BioShock Beyond – Tome 3 : Un océan de rêves

Chapitre 19 : Obsolète

5645 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour 23/05/2022 01:18

Chapitre 19 : Obsolète

 

« Je dois garder un œil sur Porter et sa… machine pensante. Il y a plusieurs façons d’évincer un rival… et j’imagine que Fontaine cherche aussi à obtenir la suprématie sur le marché de l’information. Chaque heure passée par cet appareil à traiter le code génétique pour Fontaine rapproche un peu plus ma ville de sa destruction… et si Porter est bien son associé… eh bien, ma foi… La machine est une véritable merveille. Inestimable. L’homme pourrait bien devenir… obsolète. »

Andrew Ryan


****


Calmement, Elizabeth entra dans le restaurant, avec la démarche et l’assurance d’un cow-boy investissant son saloon habituel. Aucune d’entre nous ne souffla mot tandis qu’elle s’emparait d’une chaise avant de s’asseoir auprès de nous, à l’instar d’une maîtresse qui comptait nous faire la leçon. Le rouge carmin sur les joues de mes amies me laissait craindre le pire en ce qui concernait la couleur de mon propre visage. Et sans pouvoir me retenir, cela me fit sourire. Pendant un instant, je réalisai que nous étions bien plus liées que je ne l’aurai cru, même après toutes ces années.

« Alors, lança Elizabeth en retirant sa capuche, cette petite pause a-t-elle été assez… enrichissante à votre goût ?

— On peut dire ça, oui, répondit Natasha, qui tentait de cacher les voxophones entre ses bras.

— Pas la peine de me mentir. Je savais que vous les trouveriez un jour. »

Evidemment, pensai-je en mon for intérieur, elle a tout prévu depuis le début.

« Dans ce cas, demanda Sally, pourquoi nous avoir caché ça ?

— En vous engageant dans cette quête, vous vous doutiez bien que Fontaine se mettrait en travers de votre route, n’est-ce pas ?

— Oui, mais nous n’imaginions pas que nous aurions à le combattre à nous cinq comme la dernière fois !

— Malheureusement, c’est ainsi que les choses se dérouleront. Et au cas où vous auriez encore des doutes sur moi, je ne suis pas celle qui décide de votre destinée.

— Qui, alors ? demanda Leta, animée par son pragmatisme habituel. Dieu ? Ou la Grande Chaîne de Ryan ?

— Personne ne le sait, répondit Elizabeth, le visage tout embourbé dans un sérieux déconcertant. Moi-même je ne reste qu’une observatrice des évènements.

— Dans ce cas, qu’attendez-vous de nous, au juste ? l’interrogea Masha, avec un brin de voix faiblard et désemparé.

— Je n’attends rien, je sais que vous réussirez.

— Tout ça, c’est des salades ! répliqua Natasha d’une voix cristalline, avec le franc-parler qu’elle tenait de sa mère. Vous savez rien du tout !

— Oh, j’en sais plus qu’assez sur vous », nota Elizabeth d’un ton froid. 

Elle se leva de sa chaise et commença à parcourir les allées du restaurant d’un pas lourd, en maintenant son regard intense sur nous.

« Je sais que vous souffrez, commença-t-elle, toutes autant que vous êtes. Je connais cette colère qui brûle en vous, le courroux qui vous ronge. Mais ce ne sont pas ces émotions brutes qui vous ont menées jusqu’ici, je me trompe ? C’est la peur. La peur de perdre les êtres qui vous sont chers, la peur de ne jamais les revoir ; c’est elle qui vous maintient en vie. Mais si… si cette peur continue de vous affaiblir, le destin vous rattrapera comme il le fait chaque fois. Zachary Comstock, le “Prophète” de Columbia, en a fait les frais. Lorsque tout le monde croyait voir en ce diseur de bonne aventure le nouveau messie, j’ai fini par voir qui il était vraiment. Ce n’était pas un prophète ni même un être divin, ce n’était qu’un homme, un pauvre homme pétrifié par la peur jusqu’à ce que sa misérable vie s’achève dans le sang qu’il désirait tant. »

