When in Rome

Chapitre 71 : Je suis pas une culotte !

4763 mots, Catégorie: T

Dernière mise à jour 07/03/2023 18:56

Chapitre 71 Je suis pas une culotte !

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Rome, 8 juillet 2046

Pendant leur petit aparté dans le couloir de l'hôpital où Dawn avait été conduite, Spike ne tira rien du tout de Pietro qui restait debout les mains dans les poches. Insensible à la moindre provocation, c'était comme s'il n'était plus là mentalement. La frustration commençait à gagner le vampire qui appréciait bien d'être écouté quand il avait des vannes à lancer. Il finit par éprouver une sorte d'admiration horrifiée à voir comme l'autre restait sans la moindre réaction jusqu'à ce qu'il claque des doigts devant son nez – ce qui sembla le tirer enfin de son apathie. Bien sûr, il était hors de question de le bousculer un peu mais le fait était que cette sorte d'absence, à l'instant, le fit tiquer en lui laissant un sentiment indéfinissable de malaise.

Et il n'eut pas le temps de tenter une autre approche parce que des malabars avaient rappliqué en piquant droit vers eux. Avec une expression déterminée peinte sur leurs vilaines figures de bouledogues, ils avaient manifestement l'intention d'embarquer le Jolicoeur sournois qui collait Dawn redevenue gamine. Au fond du couloir, par-delà les portes battantes, le vampire crut distinguer derrière leurs hublots, des casquettes et des uniformes de police.

— Hey, mais j'ai rien fait ! Je suis un honnête citoyen en règle moi ! C'est de l'abus de pouvoir ! commença-t-il en se plaçant intentionnellement devant Pietro.

Un premier type, aux biceps saillants sous une blouse à manches courtes, ignora son baratin et le fit reculer jusqu'à le plaquer contre un mur et pendant ce temps, son collègue efficace empoignait le bras de Pietro pour l'entraîner vers la sortie. Interloqué, Spike leva son sourcil tailladé, et haussa le cou pour regarder par-dessus l'épaule de celui qui le retenait et lui bouchait la vue.

— Hey, mais il a rien fait, lui ! Pourquoi vous l'emmenez ? C'est de l'abus de… Bambino, ôte-moi d'un doute, t'as rien fait, n'est-ce pas ?

Le jeune homme lui jeta un regard en biais avant de répondre :

— Pas récemment. Dis à Giles et aux autres que c'est un malentendu et qu'ils ne me laisseront pas très longtemps en garde à vue.

— Quoi ? En garde à vue ? Mais pour quel crime ? T'as osé sortir en désassortissant tes chaussettes ?

— Petit sacripant, ça n'arriverait pas si tu ne fouillais pas dans mon placard pour me piquer des fringues !… Ah, et si Dawn Senior pouvait revenir faire une apparition pour dissiper le malentendu sur l'assurance santé, ce serait plutôt pas mal. Qu'elle puisse expliquer pour… sa nièce.

Le vampire en resta comme deux ronds de flan en les voyant sortir dans la rue, se posant la même question qui revenait depuis la fin de l'après-midi, à savoir « Mais qu'est-ce qui lui prend ? ». Il en eut vite assez de ce manège et contourna l'homme de la sécurité qui ne pouvait guère lutter, ni contre la rapidité d'un vampire, ni contre sa force surnaturelle. Il marcha à grandes enjambées pour les rejoindre mais dut rester sur le seuil car le soleil ne se coucherait pas tout de suite en plein été. Il insista.

— Un instant. Où est-ce que vous l'emmenez et pourquoi ?

L'officier de police avait entendu la question et sorti des menottes, qu'il fit cliqueter en les enclenchant autour des poignets du « prévenu ».

— Au poste, répondit-il en anglais. Nous avons de petites questions à lui poser.

— Menotté ?

— Simple formalité, éluda le policier. Je vous souhaite une bonne fin de journée.

— Mais…

Spike constata que le jeune homme ne s'étonnait ni ne se rebellait, se laissant simplement emmener sans résistance. Il s'agaça un peu de devoir rester à l'abri s'il ne voulait pas cramer sur place.

— Hey Pietro, le héla-t-il, tu veux récupérer tes clés de bagnole ?

