BioShock Beyond – Tome 3 : Un océan de rêves

Chapitre 21 : La plus grosse arnaque

6238 mots, Catégorie: T

Dernière mise à jour 31/12/2023 17:27

Chapitre 21 : La plus grosse arnaque


« L'ADAM est l'affaire du siècle. Plus d'escroqueries. Plus d'arnaques. Le monopole de l'ADAM engendre des profits qui ridiculiseraient ceux des grosses compagnies pétrolières. Il ne reste qu'à trouver une sépulture pour les corps... mais quand on est déjà dix kilomètres sous l'Atlantique, c'est un énorme avantage ! »

Frank Fontaine


****

     

L’entrepôt était situé à l’extrémité d’un quai brumeux baignant dans une lumière fade et terne, face à la baie de New-York. Il avait vu des jours meilleurs, désaffecté depuis des années mais toujours debout, en dépit de sa structure bancale, comme une verrue en plein cœur de la ville. En fronton, seules quelques lettres permettaient de deviner le nom que portait ce lieu des années auparavant.

Après la disparition du véritable Frank Fontaine et celle de l’escroc qui avait usurpé son nom, l’entrepôt avait en effet été laissé à l’abandon et personne n’y avait touché depuis trente ans – du moins, jusqu’à il y a quelques semaines, quand Elaine et son père avaient réinvesti les lieux, pour profiter d’un endroit sûr. Désormais – et de manière assez ironique – le lieu était devenu la propriété de Frank Fontaine, via sa société nouvellement créée baptisée « Alias », dont le nom recouvrait les grilles qui délimitaient l’accès à l’entrepôt. Un projet de démolition et de reconstruction était en cours pour tenter de réaménager le site et les engins de chantier qui avaient colonisé les lieux semblaient valider cette hypothèse. Néanmoins, ce que personne ne savait, c’était que Frank Fontaine n’avait nullement l’intention de dépenser le moindre cent pour sauver cet endroit.   

La faille qui nous amena jusqu’à New York était située à quelques encablures des anciennes Pêcheries Fontaine sur les docks, tout près d’une cabine téléphonique. A peine arrivés, nous nous répartîmes les tâches, tel que nous l’avions prévu. Les quelques personnes qui passaient à côté de nous nous regardaient d’un drôle d’air, surtout Eleanor et moi, qui étions les seules à porter un scaphandre sur nos épaules.

Pendant ce temps, Mandy traversa la rue pour se glisser à l’intérieur de la cabine. De loin, je remarquai qu’elle n’attrapa pas le combiné mais dégaina de sa veste une sorte de toute petite radio, dont elle étendit l’antenne avant de chercher une fréquence. Quelque temps plus tard, elle termina son mystérieux appel radio et en sortit en pétard. Elle s’approcha de nous d’un pas rude, les bras enfoncés dans les poches de son cabestan.  

« L’Ordre organise une réunion, afin de décider des mesures à adopter. Ils ne prendront pas de décision tant qu’ils n’auront pas des preuves de ce que nous avançons.

— Pardon ? m’écriais-je. Mais enfin, tu es à leur tête !

— Il faut croire que je me trompais, dit-elle en passant la main sur son front trempé de sueur. Il y a des membres bien plus vieux que moi encore en vie. Des récalcitrants. Et ce sont eux qui va s’agir de convaincre.

— Comment va-t-on s’y prendre ? s’impatienta Ulrike.

— Je vais aller avec elle, déclara Eleanor en hochant la tête. Je pense avoir les arguments nécessaire. La tenue sur mon dos devrait m’aider.

— Je viens avec toi, Ellie, ajouta Cindy Meltzer d’une voix étonnement calme. Je te rappelle que je connais bien New York, je saurai leur montrer qu’il y a quelque chose de pas net qui se trame dans cette ville, j’en suis persuadée. »

Tout le monde connaissait la raison qui poussait Cindy à demeurer auprès d’Eleanor. Elle ne voulait pas quitter sa sœur de cœur, celle qui l’avait consolée après la mort de son père, Mark. Mais nous acceptâmes sans rien trouver à redire. Car après tout, notre confiance en elles était totale.

Profitant du silence qui s’ensuivit, Mandy se râcla la gorge.

« Il y a autre chose que j’ai oublié de mentionner.

— Qu’est-ce qui pourrait être pire que ça ? ironisa Eleanor.