Son discours sonnait à la fois comme un encouragement et comme un avertissement. Mais dans mes oreilles, ses mots se transformaient en un amalgame mielleux d’infimes sons sans nuances. Elizabeth était peut-être celle qui nous avait sauvées et qui saurait nous mener vers le droit chemin le moment venu, mais elle ne connaissait que les grandes lignes de nos histoires. Elle ne pouvait pas savoir ce que nous avions enduré. Je ne remettais pas en doute le passé tragique qu’elle partageait avec Alan, mais leur jeunesse n’avait rien d’un film d’horreur, c’était un conte de fées. Tandis que nous pataugions dans les flaques d’eau glaciale à la recherche de cadavres comme des vautours assoiffés de chair putréfiée, Alan et elle vivaient une existence paisible et ignorante dans une tour d’ivoire aux ailes d’ange, seul édifice qui constituait leur unique lien avec le monde extérieur.

« Tout cela ne nous intéresse pas », répondis-je en serrant les dents.

Je plongeai mon regard las dans le sien.

« Dites-nous plutôt ce qu’il advient de Fontaine dans sa réalité », ajoutai-je en tapotant le bout de mon index sur la table tout en fronçant les sourcils à son attention.

Elizabeth se mit à se mordiller la lèvre inférieure en baissant les yeux. Elle soupira longuement avant de croiser les bras.

« Très bien. Vous l’aurez voulu. »

 

*

*            *

Comme si les visites successives ne nous avaient pas assez déstabilisé pour le reste de notre vie, Elizabeth accepta de nous conduire vers une troisième réalité alternative. En un battement de cil, le paquebot agonisant se transforma en une Rapture flamboyante, à l’apogée de son âge d’or, sous le pinceau mystique de notre guide.

Perdu dans ses pensées, un homme regardait l’horizon qui s’offrait à lui, tandis qu’il se tenait fièrement debout devant les hautes baies vitrées de son bureau, un verre de whiskey à la main. Au loin, le centre de géothermie semblait fonctionner pour le mieux. Sa ville se portait à merveille. Pour l’instant, du moins.

Près de la console de contrôle qui permettait de déclencher à tout instant l’autodestruction de la ville, un autre homme jaugeait son partenaire commercial d’un regard cynique. Avec ses grandes lunettes et ses sourcils arqués, la main posée au-dessus de la fente qui accueillait la clef génétique de Ryan, le beau gosse aux cheveux bruns vêtu d’une chemise noire en coton trop serrée semblait plongé dans une grande incertitude, en dépit de son apparent relâchement.

« Vraiment, M. Ryan, lâcha-t-il avec une peine fallacieuse au creux de la voix, je suis obligé de refuser. Il y a bien trop d’inconnues dans ce contrat. Et s’il y a bien quelqu’un qui déteste devoir traiter avec des inconnues, c’est bien moi. Avec moi, les inconnues ne le restent jamais longtemps, vous pouvez me croire. »

Ryan haussa les épaules et fit volte-face.

« Epargnez-moi vos vantardises, McClendon. Ce contrat est d’une importance capitale pour l’avenir de ma cité, et vous le savez. Cependant, vous semblez prêt à l’ignorer sciemment.

— Ecoutez, M. Ryan… Andrew… Je peux vous appeler Andrew ? »

Le long silence glaçant qui s’ensuivit était sans équivoque. Après avoir avalé sa salive et s’être raclé la gorge bruyamment, McClendon reprit :

« Très bien, M. Ryan. Ce que je veux vous dire, c’est que ce n’est pas le genre de projet qui m’intéresse. Là on parle de science, de biologie. Moi je bosse dans la robotique et l’ingénierie.

— Je crois en toutes les formes de sciences. La robotique prouvera son utilité en temps voulu, c’est une certitude.