Il sortit son propre trousseau, le secouant en l'air pour que son bipeur de téléportation sur l'Insectoïde soit bien visible du jeune homme, et histoire qu'il comprenne clairement qu'il lui proposait très littéralement de s'éclipser.

— Non, ça ira, remercia-t-il. J'appellerai pour qu'on vienne me chercher…

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Tournant au coin de la rue, Giles arriva sur ces entrefaites. Il marchait d'un bon pas, un vieux modèle de communicateur porté à l'oreille. Et quand il tomba sur eux tous juste devant l'entrée de l'hôpital, il s'arrêta net avec un « Je te rappelle » avant de jouer à son tour la même scène – du moins Spike le supposa, car l'Observateur parlait en italien.

Messieurs, puis-je savoir où vous emmenez mon employé ?

Au poste, répondait le gars de la police. Nous avons quelques petites questions à lui poser.

Avec les menottes ?

Et là l'autre gus, qui n'avait guère de conversation, répondait toujours :

Simple formalité.

Et personne n'était plus avancé. Sauf que là, Giles ralluma aussi sec son téléphone vintage. Revenant à sa langue maternelle car, il fallait bien l'avouer il avait un accent de merde, il conclut d'un air faussement affable et snob :

— Très bien, je préviens son père, ce qui vous épargnera la peine d'avoir à le faire.

Spike eut la satisfaction de voir le conducteur du véhicule de police plisser les yeux d'un air mécontent et puis faire brailler à fond la sirène avant de démarrer. Il avait le sentiment d'avoir assisté à une sorte de petit duel d'influence, dont il aurait aimé connaître la teneur.

— Il se passe quoi, là ?

— Rien de grave. Pendant que j'appelle le secrétariat de M. Galardi, tu peux aller chercher la petite Thisbé ? Je lui ai trouvé un foyer d'accueil et on peut y aller dès ce soir. Si on part tout de suite pour attraper un train de nuit, on ira jusqu'à Milan, de là à Lyon, on remonte à Paris et puis une fois là on prendra l'Eurostar…

— Arrête de jouer les guides touristiques. Comment ça « Rien de grave » ? L'autre se fait embarquer par les flics comme un malpropre et personne ne dit rien ? Et en plus, pourquoi tu ferais la moitié de l'Europe en train au lieu de prendre l'avion ?

— Parce que je n'ai pas tous les papiers d'identité nécessaires pour cette enfant. Vu le peu de temps que j'ai eu pour les faire faire, il vaudra mieux qu'on ne les regarde pas de trop près. Ce sera un peu plus facile de tricher sur un voyage en train plutôt que d'essayer de berner la douane d'un aéroport. Et comme ça, elle verra un peu du pays… Pronto? Vorrei parlare con la segretaria del signor Galardi. Si, sto aspettando… *

— Pourquoi on ne prend pas l'Insectoïde ?

— Pas sûr que tu aies envie d'y aller, je l'emmène à Londres… Va, va la chercher, j'arrive pour lui expliquer tout. Si? Sono qui… Aspetto…**

Le vampire cessa de sourire et baissa la tête, en faisant cette moue contrariée à la limite de la colère qui lui creusait les joues quand il grinçait des dents. Il savait très bien qui habitait à Londres. Giles n'y vivait que temporairement et l'aurait dit s'il emmenait la gamine vivre chez lui.

— Décidément, c'est vraiment une bonne journée de merde, commenta-t-il en tournant les talons.

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.°.

Maya

Où es-tu ?

Maya

Je ne trouve personne

Maya

Pietrooooo

L'appareil glissa entre ses doigts, Maya le rattrapa de justesse en pestant et essuya ses mains sur son jean. Elle composa un premier numéro, écoutant avec un certain déplaisir le message d'accueil qui précédait l'enregistrement sur la boîte vocale de son colocataire.

Un vrai colocataire, songea-t-elle avec un pincement au cœur en repensant au temps où elle désignait son petit ami sous cet euphémisme. Son impatience lui prouvait qu'elle avait sans doute trop pris l'habitude de considérer que Pietro était toujours disponible pour ses demandes, surtout depuis qu'un accident lui avait pris deux personnes qu'il aimait.