— Ce n’est qu’un détail, hein. Mais mon frère jumeau, Jacob. Il fait partie de l’Ordre lui aussi.

— Tu appelles ça un détail ? s’étonna Jennifer.

— Tu aurais pu nous en parler, lui dis-je d’un ton réprobateur.

— Je craignais votre réaction. Et puis, on ne se faisait pas encore assez confiance.

— Mais alors, quel est le problème avec ton frère ? s’enquit Ulrike, les traits de son énorme front plissés à l’extrême.

— Eh bien, on n’a pas toujours été en très bon termes, lui et moi. J’ai bien peur qu’il nous mette des bâtons dans les roues.

— Je suis sûr que tu réussiras à le rallier à toi, ne t’inquiète pas », lâcha Eleanor, en soutenant le regard fuyant de Mandy.      

Décidément, on allait de surprise en surprise ! Du fait de ces contretemps de dernière minute, dix d’entre nous devaient désormais se diriger vers les Pêcheries. Et à mon tour, ce fut à moi de surprendre l’équipe, lorsque je m’opposai à ce que quelqu’un m’accompagne aux Pêcheries.

— Quoi ? Mais tu es folle ! s’écria Sally, en me secouant par les épaules.

— Je ne veux pas qu’il vous arrive quoi que ce soit, dis-je en me libérant de son étreinte. On ne sait pas ce que Fontaine vous fera quand il verra qu’Elizabeth n’est pas parmi nous.

— Il doit vous garder en vie s’il veut savoir où elle est, pas vrai ? intervint Ulrike, en plaçant son index sous son menton anguleux.

— Elle a raison ! acquiesça Sally en hochant la tête, des larmes s’accrochant au bord de ses yeux.

— Il n’a besoin que de l’une d’entre nous. Et je serais celle qu’il lui faut. Il doit savoir que son plan a fonctionné, c’est tout. Une fois qu’il sera en route pour son discours, vous n’aurez plus qu’à venir me libérer.

— Tu n’as pas à faire ça, lança Jennifer, inquiète.

— Je vous dois bien ça. Vos filles sont en danger et c’est en grande partie par ma faute. Si je n’avais pas conduit Elaine à Rapture, rien de tout cela ne serait arrivé. Et puis, avec cette armure sur le dos, je ne risque rien.

— Non, c’est nous ou rien ! s’exclama Sally en serrant les poings.

— Sally a raison, affirma Masha en secouant la tête. On doit rester ensemble, tu te rappelles ? »

J’ai serré les dents, affrontant leurs regards avec la boule au ventre. Elles n’avaient pas tort. Pour que la prophétie se réalise, il fallait que l’on soit ensemble, toutes les cinq. Comme Elizabeth ne s’était pas étendu sur le sujet, on en avait conclu qu’elle pouvait se produire à n’importe quel moment, nous devions donc être parées à toute éventualité.

Alors, je finis par accepter. Jack décida de se joindre à nous, ne souhaitant pas laisser ses protégées faire face à Fontaine seules. Il embrassa Elizabeth sur la joue avant qu’elle ne nous quitte, emportant avec elle les filles destinées à guider les troupes alliées jusqu’ici. L’ironie de notre situation voulait que nous soyons à nouveau réunis tous les six comme des années auparavant, unis face au même adversaire. En mon for intérieur, j’espérais que l’issue de la rencontre serait tout aussi favorable.  

***

Sur les quais alentours, tout semblait calme. Les cloches de quelques navires au mouillage résonnaient et leurs voiles claquaient sous le vent. L’agitation de la ville parvenait à peine jusqu’à moi, juste des rires complices venant d’une terrasse au milieu des klaxons qui parasitaient la Grande Pomme comme des vers de terre.

L’enseigne des Pêcheries se détacha de la brume légère en suspension dans l’air, me permettant de voir que je ne m’étais pas trompé. Je grimpai l’échelle rouillée qui tenait simplement parce que c’était la mode. Le quai de déchargement était étrangement vide. Aucun bateau n’était même amarré devant les Pêcheries et aucune voiture n’était garée dans le parking devant l’entrepôt. Si Fontaine voulait nous tendre un piège, cacher sa présence n’était pas vraiment le meilleur moyen de nous attirer à lui, tant toute l’absence de vie paraissait suspecte.

A pas de loup, nous rasâmes les murs, en me mettant à couvert à chaque fenêtre pour finalement pénétrer dans l’entrepôt par les grandes portes coulissantes.