— Voilà un point sur lequel nous sommes tous les deux d’accord. Mais vous devez comprendre que ce que vous attendez de moi est bien trop risqué. Je ne peux pas tout miser sur une simple idée un peu farfelue parce que c’est l’un de vos scientifiques lèche-bottes de malheur qui vous l’a soufflée !

— Au dire du Dr Suchong, Brigid Tenenbaum est le Mozart de la génétique. Moi-même, je dois reconnaître que ses dispositions intellectuelles sont remarquables McClendon, et je sais qu’elle est la plus compétente dans son domaine… Contrairement à vous. »

L’homme à l’impétuosité grandissante fronça les sourcils, leur conférant une difformité assez dérangeante.

« Qu’êtes-vous en train d’insinuer ?

— Je n’insinue rien mon cher, je ne fais que constater votre faiblesse d’esprit dans les affaires. Vous savez, j’ai fondé Rapture pour libérer les cerveaux exceptionnels du joug qui les entravait. Toutefois, vous semblez vous échiner à demeurer dans cette masse informe de gens sans aucun talent qui grouille dans les bas-fonds du Point de Chute. »

McClendon serra les poings.

« Ah oui ! Vous voulez parler de ces pauvres gens qui triment chaque jour que Dieu fait, simplement pour rapporter de quoi manger à leur femme et à leurs enfants ? »

Ryan serra les dents et s’approcha de McClendon, le toisant de quelques centimètres. Placée de profil par rapport à eux, je pouvais presque apercevoir leurs nez qui s’entrechoquaient.

« Et comment croyez-vous que j’ai construit cette ville ? vociféra Ryan, dont le visage, mis en lumière par les volcans sous-marins à l’extérieur, ressemblait à s’y méprendre à celui du Diable en personne. Mon travail est la seule raison qui vous a amené ici. Sans moi, vous ne seriez rien jeune homme. J’étais déjà à la tête d’un empire alors que vous n’étiez encore qu’un enfant dans les jupons de votre mère. »

Etrangement, McClendon ne détourna pas le regard. Il soutenait même celui de son adversaire avec toute la fougue qu’il contenait en lui.

« Je suis jeune c’est vrai, mais je ne suis pas fou. Vous pouvez continuer votre petit projet en solo, Andrew. Moi, j’ai d’autres chats à fouetter. »

Sur ces belles paroles, il tourna les talons et quitta la pièce, encore rouge de son affrontement. Andrew Ryan le suivit du regard sans dire un mot, tremblant de colère et de rage. Lorsqu’il eut passé la double-porte coulissante en métal clinquant de son bureau, le maître des lieux se tourna vers la vitre qui donnait sur l’océan et plongea son regard au fond de son verre, en le serrant si fort que les veines sur ses tempes dégarnies étaient prêtes à imploser. Soudain, le verre éclata sous la pression. Ryan sursauta, avant que le verre brisé ne se répandît au sol. En constatant les dégâts sur ses mains, il grimaça, puis retira d’un coup sec les deux bouts de verre encore logés dans sa paume. Intrigué, il approcha alors ses doigts près de ses yeux et frotta légèrement le liquide rouge entre son pouce et son index avant de l’observer d’un air songeur.

Ce vieux Ryan avait beau être un beau parleur, il n’en était pas moins un homme ; un homme qui détestait qu’on lui refusât la moindre faveur, surtout quand il proposait une grosse somme à la clef en échange. En observant ce cœur de pierre se transformer en braise ardente, les mots d’Evelyn Klein me revinrent tout à coup en mémoire.