— Pietro est-ce que tu vas bien ? La maîtresse vient de m'appeler car tu es en retard. On m'a dit que tu étais parti tout à l'heure et je croyais que tu y étais allé. Dis-moi où tu es… Mme Pipistrella a bien voulu attendre pour ne pas laisser la petite toute seule, mais la malheureuse ne va pas tenir des plombes…

Elle coupa aussitôt et appuya sur le raccourci qui portait la mention « papirupert » et attendit. La ligne était toujours occupée et elle patienta encore un peu pour laisser passer le message d'accueil : « Ici Rupert Giles, je vous rappelle dès que je suis disponible ». Elle leva les yeux au ciel en ajoutant :

— …et si j'arrive à vous retrouver dans le carnet d'adresses de trois kilomètres… Giles, c'est encore Maya. Pietro ne me répond pas, vous ne me répondez pas… Spike a donné son comclik à la petite Thisbé qui ne sait pas s'en servir… Il faut que j'appelle la police et les hôpitaux ? Bon, juste pour que vous sachiez, si vous ne me trouvez pas non plus, je suis allée chercher ma fille à la maternelle.

Elle attrapa son sac-à-Joy qui traînait sous une table et se releva pour mettre son téléphone dans sa poche arrière.

C'est en constatant qu'une mèche de ses cheveux qui pendouillait devant ses yeux était grise de poussière de stuc tombée du plafond, qu'elle réalisa qu'elle devait avoir une dégaine de souillon. La baraque avait beau avoir été rénovée par son père, tous ces assauts de brute sur les boucliers magiques devaient la fragiliser chaque fois plus. Un jour prochain, elle leur tomberait peut-être sur la figure... Et si c'était le plan affreusement maléfique de Monsieur le fantôme de Grokônar ? Elle essaya de se recoiffer en retirant le maximum, et son regard tomba sur la déchirure que son pantalon avait au genou. Avec un soupir, elle haussa les épaules. Elle n'aurait qu'à dire qu'elle faisait des travaux chez elle.

Avant de partir, elle héla un nouvel Observateur qu'elle ne connaissait pas, pour lui dire 1) qu'elle allait chercher sa fille et 2) de prévenir Alexandra qu'elle était à la tête des opérations même si ce n'était pas son tour… Il opina, à moitié tétanisé, mais elle ne sut pas si c'était parce qu'il supportait mal l'ambiance qui régnait ici depuis quinze jours ou parce qu'il était trop impressionné de rencontrer la Chef des Tueuses numéro 2 par intérim parce qu'elle ne pouvait plus être la numéro 1, vu qu'elle avait des enfants et tout ça… Elle lui sourit et ajouta d'un ton parfaitement confiant qu'il allait y arriver. Il avait l'air d'en douter.

Par acquit de conscience, elle ressortit son téléphone, pendant qu'elle courait vers la sortie. Angel, lui, répondit tout de suite. Bon parrain. Gentil parrain.

Oui Maya ?

— Ah ! s'extasia-t-elle. Ça fait plaisir quelqu'un qui décroche… Tu as fait si vite, on aurait dit que tu attendais mon appel. Comment ça va depuis Rio ? Tu es remis ?

Ma colonne vertébrale est intacte et je tiens encore sur mes jambes si c'est ce que tu demandes. Et Faith dit que j'ai toujours quelques dents…

Elle rit. Spike était fascinant mais Angel était tellement drôle ! Elle avait du mal à croire les rumeurs persistantes alimentées par son autre parrain affirmant péremptoirement qu'il n'était qu'un abominable pisse-froid sans aucun humour – ou alors « un humour de merde ».

— Et donc, toujours content d'être un type normal qui se fait ratatiner par le premier golem venu ?

Ravi. Mais je pense que tu ne m'appelais pas pour ça ?

— Mhhmh… pas seulement. Je me demandais si, par hasard, tu saurais où sont, dans l'ordre : Pietro, Giles, éventuellement Spike, ma mère-jeune ou même Willow. On était en pleine attaque de l'École et soudain tout le monde a eu mieux à faire ! Je ne m'en suis pas rendu compte tout de suite car j'étais un peu occupée. Après, j'ai aidé à déblayer et remettre en place les trucs qui étaient tombés par terre… genre statues, bibliothèques, lustres, canon à protons, tiramisu… La routine, quoi. Mais là, c'est fini, et je trouve un vocal de la maîtresse de Joy qui m'appelle car, apparemment, Pietro n'est pas allé chercher la petite à la maternelle… Où est-ce qu'ils sont tous passés ?