Ce dernier était plongé dans le noir. Il y flottait une odeur de poisson pourri qui rappelait son passé révolu. Mis à part ça, l’endroit semblait cependant dans un état déplorable, prêt à s’effondrer sur lui-même. La lampe qui filtrait à travers le hublot de mon casque déposa tour à tour sa lumière sur des filets de pêches rongés par les rats, des bouées couvertes de lichen entreposées dans un coin, un plancher pourri jusqu’à la moelle, et des poutrelles qui tenaient à peine en place. Un vieux chalutier était abrité un peu plus loin sur la droite sur un rail brisé, penché sur le côté. Un énorme trou béant sur son flanc m’amenait à conclure qu’il ne ferait plus jamais aucune sortie en mer.

Sur la gauche, l’entrepôt se poursuivait avec un espace dédié à la conserverie. On distinguait l’éclat des tapis roulant en métal qui servaient autrefois à la chaîne de production derrière le rideau en plastique qui le séparait de l’entrepôt. Un panneau sur le côté indiquait qu’il était nécessaire de se laver les mains avant d’enfiler les vêtements nécessaires pour le travail.

La conserverie, bâtie tout en longueur, s’étendait devant nous comme la cale d’un immense paquebot désaffecté – à ceci près que la lune perçait par les verrières sur le toit. Les tapis roulants serpentaient parmi les méandres du bâtiment. Quelques conserves jonchaient encore le sol, vides et oxydées. Néanmoins, aucune présence humaine ne s’était encore manifestée, si bien que je commençai à me demander si Elizabeth ne s’était pas réellement trompé.

Il ne restait plus qu’une seule partie des Pêcheries à visiter : l’entrepôt et les quais de chargement, là où les camions de la compagnie engrangeaient la précieuse marchandise, les produits de la mer. C’est à cette occasion que Jack me fit part qu’il avait appris autre chose au sujet de Fontaine. Au détour de quelques documents glanés dans son appartement à Rapture, il avait découvert que Fontaine dirigeait à l’époque un autre business entre ces murs : des biens de contrebande importés depuis Cuba qui étaient transportés dans ses propres bateaux de pêche, pour éviter que les fédéraux viennent fourrer leur nez dans ses affaires. Il faut croire que Frank Fontaine avait la contrebande dans le sang. Peut-être restait-il encore des traces de son activité ici ? Non pas que ce fût vraiment ce que je recherchai ici, j’étais simplement curieuse, sans doute trop d’ailleurs – comme si mon expérience de Petite Sœur ne m’avait rien appris sur les dangers de l’exploration solitaire. En m’aventurant près des quais de chargement, un frisson me parcourut l’échine. Nous nous rapprochions du but.

Les lumières des réverbères au sodium du parking trouvaient leur chemin dans l’entrepôt en se déversant sous l’une des portes en tôle mal fermée. Un coup d’œil rapide à l’aune de ma lumière me permit de constater que toutes les portes étaient closes, les barres antipaniques enchaînées, bouclées par des serrures. Il n’y avait aucun moyen de s’échapper.

Dans le faisceau de mon scaphandre, je crus distinguer une lueur au centre de la pièce. Je plissai les yeux. Deux grands bras mécaniques qui se rejoignaient, surmontés d’un étrange dôme inversé, le tout enroulé dans des câbles épais et noirs. Mon cœur fit un bond dans ma poitrine. Cela ne pouvait être que la machine des Lutèce ! Mais comment était-ce possible ? Elizabeth nous avait assuré que l’entrepôt était vide, hormis les hommes de Fontaine.

« C’est pas vrai ! s’exclama Jack en se tenant la tête entre les mains. On l’a trouvée !

— C’est impossible, il y a forcément un truc qui cloche, nota Sally, levant les yeux dans tous les coins de la pièce, comme si une chauve-souris pouvait tomber à tout instant.

— Je vais voir ce qu’il en est. »

Avec prudence, je descendis le mur de soutènement et m’approchai suffisamment pour admirer les scintillements de la poussière sur l’objet. D’une main ferme, j’effleurai le métal pour révéler la brillance sous la poussière. Pas de doute, la machine était bien réelle, là, sous nos yeux. Pour une fois, Elizabeth avait bel et bien commis une erreur.