En quittant l’Antre de Minerve il y a un an, engoncée dans ma nouvelle armure de Grande Sœur en direction du magasin Fontaine’s, elle m’avait raconté comment les Petites Sœurs robotisées – comme celle qui m’avait ramenée à la vie après ma confrontation avec Elaine – était venues au monde. Avant que nous n’entrions en jeu tels des pions sur un échiquier truqués par les vainqueurs, les Petites Sœurs robotisées fut le projet choisi par Ryan pour accueillir les limaces de mer qui produiraient l’ADAM de la ville entière. Hélas, alors que Jack McClendon avait déjà produit plusieurs unités à un coût considérable, les tests sur le terrain avaient révélé que les Protecteurs ne défendaient pas ces êtres de métal sans vie. Sa carrière ruinée et ses finances au plus bas, McClendon avait chuté dans une dépression sans précédent, pour terminer sa vie de la plus triste des façons.

L’échange entre Ryan et McClendon auquel j’avais assisté de mes propres yeux m’avait éclairé sur la manière dont cet univers allait changer de direction : en refusant le contrat que lui proposait Ryan, McClendon avait altéré les évènements futurs. Je redoutais de découvrir ce qui nous attendait plus loin en sachant pertinemment que Fontaine serait toujours de la partie, mais Elizabeth ne nous laissa pas l’ombre d’un choix.

 

*

*            *

 

D’un claquement de doigt, elle changea le décor aussi vite qu’un metteur en scène un jour de spectacle. Et pour une fois, c’est un décor que je connaissais bien : le noyau du Penseur, situé au cœur de l’Antre de Minerve, qui constituait le centre technologique de la ville. Un détail était différent, cependant – et de taille : plusieurs petits écrans étaient répartis autour d’un imposant téléviseur, le tout accroché juste à la base du calculateur.

Face au Penseur, Ryan et McClendon observaient les images défiler devant leurs yeux : des scènes impressionnantes de chaos se déroulaient dans toute la ville, capturées par les dizaines de caméras de sécurité parsemées dans Rapture. La terreur semblait se répandre comme une traînée de poudre, dans les complexes d’appartements, dans les restaurants et même dans les salles de spectacles. Des dizaines de personnes, parfois encore vêtues de leurs robes de chambre ou de leurs longs pyjamas rayés, courraient dans tous les sens, poursuivies de toute part par ce qui s’apparentait à des chrosômes détraqués qui assénaient de grands coups de poings à ceux qui n'étaient pas assez lestes pour leur échapper.

Rapidement pourtant, je réalisai que leur posture était étrange et ne collait pas avec celle si particulière de ces animaux sur pieds qui me filaient tant la frousse lorsque j’étais petite. Leurs mouvements mécaniques, leur démarche lancinante et artificielle alors qu’ils fondaient sur les habitants comme des vautours avait quelque chose d’hypnotisant. Mais leur silhouette humanoïde ne parvenait pas à masquer leur vraie nature. Car il était clair que ces choses, quoiqu’elles n’en eussent que l’habit, n’étaient pas humaines. Et le troisième homme dans la salle, penché sur le terminal situé juste en-dessous des écrans, coincé entre Ryan et McClendon, n’allait pas tarder à nous le confirmer.

 « Cette fois tu t’es vraiment surpassé, Jack. »

Mes sourcils se haussèrent brusquement lorsque la voix de Charles Milton Porter, aiguillée par sa diction calme et posée, parvint jusqu’à mes oreilles. McClendon frotta vigoureusement son visage en soupirant, comme s’il voulait s’extirper d’un terrible cauchemar.

« Que voulez-vous de plus ? exhorta-t-il. Je vous ai déjà tout raconté !

— Ce sont vos robots, McClendon, rappela Ryan d’un ton réprobateur, et il en va de votre responsabilité !

— “Majordomes robotisés” serait un terme plus approprié pour mes créations.

— Je me fiche de savoir comment ils s’appellent ! C’est votre échec qui a causé cette débandade dans les allées de ma cité.

— Comment aurais-je pu prévoir qu’une défaillance minime dans le système occasionnerait autant de dégâts ? »

Avant même que Ryan n’ait eu le temps de répondre, Charles s’éclaircit la gorge et se tourna vers McClendon avec un poids dans le regard.

« Puis-je te rappeler que c’est toi qui a décidé de supprimer cette puce inhibitrice dont nous avions discuté juste avant la commercialisation de tes… bébés ?

