Derrière Les Murs

Chapitre 1 : Derrière Les Murs

Chapitre final

3174 mots, Catégorie: T

Dernière mise à jour 07/11/2025 14:26

Le bourdonnement des machines emplissait la chambre d’hôpital, un murmure régulier, presque rassurant, mais qui vibrait dans l’air comme un souffle fantôme. Chaque bip, chaque chuintement semblait appartenir à un autre monde. Un monde où l’on respirait encore sans douleur. Ici, le temps ne passait pas : il stagnait, suspendu dans une lumière pâle qui filtrait des néons tremblotants. Les murs, jadis blancs, s’étaient teintés d’une fatigue grise, maculés de traces d’humidité et de peinture écaillée. L’odeur du désinfectant se mêlait à celle, plus âcre, du plastique chauffé par les lampes, un parfum froid, clinique, sans âme. La fenêtre, voilée de pluie séchée, laissait passer une clarté morne. Dehors, Sunnydale semblait morte. Les rues, qu’elle avait autrefois protégées, se perdaient dans un brouillard bleuâtre. On devinait les toits, les silhouettes immobiles des arbres, mais plus rien ne vivait vraiment. Comme si la ville entière retenait son souffle depuis qu’elle était tombée. Buffy Summers reposait là, dans ce silence suspendu, prisonnière d’un corps qui refusait d’oublier. Son visage, jadis éclatant de vie, n’était plus qu’un masque fragile de chair pâle. Ses lèvres avaient perdu leur couleur, ses pommettes saillantes portaient l’ombre des nuits qu’elle ne vivait plus. Ses cheveux blonds, ternis par les jours sans soleil, collaient à son front en mèches humides, témoins d’une bataille invisible. On aurait pu croire à la sérénité d’un sommeil profond, mais il n’y avait rien de paisible dans cette immobilité. Elle n’était ni morte, ni vivante. Juste suspendue quelque part entre les deux, figée dans cet interstice où les âmes hésitent à revenir. Les bandages autour de sa poitrine se soulevaient à peine au rythme lent de sa respiration. Sur son bras, une perfusion gouttait avec la régularité d’une horloge, marquant le passage d’un temps qu’elle ne sentait plus. Le moniteur cardiaque traçait sur son écran vert une ligne tremblante, obstinée, ponctuée de bips espacés. Un battement. Un autre. Un rappel que quelque chose, malgré tout, persistait. Dans les couloirs, on entendait parfois des pas lointains, le roulement d’un chariot, une voix d’infirmière murmurant dans la pénombre. Mais à l’intérieur de cette chambre, il n’y avait que le bruit de la machine et la respiration fragile de Buffy. Son âme, elle, se débattait ailleurs. Des éclats de mémoire la traversaient. Des images brisées, d’abord floues, puis plus nettes. Le vent. Le cri. La lumière. Et la tour. Celle que Glory avait fait ériger. Elle revoyait le métal, les poutres dressées vers le ciel, la vibration dans le sol. L’air saturé d’énergie. Le portail qui se formait, lacérant la réalité. Le monde tremblait, et elle, minuscule sur cette structure titanesque, sentait la frontière entre vie et mort s’effriter sous ses pieds. Elle revoyait Dawn, si petite, si terrifiée, le sang coulant le long de son bras. Ce rouge, éclatant, irréel, contrastant avec le bleu du ciel et la lumière aveuglante du portail. Le monde se disloquait, et Buffy courait. Elle sentait encore la morsure du vent sur sa peau lorsqu’elle avait gravi l’échelle. Chaque barre de métal mordait ses paumes, chaque respiration déchirait sa poitrine. Son corps hurlait, mais son esprit, lui, était d’une clarté absolue. Il n’y avait plus de place pour la peur. Seulement pour la certitude. Elle savait. Avant même d’atteindre le sommet, elle avait su ce qu’elle devait faire. Ce qu’elle allait perdre. Arrivée en haut, elle s’était tournée vers sa sœur. Dawn pleurait, les lèvres tremblantes, incapable de comprendre l’ampleur du geste. Buffy lui avait offert un sourire, si doux, si calme, qu’il en avait semblé irréel. Ses lèvres avaient formé un mot. Un seul, mais qui contenait tout : Dawn. L’amour, la peur, la promesse. Puis elle avait couru. Le vent avait rugi dans ses oreilles, le monde s’était dissous en lumière. Le ciel s’était fendu. Elle avait sauté. Une seconde suspendue dans l’éternité. Une seconde où tout s’effaçait : la douleur, la peur, même la gravité. Le vide l’avait enveloppée. Un vide pur, sans son, sans souffle. Et puis, la chute. La pierre. Le choc. Son corps avait frappé le sol dans un bruit sourd, presque doux. Le sang s’était étendu sous elle comme une fleur écarlate, se mêlant à la poussière et à la pluie. Elle avait ouvert les yeux une dernière fois. Le ciel. Bleu. Paisible. Indifférent. Et tout s’était effacé.





