné à une autre sorte de drogue, l’alcool. Il vidait ses étagères presque tous les jours. Un jour, l'un des gars qui travaillait pour l’un des centres d'éducation Little Wonders est passé au bistrot, juste avant la fermeture. Mon père était tellement bourré qu’il ne se rendait plus compte de rien. Le gars a commencé à faire la causette avec lui, avant de l’assommer avec la bouteille qu’il avait commandé. Ni une ni deux, il m’a prise avec lui. C’est comme ça que je suis devenue… une Petite Sœur.

           Je terminai mon monologue, avec les larmes aux yeux. Je ne savais pas ce qui m’avait pris. Je crois que j’avais été emportée dans mon élan. Je venais de raconter l’histoire de mes parents à de parfaits inconnus. Une histoire que je n’avais pourtant osée raconter à quiconque, même pas à Derek. Ce jour-là, je dévoilai enfin une partie importante de ma vie, mon enfance. Une enfance que cette ville avait gâché sans vergogne. Mes parents auraient été encore vie, s’ils n’avaient pas voulu faire partie du petit club de Ryan. D'un autre côté, si je n'avais pas été enlevée, je n'aurais jamais rencontré Sally, au centre d'éducation de Market Street. Je n'aurais pas non plus rencontré Sam en 1958, lors de l'une de nos balades ensemble. Et elle n'aurait peut-être même pas rencontré Booker. Les choses auraient été bien différentes.

           Les larmes logées sous mes paupières étaient tenaces. J’avais eu beau les essuyer durant mon récit, elles revenaient toujours à la charge. Elaine, qui n’avait pas osé bouger durant tout le temps que dura mon histoire, s’approcha doucement de moi et posa une main tendre sur mon épaule.

— Oh Sarah, lâcha Elaine. Je suis… désolée.

           Mais alors que tout l’équipe, y compris Eric et les autres soldats, s’étaient attendris sur mon histoire, nous fûmes surpris de voir une ombre furtive passer devant l’entrée du bistrot. Une silhouette furtive, qui nous fit sursauter, puis qui disparut dans un nuage de cendres. Je fus bien obligée de reprendre mes esprits. Car je savais ce qui nous attendait.

— Ce sont eux, dis-je. Les Saturniens. Ils doivent savoir qu’on est ici.

           Les soldats se remirent à pointer leurs mitraillettes à plusieurs endroits, s’attendant à croiser un chrosôme n’importe où. Elaine s’empara du revolver qu’elle cachait dans son pantalon. Alors que nous étions tous en alerte, un chrosôme se montra furtivement derrière l’autre entrée du bistrot avant de disparaître sans laisser de traces.

— Oh mon Dieu ! répétait Stan, dans un état de stress absolu.

— Chut ! s’énerva Elaine.

           Un silence s’installa. Tout semblait calme. Avec les yeux rivés sur chaque entrée, nous ne pouvions pas les manquer. Mais c’était sans compter sur les talents de ces saletés de chrosômes. Sans que nous puissions les voir venir, ils commencèrent leur attaque, avec une organisation quasi-militaire.

           L’un d’entre eux se montra devant l’un des soldats, qui commença à tirer avec frénésie ; mais il ne put le toucher, tandis qu'il se volatilisa en un éclair. Un autre se matérialisa sous l’arche, devant laquelle était passé le premier chrosôme que nous avions aperçu, avant de commencer à lancer des boules de feu sur les soldats, qui eurent le temps de se baisser au dernier moment ou d'esquiver ces projectiles mortels. L’un des soldats réussit même à le toucher, avant que le chrosôme en question ne se dissimule grâce à son plasmide.

           Puis, le calme avant la tempête sembla s’installer. Chacun d’entre nous attendait la suite avec une peur panique. Mais nous n’étions pas prêts pour ce qui allait se passer.

           En effet, je me rendis compte trop tard que quelque chose titillait mes pieds. Je baissai les yeux vers le sol et la pelouse qu’il l’avait envahi, pour finalement comprendre que c’était la pelouse elle-même qui était en train de bouger. En une fraction de seconde, avant même que je n’ai eu le temps d’avertir mon équipe, des lianes commencèrent à s’enrouler autour de ma jambe, autour de ma ceinture, puis autour de mon buste pour finalement atteindre ma tête. L'une des lianes se serra autour de ma bouche comme un bâillon, avant qu'une autre ne me tire vers le sol et ne me mette à genou.

           Je réussi à jeter un coup d’œil à l’équipe, qui venait de subir le même sort que moi. Nous venions d’être pris au piège. Je tentai de résister mais les liens étaient trop bien serrés. Un chrosôme apparut à l’entrée sur ma droite, un autre sur ma gauche juste devant l’autre entrée, et un troisième en plein milieu de notre groupe, désormais désarmé et figé sur place.

           Les Saturniens portaient des masques fabriqués en feuilles et en paille, surmontés de ce qui ressemblait à des bois de cerf. Ils portaient une tenue blanche maculée de rouge et des gants noirs, salement abîmés. Le chrosôme du milieu, qui semblait être une femme, contrairement à ses acolytes, entama la conversation.

— Ce sont des nouveaux ? demanda-t-elle, avec une voix cassée et effrayante.

— On dirait bien, déclara le chrosôme situé à gauche, avant de rire comme une hyène.

           La femme regarda toute l’équipe droit dans les yeux, comme si elle examinait des produits dans un magasin, avant de se diriger vers moi. Elle pencha la tête et m’observa pendant de longues secondes.

— Celle-ci est différente, affirma-t-elle.

— Pourquoi ? demanda le chrosôme de droite, qui avait sorti un couteau et qui l’agitait devant Éric, avec défiance, tandis que celui-ci semblait garder son calme.

— Elle m’a tout l’air d’être une ancienne Petite Sœur.

— Comment tu le sais ? demanda l’autre chrosôme, accoudé au comptoir.

La femme posa sa main contre mon visage, pressa mes joues et commença à analyser les traits de mon visage sous toutes les coutures.

— Elles ont pratiquement toutes le même visage. Je les reconnaîtrais entre mille.

— Alors, qu’est-ce qu’on en fait ? demanda le chrosôme près du comptoir, qui semblait s’impatienter. On les tue maintenant ?

           La femme lâcha mon visage, se retourna vers lui et se mit dans une colère noire.

— Qu’est-ce que tu racontes, Orion ? Tu sembles oublier les traditions ancestrales de notre culte !

           La femme se retourna vers moi et approcha son visage du mien. Son haleine putride m’empêcha presque de remarquer ses yeux, juste en face de moi ; des yeux emplis d’une folie, qui devait macérer en elle depuis des années.

— Non, continua-t-elle. On doit l’emmener voir Cronos.

— Cronos ? s’étonna le chrosôme de droite. Mais enfin, Artémis, pourquoi on ne peut pas…

— Il n’y a pas de mais, Actéon, le coupa-t-elle sèchement. On les ramène à Cronos. Il saura quoi faire.

           Sans le voir, je crus distinguer un sourire sadique derrière son masque. Un sourire qui me flanqua la chair de poule.

— Après tout, conclut-elle, il sait toujours quoi faire. »

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