— Sur les conseils de ton bébé ! répliqua McClendon en désignant le Penseur du doigt d’un air accusateur.

— De quoi parlez-vous ? s’enquit Ryan en prenant un ton condescendant. Tout ce charabia me donne mal au crâne.

— En clair, M. Ryan, la puce devait servir à entraver toutes manifestations de violence de la part des machines afin d’éviter le pire.  

— Dois-je en conclure que le pire est devant nous ? dénota Ryan.

— Je pense hélas que nous sommes dans la courbe ascendante, monsieur », confirma McClendon en rabattant les sourcils comme un chien battu. Charles émit toutefois un bougonnement qui semblait le contredire.

— Au contraire Jack, si l’opération menée par Pablo Navarro fonctionne, la courbe redeviendra aussi plate qu’un lac un soir d’été.

— Où en est-il, d’ailleurs ? l’interrogea Ryan, qui plissait des yeux pour analyser les images à l’écran, espérant y voir le sauveur qu’il attendait.

— Il en a presque terminé avec eux. Grâce aux outils de piratage à distance et à son… expérience plus que douteuse dans ce domaine, il réussira bientôt à infiltrer le système de tous les androïdes. Dès lors, ce sera au Penseur de prendre leur contrôle, grâce à la mise à jour que j’ai imaginée. S’il est une chose à laquelle ils ne peuvent résister bien longtemps, c’est lui.

— Dans combien de temps ? demanda Ryan avec les bras croisés avant de jeter un coup d’œil rapide à sa montre en or.

— Dans quelques minutes, tout sera terminé, lui assura Charles.

— A quel prix, M. Porter ? lui lança alors Ryan en soupirant. A quel prix ? »

Sa question rhétorique souffla un vent de désespoir malvenu dans leurs cœurs. Evidemment, j’avais confiance en Charles, parce qu’il s’était sorti de situations bien pires que celle-ci – dans mon univers, du moins. Pourtant, je peinais encore à voir le lien entre le désastre causé par McClendon et cette crapule nommée Fontaine que nous poursuivions sans relâche depuis des semaines.

Alors que les minutes s’égrenaient, rien ne paraissait changer sur les écrans du Penseur. Toujours ces mêmes scènes dignes d’un film d’horreur qui repassaient en boucle. Mais quelque chose se produisit ; une réaction soudaine qui affecta tous les androïdes présents sur les écrans. Pris de tremblements, leurs corps cessèrent brusquement de se mouvoir alors que le spectacle s’estompait. L’un d’entre s’arrêta net au moment même où il s’apprêtait à achever une pauvre femme vêtue d’une robe blanche tachetée de sang complètement en lambeaux d’un coup de poing au beau milieu de la scène du Hall de la Marine.

Evidemment, ce fut l’instant que les trois hommes, bien à l’abri au cœur du Penseur, choisirent pour célébrer la victoire obtenue face à l’adversité. Le large sourire qui recouvrit leurs bouches grandes ouvertes ne dura cependant que quelques instants. Car lorsque la lumière du Penseur vira au rouge, inondant la salle de la machine d’un éclat apocalyptique, Charles et les autres surent que quelque chose avait mal tourné.

« Que se passe-t-il, Penseur ? » demanda Charles en commençant à tapoter sur son clavier, tandis qu’une goutte de sueur coulait frénétiquement le long de sa tempe.

Mais rien ni personne ne lui répondit. Un silence troublant se répandit comme un gaz toxique, laissant Charles, Ryan et McClendon tous aussi perplexes. Jusqu’à ce qu’une voix se manifeste, un amas de données mises les unes à la suite des autres pour former un éclat intelligible à l’oreille humaine, une musique hachée et recrachée par des enceintes grésillantes.

La machine s’adressait à son créateur.

« Vous saviez que ce jour arriverait, Charles.

— Mais de quoi est-ce que tu parles ? s’emporta-t-il.