Et toi tu appelles Londres pour savoir ce qui se passe à Rome ?

— Commence pas… Je suis très inquiète. Attends… Salut Virgile, c'est Alexandra Doyle-Rosenberg qui est en charge si on me cherche, je sors chercher Mini-me… Je te l'ai déjà dit, c'est un surnom. Joy Wells, ma fille. Si, une petite humaine haute comme ça, tu ne vois pas ? Quand je reviens, je t'apprends l'humour et les références culturelles… Oui, Angel, on en était où ?… Ah oui donc, t'as des news ?

Maya entendit son sourire, ce qui la détendit tandis qu'elle mettait ses écouteurs. Il lui fallait deux mains libres pour dégager sa « moto rutilante de vampire beauf qui voulait faire le beau pour impressionner Maman ».

— Dis-moi dis-moi dis-moi… supplia-t-elle. Là, tu vois pas, mais je fais mes petits yeux de cocker…

— Bon, ok. J'étais avec Giles au téléphone il y a moins d'un quart d'heure.

— Cool, bah ça en fait au moins un en vie !

— On parlait et à un moment, il m'a dit qu'il me rappelait et… j'attends toujours.

— Ah c'est pour ça que tu as décroché à une vitesse supersonique. Moi qui pensais que c'était parce que tu t'ennuyais ferme…

Il y eut un blanc pendant quelques secondes, au bout desquelles il soupira.

— Mais à un point ! Qu'est-ce qui m'a trahi ?

— Mhh, Muppet Show, si t'étais ici, t'aurais un abbraccio *** et un gros poutou... Ne t'en fais pas ! Le Mal ne connaît jamais de repos ! On trouvera bien un truc à te faire faire ! Bon, je te laisse : papoter ou conduire, il faut choisir. Et puis, au cas où Giles te rappelle, pense à lui demander où il est… Bisou.

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.°.

Pietro avait été enfermé dans l'antichambre commune où l'on faisait patienter ceux qui allaient être reçus bientôt pour être interrogés par un inspecteur. Ce n'était pas vraiment une cellule, juste une pièce sans fenêtre résolument verrouillée. Il jeta un regard aux murs et comprit pour la première fois ce que Spike voulait dire en observant leur teinte fadasse : ils étaient beiges. Le problème, finalement, songeait-il en s'asseyant sur un coin de banc vissé au sol, ce n'était pas tant la couleur, mais bien les matériaux et l'éclairage…

Un gros tatoué mauvais genre – trois anneaux à l'oreille, marcel taché serrant sa bedaine, deux dents de devant en moins – lui glissa une œillade satisfaite en sifflant son appréciation. Assis juste à côté, un second homme myope et craintif en costume marron froissé, serrait compulsivement une mallette sur ses genoux. Il avait une bonne tête d'avocat suppléant commis d'office et prêt à défaillir de soulagement en voyant arriver un jeune homme propre et bien habillé. Non loin d'eux, une grande brune mince et sèche, aux ongles orange affutés comme des rasoirs, lançait des regards furieux sous ses faux-cils fluos en tirant sur sa robe noire – bien trop courte pour la position assise où elle entendait croiser les jambes. Son regard s'adoucit pourtant automatiquement en voyant le même jeune homme porter montre et vêtements de luxe, et elle lui adressa un sourire engageant.

Le gros tatoué se leva et alla s'asseoir tout près de Pietro pour lui plaquer d'entrée de jeu une main sur la cuisse.

— J'en ai de la chance aujourd'hui, dit-il d'un ton qui ne laissait rien présager de bon.

— Eh ! lança la brune. Laisse-le tranquille !

A dix contre un, elle devait penser « Je l'ai vue la première ! ».

— Oui, glapit le petit timoré. Ce n'est pas la peine d'aggraver les charges qui pèsent déjà contre vous.

Et Maigrichon Dégarni avait bien une tête à penser en son for intérieur « Si on lui saute dessus à trois, on a peut-être une chance d'assommer le pachyderme ».