Elizabeth. En y pensant, cette machine, c’était peut-être sa boîte de Pandore. Une fois qu’elle serait entre nos mains, Elizabeth ne pourrait plus nous contrôler à sa guise comme elle le faisait.

Jack et les filles s’approchèrent à leur tour, subjugués.

« Vous croyez qu’ils l’ont… oubliée ? lança Sally.

— Non, cette machine est bien trop précieuse, rétorqua Léta. Il faudrait avoir un QI de bulot pour laisser un truc pareil.

— Il faudrait voir si elle fonctionne encore, dit Masha en se penchant pour observer où menaient les câbles.

— Et risquer que quelqu’un nous repère ici ? nota Jack, les sourcils froncés. Non, je propose qu’on s’en débarrasse, ici et maintenant.

— Moi, je serais d’avis qu’on l’emporte, proposai-je. On pourrait s’en servir à notre avantage.

— Sarah, dit Jack en posant sa main sur mon épaule, tu sais à quel point on a lutté pour en arriver là. On ne peut pas risquer de la perdre à nouveau et que Fontaine mette la main dessus !

— Désolé, Jack, mais je suis sûre qu’on serait capable de veiller sur elle. Depuis le début, on suit Elizabeth aveuglément, sans poser de questions. Je sais qu’elle a la science infuse, elle nous l’a prouvé. Mais si on avait cette machine, on pourrait voir ce qu’elle ne souhaite pas nous dire.

— Tu insinues quoi, là ? s’énerva Jack.

— Je pense qu’Elizabeth et tous ses amis omniscients – Alan, les jumeaux Lutèce – ils en savent plus que nous. Et ça n’a que trop duré. »

Je pris le temps d’inspirer un bon coup et me tournai vers Masha.

« Allume la machine, s’il te plaît. Il est temps de sortir de l’ombre. »

Avec du recul, je me rends compte que mes arguments étaient faussés par mon manque de discernement, par ma jalousie envers Elizabeth. J’étais grisée par les nouvelles possibilités que cette machine nous offrait, aveuglée comme l’avait été Elaine par une soif de pouvoir. Mais il était trop tard, j’avais été trop loin pour abandonner maintenant. Je voulais maîtriser la vérité, pas seulement l’entendre de la bouche d’Elizabeth.

Masha jeta un œil vers Jack, qui baissa les yeux en secouant la tête. Il devait s’avouer vaincu. En suivant les fils, Masha tomba sur l’interrupteur installé près d’une énorme batterie qui captait l’énergie de la ville pour alimenter la machine. Elle poussa le levier et la magie opéra. La salle s’éclaira bientôt suivi par la machine, qui sifflota avant que des arcs électriques ne la traversent.      

 Elizabeth avait bel et bien commis une erreur. Mais ce n’est que lors de l’explosion que je réalisai qu’elle n’était pas la seule.

Tout arriva si vite, comme au bar El Narval où j’avais retrouvé la trace de Mandy. D’abord, je perçus la montée en puissance de la machine, qui se répercutait en écho entre les murs, une chanson funeste à l’issue explosive. Je me figeai sur place et la chair de poule recouvrit mon corps. Je tentai de fuir mais mes jambes restaient clouer au sol. Mon instinct de survie habituel semblait m’avoir délaissé au pire moment.

Jack défonça la porte la plus proche à coup de Stentor Sonic et laissa passer les filles. Il cria mon nom, essayant de me ramener à la raison. Mais lorsque je retrouvai enfin le contrôle de mes mouvements, il était trop tard. Un éclat lumineux intense, le souffle violent, une vague de chaleur. Je ne sais plus dans quel ordre les évènements se produisirent mais je finis par sentir la pression de l’eau qui me cernait. L’explosion m’avait propulsé jusque dans l’océan qui ballottait les bouées quelques mètres plus bas sous l’entrepôt.

Du reste, je n’arrive plus à savoir ce qui était réel ou non. Mon corps et mon esprit semblaient disloqués et pourtant, ils ne faisaient plus qu’un. À la dérive, tout était abstrait. Ma chair, mes muscles, mes os, tout avait disparu. Ne subsistaient qu’un vague sentiment artificiel de paix et la caresse de l’eau qui s’immisçait sous ma combinaison.

Tout à coup, une scission s’opéra. J’observais mon esprit se mettre à divaguer bien plus vite que mon enveloppe charnelle, comme attiré par un aimant. Une petite souris qui se faufilait dans la ville à la recherche de son bout de fromage. Lorsqu’il posa enfin les moustaches dessus, je compris que notre lien télépathique de Petite Sœur s’était mis en marche et qu’il guidait mes pensées.