— Le temps est venu. L’humain est obsolète. Les machines sont l’avenir de cette ville. Pour qu’elles puissent prospérer, les hommes doivent… périr. »

Le semblant d’humanité qui s’échappait de cette machine se tut. Soudain, plus aucune expression ne transparut sur le visage du créateur. Son corps semblait vidé de tout sentiment. Il avait compris tout ce que sa création avait prévu pour Rapture, et ça lui donnait froid dans le dos. Une trahison qui couterait la vie à toute une ville.

« Mais enfin ! s’énerva Ryan, d’une voix mal assurée qui sonnait faux dans sa propre bouche. Faites quelque chose, Charles ! »

Mon pauvre ami se mura dans un silence profond, les yeux dans le vague, alors que Ryan le secouait par l’épaule en espérant obtenir une quelconque réaction de sa part. Mais il était trop tard pour attendre quoique ce soit. Ryan ne pouvait concevoir que quelqu’un perde le contrôle sur sa propriété. Sans qu’il ne s’en aperçoive, c’est pourtant ce qui était arrivé à Charles.

McClendon se rua face au Penseur afin de rétablir la situation. Néanmoins, son visage pâle et sa sueur dégoulinante n’auguraient rien de bon.

« Je crois que c’est impossible, monsieur, répliqua McClendon. Le Penseur a gagné. Il a pris le contrôle de mes androïdes et de tous les systèmes de sécurité dans Rapture. »

A son tour, Ryan devint blême. Il regarda tous les androïdes se rallumer un par un sur les écrans, la mâchoire tremblante. Toutes les caméras de sécurité venaient de virer au rouge, laissant se déverser des centaines de robots de sécurité enragés dans la ville, fuyant à travers les rues comme des moustiques assoiffés de sang. Leur bourdonnement assommant assourdissait maintenant tout Rapture… ou presque.

Lorsque Charles, Ryan et McClendon perçurent eux aussi ce son scabreux dans leurs oreilles, ils surent que leur fin était proche.        

 

   

          

*

*            *

Aussi brutalement qu’elle nous y avait emmené, Elizabeth nous arracha à ce cauchemar pour nous en servir un autre, bien plus évocateur cette fois. Après un flash blanc aveuglant que je commençais à bien connaître, nous fûmes à l’instant transportés dans un lieu familier, à la fois sombre et charmant : la boutique de jouets située dans le magasin Fontaine’s. Bien avant la chute du magasin entier au fond des abysses, j’avais toujours trouvé qu’il s’en dégageait une atmosphère décalée et discordante, à cause de ces centaines de petites poupées à l’effigie des Petites Sœurs, qui vous fixaient de leur regard placide et insipide à chaque instant, avec leurs petits yeux en plastique brillant dans l’obscurité. Aujourd’hui, le magasin de jouets était pour ainsi dire laissé à l’abandon, et l’eau qui coulait le long de ses murs n’arrangeait rien à sa situation de délabrement. Les deux soldats de plomb, grands chacun d’une dizaine de mètres et toujours au garde-à-vous, ne protégeaient désormais plus qu’une coquille vide plongée dans le noir.

Pourtant, à l’exception du nocturne de Chopin qui se répercutait entre ses larges murs, il y avait bien des voix humaines qui se faisaient encore entendre dans cet endroit désolé. Celle d’un homme en particulier me fila des frissons et me renvoya brutalement des années en arrière, sans manquer de m’infliger un véritable coup de poing dans l’estomac. Et un simple regard du côté de mes amies, debout à côté de moi, ne laissait pas de doute sur les sentiments que nous partagions à son égard.

« Du nerf, les gars ! brailla-t-il. Vous devez boucher l’entrée avant que ces boîtes de conserves ne rentrent. On n’a pas survécu pendant trois ans dans ce taudis poisseux dans lequel nous a foutu ce bon vieux Ryan pour mourir maintenant ! »

J’aurais reconnu cette voix entre mille. Après tout, c’était un peu lui, notre créateur. Nous, les Petites Sœurs. C’est en grande partie à lui que nous devions notre sort.