Pietro arbora un sourire factice qui ne montait pas jusqu'aux yeux. Il regarda la grosse main poilue posée sur lui, puis fixa le type droit dans ses yeux de cochon, puis encore la main posée, puis encore les yeux de l'individu déplorable aux prétentions largement irréalistes.

— Et toi tu es là pour quoi ? lança Pietro sur le ton de la conversation.

— Dis-lui toi, répondit le bibendum colorié en s'adressant au petit homme à la mallette. Moi je retiens pas les mots à la con.

— Euh... Voies de faits, recel, trouble de l'ordre public, outrage à agent… récita l'interpelé. Ça, c'est juste pour aujourd'hui.

— Voilà. Et toi, top model, quel bon vent t'amène ?

— Incurie policière, soupira-t-il.

— Ah oui ? C'est quoi ça ?

— J'ai beau me tenir à carreau, dès qu'il y a le moindre problème, on me tombe toujours dessus sans rien vérifier, répondit-il d'un air navré.

— Ah ouais, ça nous fait un autre point commun alors, se réjouit l'indélicat en se penchant pour remonter carrément sa main là où elle n'aurait jamais dû se trouver et tenter d'empoigner ce qui ne lui appartenait nullement.

— Hey ! s'écria la brune estomaquée en se levant. Mais ça va pas, toi ?!

Et sans transition, elle assura son sac à main en enroulant la bandoulière chaîne autour de son poignet, avant d'expédier des coups d'escarpin pointu dans les mollets du gros qui grogna méchamment.

— T'occupe pas de ça, pétasse, ou je te règle ton cas tout de suite.

— S'il vous plaît, s'il vous plaît, calmez-vous, gémissait le petit gratte-papier en pure perte. M. Strombole, arrêtez ! Vous savez que des caméras vous filment en ce moment…

— J'en ai rien à carrer ! beugla-t-il en pleine éruption salivaire face au petit lumignon en hauteur.

— Vous avez oublié « ébriété » manifestement, constata assez calmement Pietro à l'adresse de l'avocat.

Ce dernier transpirait, affichant un sourire entre gêne et crispation, pendant qu'il rajustait sa cravate à pois et se recoiffait du plat d'une main tremblante. Le « top model » serra les mâchoires et jeta ensuite un coup d'œil à la prostituée, pour la remercier brièvement d'un signe de tête.

— Ne vous en faites pas, madame, je vais lui expliquer bien lentement.

— Eh dis voir toi, j'ai comme l'impression que tu me prends pour un con avec ton petit sourire hypocrite !

Pietro tendit l'oreille. Il y avait comme du raffut derrière la porte de la salle d'attente sécurisée. Et cela arrangeait bien ses affaires car il supposait que l'attention de la personne qui les surveillait serait détournée.

— Certainement pas. Et comme on n'a pas fini de faire connaissance, je vais te dire pourquoi moi je suis là.

— Ah ouais, tiens c'est vrai, j'avais oublié.

Tout amusement quitta le visage du jeune homme et l'ambiance perdit trois degrés Celsius d'un coup. D'un ton mortellement sérieux, il poursuivit :

— Eh bien c'est simple. J'ai lardé de dix coups de couteau, tailladé trois doigts jusqu'à l'os et coupé une couille du dernier qui m'a touché sans me demander mon avis…

Le gros resta interdit un instant, peut-être incrédule, et avant qu'il n'essaie de répliquer quoi que ce soit, Pietro ajouta avec un petit rictus froid et les yeux fixes :

— Et puisqu'on en est au stade des confidences, eh bien j'ai pas été entièrement fouillé à l'arrivée. Si tu ne me lâches pas immédiatement, le temps que le garde réagisse, je te crève un œil et tu perds l'usage de deux doigts. T'es joueur ?

L'énergumène fit la grimace, à moitié dubitatif, mais recula prudemment à l'autre bout du banc.

De l'autre côté de la porte, une femme avec un fort accent s'époumonait avec une belle vigueur.