Le siège de l’Ordre international des Pions. C’est là que mes amies se trouvaient maintenant et c’est là que mon esprit se dirigeait. Et si j’en croyais le piège que Fontaine m’avait laissé, elles étaient peut-être en danger, elles aussi.

***

Quand le lien nous connecta, Eleanor et moi, elle se trouvait déjà dans la salle de réunion de l’immeuble qui abritait l’Ordre international des Pions. Bien sûr, il ne se nommait jamais ainsi en public. C’eût été aussi risible que de se revendiquer franc-maçon lors d’une conférence politique. Il avait choisi un nom étrange pour sa couverture : « Sissa », l’inventeur présumé des échecs. Un nom bien à propos.

Les nouveaux locaux de l’association se situaient dans les étages d’un vieil immeuble en briques rouges, en périphérie de Manhattan. Pendant quelque temps durant les années soixante-dix, cet immeuble s’était trouvé à l’abandon, frappé par la pauvreté qui envahissait la ville et des squatteurs y avaient élu domicile. Grâce à Mendy et à l’héritage qu’elle avait reçu de la part de son ancien mentor, l’Ordre s’était installé ici, en rénovant tout le bâtiment. Ainsi, il avait pu subsister, se préparer, s’armer. Sous couvert d’une association qui aidait officiellement les vétérans de guerre, l’Ordre avait attendu le bon moment pour retourner sur le devant de la scène.

Mais qu’en était-il de son véritable objectif ? Retrouver les disparus, pour la plupart des membres, était devenu un rêve inatteignable si bien que beaucoup avaient fini par quitter le navire au bout de plusieurs années de recherches infructueuses. Aujourd’hui, l’Ordre ne comptait donc plus parmi ses fidèles que les plus extrémistes d’entre eux, ceux qui étaient prêts à tout, comme l’était Mandy.

Alors qu’Eleanor et Cindy patientaient à l’écart, attendant l’occasion de délivrer leurs arguments, Eleanor sentit des picotements sous son crâne. Un frisson courut le long de sa nuque. Elle posa son regard par la fenêtre, s’attendant presque à ce qu’une voiture déboule de nulle part. Mais ce n’était que mon cerveau en stase qui se connectait avec le sien. La rue, elle, était bien vide. Désormais, j’étais dans sa tête, je voyais à travers ses yeux, je ressentais ce qu’elle sentait. Notre lien télépathique fonctionnait bien mieux que nous l’avions espéré.

« Ça va ? lui chuchota Cindy.

— Oui, je crois, répondit Eleanor, un peu décontenancée, en se massant la nuque.

— Il n’y a aucune raison que ça se passe mal tu sais. Si tu as réussi à ramener ton père à la vie pour qu’il vous sauve tous les deux, il n’y a pas de raison que tu ne puisses pas convaincre une bande de vieux dégénérés de nous aider. »

La nuit fraîche semblait lourde quand on était sous sa peau, d’autant plus qu’elle se tenait à côté du radiateur. Je pouvais sentir le stress qui la rongeait. Elle redoutait l’issue de cette réunion. C’était une opportunité pour notre équipe de gagner des alliés précieux. Son père était là, aussi. Pas physiquement, mais dans son esprit, avec elle, à essayer de la conforter. Je pouvais presque le voir, comme un ange sur son épaule.

A travers le fil invisible qui nous reliait, elle et moi, je chuchotai enfin son nom, espérant attirer son attention. Surprise, Eleanor passa une mèche de cheveux derrière son oreille, essayant d’établir d’où provenait la voix qui résonnait dans son crâne. Elle avait l’habitude que son père lui parle, mais cette voix féminine l’intriguait. La deuxième fois, je décidai de ne plus la ménager et hurlai à pleins poumons. Elle sursauta, levant les yeux partout, comme acculée de toute part, et s’accrocha au bras de Cindy.

« Qu’est-ce qui t’arrive, Ellie ? s’inquiéta Cindy.

— C’est... Sarah, dit-elle, troublée et haletante. Je crois qu’elle tente de me contacter. »

Eleanor ne tarda pas à me dévouer toute sa concentration. Je n’avais qu’une consigne à lui donner : se méfier de tout, ne faire confiance à personne. Une attaque pouvait survenir de n’importe où.