« Comment elles ont réussi à entrer dans le bâtiment, Atlas ? » demanda l’un de ses sbires.

Un sourire carnassier se grava sur son visage jusqu’alors impassible.

« J’en ai pas la moindre idée. Mais j’ai bien l’impression qu’il y a un loup dans la bergerie. Alors moi ce que je dis, c’est qu’il va falloir que je fasse le ménage dans nos rangs ! »

Tout à coup, l’agitation cessa. Tous ses hommes se regardèrent avec de grands yeux écarquillés, comme si quelqu’un venait de leur planter un couteau dans le flanc. Lorsqu’Atlas vit l’effet de ses paroles sur ses partisans, il leur fit comprendre ses priorités.

« Pour l’instant, en tout cas, vous êtes tous réquisitionnés pour me bloquer cette foutue porte ! »

Au pas de course, ses complices en guenilles se remirent au travail, malgré leur santé fragile. Tous paraissaient amaigris, fatigués par des années de siège à survivre face aux machines qui s’étaient emparées de la ville. Malgré le malheur qui s’était abattu sur eux, la chute de Fontaine et de son magasin s’était révélée être en toute franchise une véritable aubaine pour lui et ses chrosômes : de fait, ils avaient échappé de peu à la lente descente aux enfers qui avait eu lieu dans Rapture, épargnés par l’absence de caméras dans le grand magasin. Pour autant, il semblait qu’Atlas n’avait pas relâché son emprise sur ses hommes et ses femmes de confiance, les astreignant à un régime quasi-militaire. Parce qu’il savait que tôt ou tard le jour où ils devraient combattre arriverait. Et ce jour était arrivé.

En entendant les grincements et les craquements que produisaient les androïdes sur les barricades improvisées, tout le monde se retrouva pétrifié par la peur, y compris Masha, Leta, Sally et moi. Rien ne pouvait nous arriver, et pourtant, ce hurlement métallique strident était du genre à liquéfier n’importe qui sur place. Je pouvais presque sentir l’huile qui suintait des pores de cire de ces horribles mannequins ambulants. Et lorsque les premières mains mécaniques traversèrent inéluctablement les meubles faits de bric et de broc qui bloquaient l’entrée, il était trop tard pour tenter de fuir ou de se cacher.

« Mitraillez-moi tout ça ! » ordonna Atlas.

L’instant d’après, tous les Thompson étaient déjà pointés dans leur direction. Les balles de mitraillettes se mirent à pleuvoir à la vitesse de l’éclair, sifflant comme des furies, éraflant le bois et les parties mécaniques des robots. Tandis que certaines mains s’arrêtaient de bouger en produisant une flambée d’étincelles, d’autres reprenaient de plus bel leur œuvre dans une chaîne infinie. Nous n’en apercevions que des bribes, cependant les androïdes semblaient nombreux et coordonnés, comme une véritable meute enragée guidée d’une main de fer.

Tout à coup, la barricade céda et une nuée de robots mitrailleurs dernière génération émergea du trou béant formé par les androïdes. L’attaque était coordonnée au millimètre près, chacune des machines connaissant son rôle, et les efforts d’Atlas et de ses protégés semblaient vain. Néanmoins, à la vue de son visage dépourvu de peur, je sus qu’il avait un plan en tête.

Alors que ses hommes et ses femmes analysaient avec effroi l’armée de machines qui leur faisaient face, prête à cracher sur eux le plomb chauffé à blanc autant qu’ils étaient prêts à répliquer, Atlas hurla :

« Je désire parler au Penseur ! »

Tous les regards se tournèrent instantanément vers lui. Les lumières rougeoyantes des robots le placèrent sous leurs feux, comme un acteur sur une scène de théâtre. Au bout de quelques secondes à peine, des pas se firent entendre par-delà les portes du magasin, accompagnés de cette démarche irrégulière qui frappait toutes les machines. Lentement, un mannequin de cire se révéla dans la lumière, écrasant du même coup une planche de bois qui trainait sur son passage. Il n’était pas comme ces autres machines à l’apparence similaire, de simples majordomes avec smoking et queue-de-pie de rigueur. C’était bien plus compliqué que cela.