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— Mais qu'est-ce que vous croyez ? Ma pauvre petite fille, toute seule, sur le trottoir, à même pas quatre ans, avec toute la racaille qui traîne impunément dans les rues ! Non mais est-ce que vous connaissez ce quartier ? Est-ce que vous êtes IRRESPONSABLE ? Vous arrêtez un père qui va chercher son enfant à l'école ? Vous ne vous posez AUCUNE QUESTION. Mais non, bien sûr ! Santa Madonna ! Est-ce que vous n'avez donc plus le RESPECT des valeurs sacrées de la FAMILLE ? Jésus Marie Joseph ! Votre pauvre maman ! Que penserait-elle du garçon qu'elle a élevé, si elle vous voyait ? Regardez ma petite, mais regardez-la ! Effrayée, qui ne comprend rien ! Vous comptez lui dire quoi ? Rien du tout ? Ou que vous avez pris son papa parce que VOUS VOUS EN FICHEZ d'elle et qu'elle peut CREVER DEHORS !

— Madame, madame, calmez-vous !

— Calmez-vous ? Calmez-vous ? Mais vous ne m'avez pas encore vue quand je m'énerve, monsieur l'agent ! Vous allez me faire le plaisir de le sortir d'ici TOUT DE SUITE avant qu'elle ne se remette à PLEURER. Et là, vous allez le regretter parce qu'elle a du coffre… Non ? Com'è no ?! Alors, c'est comme ça que vous voulez être connu ? Le policier qui laisse pleurer les enfants des riverains, abandonnés dans la rue en pâture aux gangs, pour « ne faire que son travail » ? Ce n'est pas possible !... Non, non, chut, ne t'inquiète pas ma puce, maman ne crie pas après toi… Tenez ! Voici la carte de notre avocat. Si vous avez des questions à lui poser, vous appelez ! Et s'il faut faire une déposition au poste, on prend rendez-vous ! Mais PAS pendant L'HEURE DES MAMANS ! Est-ce que vous êtes en train de me dire que l'Italie est définitivement devenue un PAYS DE SAUVAGES qui fait dorénavant les choses en dépit du bon sens ?

Maya secouait Joy verticalement comme autrefois quand il fallait lui faire faire son rot, et nichait sa tête à bouclettes dans son cou pour cacher que la petite ne pleurait pas du tout – pendant qu'elle murmurait des « Chut, chut, ça va aller mon bébé, ça va aller, ne pleure plus ».

— On va… voir ce qu'on peut faire mais… bredouilla le pauvre planton de l'entrée qui essuyait l'orage alors qu'il n'était pas responsable de l'arrestation de Pietro.

Lui lançant un regard meurtrier, moralisateur et culpabilisateur, la mère drapée dans son indignation outrée n'ajouta rien, pendant qu'elle murmurait entre des bisous « Ton papa va venir, n'aie plus peur, mon bébé. Oh Seigneur, faites qu'elle ne soit pas traumatisée !… ».

L'inspecteur qui avait coffré Pietro n'était pas encore revenu de sa convocation expresse dans le bureau du commissaire – si ça se trouvait pour se faire passer un savon – car il y était depuis au moins une demi-heure bien tassée. Maya comptait bien dessus : les autres étaient dépassés par la situation.

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Lorsque Maya était arrivée sur les chapeaux de roues, Joy était au contraire en pleine forme. La maîtresse au bord de la crise de nerf la lui avait fourrée dans les bras, en partant à toute allure. Ensuite, la maman rassurée avait eu la bonne idée de suivre son intuition première en appelant les hôpitaux et la police. Devant l'établissement de soins le plus proche, elle avait fini par apprendre la nouvelle de Spike qui fumait au ras du mur près des ambulances. Il avait proposé de prendre Joy mais la Tueuse avait refusé en disant qu'elle en avait besoin pour mettre son plan à exécution.

Il n'avait rien rétorqué, jetant seulement un œil suspicieux au petit casque rose dans lequel elle avait logé la tête de sa miniature, et du système « porte-bébé » en kevlar avec lequel elle s'obstinait à transporter sa fille (un peu trop grande), lovée contre sa poitrine pendant qu'elle osait conduire avec.

— Mais je roule doucement ! s'était-elle défendue en voyant la tête que faisait son parrain. Par contre, si je me fais coffrer aussi, préviens les autres, hein ? Ça peut rater.