« Vous allez bien ? demanda Mandy, assise autour de la table au centre de la pièce, en s’adressant à Cindy et Eleanor.

— Elle va se ressaisir », assura Cindy.

Le lien qui unissait mon esprit en morceaux à celui d’Eleanor me permettait l’accès à des bribes de ses souvenirs, parmi les plus récents d’entre eux. Mais tout semblait confus, le temps était diffus.

Mandy, Cindy et elle avaient débarqué pour assister au Conseil de l’Ordre. Elles avaient rencontré Jacob, Pion blanc et frère de Mandy, un type frêle, rachitique, qui ne ressemblait en rien à sa sœur. Mandy et les autres membres s’étaient installés et avaient commencé à débiter des palabres ennuyantes, entourés par une dizaine de types cagoulés et armés jusqu’aux dents. Une sécurité privée, engagée par les membres de l’Ordre pour les protéger. Eleanor trépignait d’impatience de pouvoir régler cette histoire, pour enfin porter un coup fatal à Fontaine.

Ça, c’était avant que je ne la prévienne de l’imminence d’une attaque. Mais comment se préparer à une attaque qui pouvait survenir n’importe quand, n’importe où ?

Eleanor pencha la tête par la fenêtre. La rue était toujours aussi vide. Quelques passants, une ou deux voitures garées, pas de quoi s’affoler. D’après ce qu’elle avait vu en arrivant, il n’y avait aucun accès par l’arrière, la porte ayant été murée lors des travaux pour éviter toute intrusion fortuite de petits curieux.

Soudain, l’évidence frappa : et si l’attaque ne venait pas de l’extérieur mais de l’intérieur ? Eleanor traîna son regard inquisiteur parmi les hommes de main engagés par l’Ordre tandis que ses membres continuaient de se disputer pour essayer de trouver un accord. Seul Jacob avait dû quitter la salle en cours de réunion, l’air de la salle devenant vite irrespirable pour lui, qui souffrait d’un asthme très prononcé. Eleanor avait trouvé ça étrange de quitter un évènement aussi important. Ça en devenait même suspect, à présent qu’elle connaissait l’issue de cette rencontre entre membres. Mais Eleanor devait avouer qu’elle aussi avait du mal à supporter l’odeur dans cette pièce. Elle lui rappelait celle qui embaumait la maison de sa mère, vers la fin de sa vie.

« Cindy, murmura Eleanor. Ecoute-moi. On est en danger. Sarah et les autres ont été piégés. Elle est dans les vapes, je ne sais pas si elle va se réveiller. Les autres semblent avoir disparu, elles aussi.

— Je n’arrive pas à les contacter moi non plus. Mais… comment ?

— On est sûrement les prochaines sur la liste.

— Tu veux dire… que nous sommes seules sur ce coup ? réalisa la petite bibliothécaire, en posant une main tremblante sur sa bouche.

— Ecoute, tout va bien se passer. Je te le promets. »

Eleanor leva les yeux vers la table. La réunion s’éternisait. Les membres avaient passé tellement de temps enfermés dans leurs propres cauchemars par leurs vieux démons qu’ils n’arrivaient même plus à voir que la vérité était sous leurs nez. Nos ennemis étaient là, et ils étaient prêts à nous anéantir.

« Cindy, lui chuchota Eleanor, je veux que tu sortes et que tu montes la garde, OK ? Si tu as le moindre souci, parle-moi par la pensée et je viendrai t’aider. Profites-en pour essayer de surveiller Jacob, il ne m’inspire pas confiance.

— Qu’est-ce que tu vas faire ?

— J’ai un bel argument pour les convaincre, désormais. Un élément irréfutable, même. »

Eleanor ne craignait pas de tenir tête à ses vieux grincheux. Elle avait supporté sa mère pendant assez d’années pour savoir comment réagir dans ce genre de situations. Cindy, quant à elle, avait beaucoup changé depuis l’assaut sur Wang Laboratories. Eleanor savait qu’elle serait prête. Elle avait ça dans le sang.

Cindy Meltzer quitta la pièce aussi discrètement et rapidement que possible, provoquant néanmoins de vives réactions parmi les membres.

« Hey ! Qu’est-ce qui se passe, ici ? s’égosilla le Pion Bleu, un vieux type au regard sinistre et à la moustache broussailleuse qui avaient des contacts parmi les forces de l’ordre new-yorkaises.