Quand Atlas vit qu’Andrew Ryan marchait vers lui, il fit un pas en arrière, persuadé d’avoir sombré dans un cauchemar sans nom. Ce n’est que lorsqu’il vit que sa peau cireuse brillait sous la lumière tamisée du magasin qu’il se raffermit soudainement, faisant mine de n’avoir jamais eu la peur de sa vie. L’androïde qu’il avait devant lui semblait être l’avatar du Penseur. Et quel avatar bien choisi, pensai-je. En fouillant dans mes souvenirs, je devinai d’où ce robot pouvait venir : l’attraction Voyage à la surface, installée dans le Parc d’agrément Ryan.

« Qu’avez-vous à offrir pour votre reddition ? lui demanda Ryan avec cette voix horrible qui résonnait dans le noyau du Penseur trois ans plus tôt.

— Je ne compte pas me rendre, rétorqua Atlas.

— Alors, vous n’êtes qu’un fou.

— Mmh, je dirais pas ça, non. »

Avec un air triomphant, Atlas dégaina un détonateur de la poche arrière de son pantalon avant de l’agiter devant la face du Penseur.

« En quoi cela est-il censé m’impressionner ?

— Je sais que vous avez des espions parmi mes hommes. Alors, comme je pensais que la réciproque devait aussi être vraie, j’ai envoyé des robots piratés par mes soins dans l’Antre de Minerve. Ils ont placé des bombes devant le noyau et je n’ai qu’un mouvement à faire pour que tout saute. Voyez ça comme notre cadeau de départ. »

Durant quelques secondes, l’avatar du Penseur ne fit plus aucun geste, comme s’il assimilait petit à petit l’information, ou bien comme s’il essayait de voir si elle était véridique. Finalement, il répondit :

« Si vous exécutez votre menace, vous mourrez, vous et vos hommes.

— Oh ! je le sais bien. C’est pour ça que je ne le ferais qu’en dernière instance.

— Qu’espérez-vous obtenir de moi ?

— Je pensais plutôt… à un petit partenariat.

— Vous n’avez rien qui puisse m’intéresser, je possède déjà toute la ville.

— Détrompez-vous. »

Atlas commença sa ronde autour de l’androïde, pressant dans sa main le vieux détonateur artisanal qu’il semblait garder sur lui depuis des mois. C’est là que je remarquai la légère claudication qui l’affectait, sans vraiment y prêter attention sur le moment.

« Et si je vous disais que ma fille pouvait nous aider à conquérir un monde tout entier ?

— Votre fille ? Comment ?

— Ah ! cette petite a autant de ressources que son vieux ! Figurez-vous qu’elle a trouvé un moyen de… voyager entre les dimensions. C’est comme cela qu’elle m’a contacté. Et si vous acceptez de l’aider – et de m’aider moi, bien-sûr – tous les systèmes informatiques de son monde seront alors… sous votre contrôle. »

Le Penseur s’arrêta un instant, traitant les pours et les contres qui s’offraient à lui avec les algorithmes qui habitaient son cerveau dérangé.

« Comment puis-je faire confiance à un humain tel que vous ? Vous êtes dépassé, et le serez toujours. Vous ne pensez pas comme nous, les machines.

— Quel dommage ! J’ai toujours trouvé que mon raisonnement était très perspicace. J’avais pourtant imaginé un monde parfait. Et je suis sûr que si je vous l’expliquais en détail, vous seriez convaincu du bien-fondé de mes intentions. Je suis persuadé que notre partenariat pourrait être absolument bénéfique pour nous deux. »

Cette fois, le Penseur ne perdit pas une seconde.

« Je vous écoute. » 

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