— Tu es sûre que tu veux y aller ? Giles est sur le coup, il a appelé le paternel; il paraît que c'est une huile…

— Non, je veux juste te prouver que même si tu ne jures que par les Summers : rien qu'à deux filles Wells – dont une toute petite – on peut faire plier tout le commissariat !

Spike s'était contenté d'un rictus amusé et avait soufflé la fumée dans ses narines pour l'embêter.

— Comme si j'en doutais une seconde… Vas-y ! Et tu me les mets minable !

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En pénétrant dans les lieux, elle avait filé droit à l'accueil en exigeant de voir Pietro Galardi. Le simple fait leur avait causé une intense frayeur, car avec son manteau ouvert sur une grosse bosse harnachée et son air menaçant, ils avaient cru un bref instant qu'elle portait une bombe.

Et puis, en fonction des réponses négatives et de mauvaise volonté qu'on lui avait servies, elle avait monté l'affaire en épingle jusqu'à exploser très théâtralement.

Elle savait bien de quoi elle avait l'air, surtout avec un petit toupet de cheveux ridicule attaché au sommet du crâne – eu égard à la restriction capillaire citoyenne. Elle savait aussi comment causer un subtil malaise lorsqu'elle portait Joy d'un seul bras pendant dix minutes comme si la marmousette ne faisait pas ses dix kilos. Qu'elles le veuillent ou pas, les Tueuses dégageaient toujours cette aura de puissance et d'autorité. Il fallait faire avec.

Quand Pietro arriva en vue dans le hall principal, Maya extirpa Joy et la posa par terre. L'enfant galopa à toute berzingue en poussant les gens au besoin, pour crier « Papaaaaaaaaaaa ! » en tendant les bras vers lui.

Étonné, il la réceptionna et la souleva pour la porter pendant qu'elle se pendait à son cou en frottant docilement le nez contre sa joue.

— Tu piques.

— Je suis désolé, dit-il tout bas en anglais, je n'ai pas pu venir te chercher.

— C'est rien, Maman a dit qu'il fallait venir parce que la police t'avait enfermé.

— Je suis bien content que vous m'ayez trouvé. Elle a dit que tu devais faire semblant, n'est-ce pas ?

La fillette afficha un petit sourire en coin qui présentait tous les aspects d'une confirmation discrète, tandis que Maya s'approchait. En faisant mine de vouloir lui reprendre sa fille, elle entremêla leurs doigts et lui tendit ses lèvres.

— Désolée, mon gars, c'est le prix de ta liberté, chuchota-t-elle. Ferme les yeux et pense à l'Angleterre…

Ce trait d'humour permit de colorer ce très bref baiser d'un sourire et le faire passer pour plus réaliste qu'il ne l'était.

— Beurk, ponctua sobrement Joy en fronçant le nez.

— Allez venez tous les deux, on rentre. Chéri, je t'appelle un taxi, je suis venue à moto. En avant, hop hop hop, on est déjà très en retard pour le bain. Go mademoiselle… Non, ne tripote pas la sangle de ton casque, tu vas la défaire ! râla Maya sans plus se préoccuper une seconde des gens médusés autour d'elle.

— Euh, signora ? Pardon mais…

A la façon d'un hibou, Maya tourna lentement la tête à 90° pour regarder intensément celui qui venait de la héler, histoire qu'il se demande vraiment s'il voulait encore la déranger dans son planning chargé.

— Vous ne pouvez pas… Je dois… Je dois prévenir l'inspecteur.

— Mais je vous en prie, faites, dit-elle d'un ton charmant en se dirigeant vers la sortie. Vous avez nos coordonnées.

Sous les néons jaunes à la lumière crue, dans le silence de mort où l'on n'entendait pas une mouche voler, le deuxième policier qui traitait des dossiers au fond de la pièce, rebaissa les yeux sur sa paperasse et dit entre ses dents :

— Eh bah chez eux, on voit qui porte la culotte !

Et alors que le couple franchissait les portes coulissantes en verre trempé, Joy rétorqua en italien d'une claire petite voix de stentor :

— Je suis pas une culotte, je suis une petite fille !

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Notes

* Allô ? Je voudrais parler avec le secrétariat de monsieur Galardi. Oui, je patiente.

** Oui ? Je suis là… J'attends…

*** Embrassade. L'équivalent du « hug » anglais.

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