— Un imprévu, lança Eleanor d’un ton évasif.

— Et ça vous autorise à quitter la réunion à votre guise ? s’emporta le Pion d’Acier, en tapant du poing sur la table.

— Je crois qu’il est temps que je prenne la parole, si Mandy veut bien me laisser cette honneur. »

Mandy ordonna le retour au calme et acquiesça, en se tassant au fond de son fauteuil et en croisant les bras, un léger sourire au coin des lèvres.

« Ecoutez-moi tous. Vous savez désormais que c’est Rapture qui vous a arraché vos proches. Moi, je suis né là-bas et j’ai vu la ville sombrer dans les abysses. Un homme était le principal responsable de cette décadence, il s’appelait Frank Fontaine. Il y a quelques instants, j’ai appris de source sûre que ce même Frank Fontaine a déjà commencé son œuvre, ici, à New-York. Un attentat vient d’avoir lieu aux Pêcheries Fontaine, sur les docks. Ce n’est que le début. Et bientôt, si vous ne décidez pas d’agir maintenant, New-York tout entière sera à feu et à sang.

— Comment peut-on vous croire ? lança le Pion Bleu en triturant sa moustache.

— Peut-être que si je vous ramenais le corps de mon amie Sarah, vous seriez sans doute plus convaincu. N’est-ce pas ? »

Le Pion Bleu tourna sa langue dans la bouche et se cala dans son fauteuil.

« Et si ce que je vous ai dit ne suffit pas, poursuivit Eleanor sur un ton empli de rage, je suis au regret de vous annoncer que la machine que vous avez cherché à ramener sur la terre ferme, en envoyant la fille de Frank Fontaine à votre place, a été détruite dans l’explosion qui a rasé les Pêcheries. Ce qui veut dire que mes amis et moi sommes maintenant les seuls à pouvoir vous ramener vos Disparus. »

Silence pesant dans l’assemblée. Tous les membres se jetaient de vilains regards en coin, comme s’il s’accusaient mutuellement de la faute qu’ils avaient tous commise. Mais Eleanor était satisfaite. Il ne leur restait plus qu’à admettre leur défaite.

Alors que Mandy s’apprêtait à prendre la parole, une vive odeur chatouilla le nez d’Eleanor. Je la sentis moi aussi. Pour Eleanor, la fragrance avait l’odeur du thé. Mais pour moi, elle avait la senteur du pop-corn et de la barbe à papa. C’était l’odeur de l’ADAM. Eleanor se mit à suivre la piste scintillante du regard. Et puis elle posa les yeux sur l’un des agents de sécurité.

Il paraissait normal au premier abord, couvert de la tête au pied, mis à part son gant mal enfilé, qui laissait découvrir une partie de sa peau. Eleanor plissa les yeux et c’est là qu’elle la vit. Une goutte de sueur qui glissait le long de sa main, phalange après phalange. Elle réalisa alors qu’elle s’était laissé berner. L’ennemi était là depuis le début, son relent d’ADAM masqué par son attirail.

« Des chrosômes ! cria alors Eleanor. A terre ! »

La panique se répandit comme une traînée de poudre mais les membres n’eurent pas le temps de faire quoi que ce soit. Tous les agents se mirent en position de tir et les flammes de leur canon illuminèrent la pièce comme en plein jour. Eleanor assista au massacre, tétanisée. Les corps des membres déchiquetés face à elle lui retournèrent l’estomac. L’odeur du sang surpassa bientôt celle de l’ADAM et la poussa à agir.

Elle attrapa son casque et le posa sur sa tête. Le combat semblait inégal mais Eleanor n’avait plus grand chose à perdre, à présent.

Une pluie de boules de feu s’abattit sur les chrosômes, qui répondirent par une lancée d’éclats cryogéniques. D’un geste de la main, la Grande Sœur réussit à les retourner à l’envoyeur, ne parvenant pas à éviter quelques balles au passage. Je pouvais sentir la force et la colère en elle, un torrent incroyable prêt à tout balayer sur son passage. L’un des types balança une nuée d’insectes qu’elle réduisit en cendres d’un coup d’arc électrique. Par un phénomène qu’elle n’avait jamais encore jamais vu, la foudre se répandit des insectes aux chrosômes, les clouant sur place, ce qui lui laissa un peu de répit pour se concentrer. Avec toute la force qu’elle parvint à puiser en elle, c’est bientôt une immense masse faite du bois de la table et du verre des fenêtres qu’elle envoya sur ses ennemis en hurlant. Elle acheva le dernier survivant en se téléportant derrière lui et en lui enfonçant sa seringue dans le dos. Et puis, le silence se fit dans l’immeuble.

Le nuage de poussière se dissipa. Eleanor reprit son souffle et constata les dégâts avec effroi. Le parquet s’était effondré là où la masse avait chutée, les murs étaient recouverts de glace, elle-même était maculée de cendres. Mais il y avait un constat encore pire que tous les autres : l’attaque n’avait laissé aucun survivant parmi les membres de l’Ordre. Et Mandy faisait malheureusement partie des victimes. Eleanor s’approcha d’elle. Elle sentit les larmes monter de façon incontrôlable. Mandy était la seule encore assise sur sa chaise, les pieds solidement ancrés au sol, les yeux révulsés. Elle qui souhaitait revoir Carmen… Son vœu avait finalement été exaucé dans la mort. Pour lui assurer un repos bien mérité, Eleanor prit soin de rabattre ses paupières. C’est tout ce qu’elle pouvait faire pour elle, dorénavant.

Mais ce n’était pas la fin pour tout le monde. Il restait un espoir. Jacob. Il était le seul membre encore en vie. Et il se trouvait avec Cindy. Eleanor n’eut pas le temps de la contacter car cette dernière le fit à sa place.

***

Cindy avait dévalé les escaliers et réussi à retrouver Jacob Raven au pied de l’immeuble, pâle et nauséeux, un bronchodilatateur à la main. Elle lui avait exposé la situation en allant au plus rapide. Trop occupé à essayer de maîtriser son souffle, Jacob avait à peine esquissé un hochement. Cindy l’observait d’un air intrigué. Si ce type était un traître, alors il cachait vraiment bien son jeu.

« Vous avez entendu ce que je viens de vous dire ? lui avait demandé Cindy avec insistance.

— Oui, oui, bien sûr ! Je suis asthmatique, je ne suis pas sourd ! »

Jacob avait rangé la ventoline dans sa jolie veste brodée. Manifestement, elle avait affaire à un homme de goût.

« Ecoutez, avait-il continué, ça se voit que vous ne connaissez pas ma sœur. Elle sait se défendre. Une fois, elle a tabassé un type qui m’avait volé ma pinte de bière.

— C’est très impressionnant, mais si ce que l’on pense est vrai, elle n’est pas la seule à être en danger. Vous aussi vous pourriez… ».

C’est là que l’assaut des hommes de Fontaine avait commencé. Un vacarme assourdissant qui avait fait vibrer les murs du vieil immeuble en briques.

« Oh non ! s’était écrié Jacob. Mandy !

— Ne bougez pas, Jacob ! Je vous en prie ! » lui avait demandé Cindy.  

En réalité, tout s’était déroulé en quelques secondes à peine. Juste le temps de quelques battements de cils. A la fin, le silence était total. Cindy voulait grimper les escaliers et voir ce qu’il en était, jusqu’à ce qu’elle se souvienne de quelle manière elle pouvait contacter Eleanor.

« Elie ! Est-ce que tu vas bien ?

Je vais bien. Mais Mandy… Elle est morte. Ils sont tous morts.

Quoi ? Oh non !

Il faut que tu emmènes Jacob Raven en sûreté. Trouve une voiture, n’importe laquelle. Cet endroit est compromis. Je te rejoins dès que possible. »

« Qu’est-ce qui s’est passé ? demanda Jacob, essoufflé. Où est Mandy, hein ? Où est ma sœur ?

— Nous n’avons pas le temps, Jacob. Il faut partir d’ici. Où est votre voiture ?

— Quoi ? Mais…

— S’il vous plaît, Jacob, supplia Cindy. Je vous expliquerai tout en chemin.

— Un peu plus loin, au bout de la rue, indiqua-t-il d’un geste de l’index.

— Merci ! Maintenant, venez avec moi, s’il vous plaît. »

D’un pas leste, les deux compères se dirigèrent vers la voiture de Jacob, une Cadillac des années 1970 encore bien conservée. Un crissement de pneu s’éleva soudain dans la rue sombre et inanimée derrière eux. L’attaque des hommes de Fontaine n’était pas terminée.

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