Quand elle rouvrit les yeux, la lumière la blessa. Un éclat trop blanc, trop froid, qui lui transperça les paupières avant même qu’elle n’ose respirer. Elle était là. Dans cette chambre d’hôpital. Mais quelque chose n’allait pas. Le monde semblait... déformé. Les silhouettes autour d’elle, infirmières, médecins, visiteurs, glissaient dans la pièce comme des ombres liquides. Leurs gestes étaient précis, d’une lenteur presque calculée, comme si le temps s’étirait entre chaque mouvement. Une infirmière passait, déposait un plateau, souriait mécaniquement. Mais son sourire ne touchait pas ses yeux. Un médecin consultait un dossier, son crayon traçant des mots invisibles sur une feuille blanche. Personne ne parlait vraiment. Le silence avait une densité étrange, comme si chaque son était aspiré avant de naître. Buffy essaya de parler. Rien. Sa gorge était sèche, brûlante, comme remplie de sable. Ses lèvres s’ouvrirent à peine. Un souffle muet. Elle voulut bouger la main, un simple frémissement, mais ses doigts restèrent inertes. C’était comme si son corps flottait à quelques centimètres d’elle, détaché, étranger. Son cœur battait, lentement, pesamment. Elle pouvait le sentir, mais le rythme semblait... décalé. Pas le sien. Un autre. L’air vibrait. Par moments, la pièce se plissait, comme un reflet sur l’eau. Les murs paraissaient se resserrer, puis se dilater dans une respiration silencieuse. Le plafond ondulait imperceptiblement, vivant. Et derrière le bourdonnement régulier des machines, elle perçut autre chose : un son grave, enfoui. Un battement profond, ancien, presque organique. Comme si le bâtiment lui-même avait un cœur. Buffy cligna des yeux. Un instant, tout sembla normal. La lumière, la fenêtre, le moniteur, la perfusion. Puis les visages autour d’elle se fondirent dans le décor, leurs contours se dissolvant comme des traces de peinture dans l’eau. Les voix, étouffées, s’éloignaient. Elle avait l’impression d’être sous la surface d’un lac, à regarder le monde bouger au ralenti au-dessus d’elle. Un vertige la saisit. Des images surgirent. Pas des souvenirs. Des fragments. La chaleur du soleil sur sa peau, la voix de sa mère qui riait dans la cuisine. L’odeur du café, du linge séché au vent. Le jardin derrière leur maison, baigné de lumière dorée. Le balancement paresseux du vieux chêne. Dawn, petite, courant pieds nus dans l’herbe. Puis, brusquement, tout s’effondra. Le sol rouge. Les flammes. La tour éventrée. Le cri de Dawn. La lumière qui s’éteint. Elle vit son propre corps, étendu, brisé. Le sang qui s’étalait autour d’elle, s’imprégnant dans la pierre. Le visage de sa sœur penché sur elle, les joues ruisselantes, les mains tremblantes. Buffy voulut tendre la main vers elle. Lui dire que ce n’était pas sa faute. Que tout allait bien. Que le monde pouvait continuer. Mais la main ne bougea pas. Un frisson la traversa. Ou peut-être était-ce juste une illusion, une mémoire du mouvement. Tout semblait s’effriter à nouveau. Les visages. Les murs. Le temps. Et dans ce vide suspendu, Buffy sentit quelque chose l’appeler. Une pulsation sourde, lointaine, presque familière. Une voix sans mots. Un murmure venu d’un endroit qu’elle avait déjà traversé.





Les jours, ou peut-être les heures, s’écoulèrent dans une lenteur poisseuse, indéfinissable. Le temps, ici, n’avait plus de contours. Les secondes semblaient s’étirer, puis se replier sur elles-mêmes, comme un élastique fatigué. Buffy avait cessé de compter. Chaque battement de son cœur devenait une éternité, chaque respiration un effort conscient pour rester ancrée dans un monde qu’elle ne reconnaissait plus. Au début, elle avait cru que c’était la morphine. Les hallucinations, les visions floues, les sons qui se déformaient comme à travers l’eau. Mais plus les jours passaient, plus elle comprenait que quelque chose d’autre se jouait ici. Quelque chose de plus profond, de plus ancien. Elle commença à remarquer les détails. Les ombres sous la porte, d’abord. Elles ne restaient jamais immobiles. Parfois longues, parfois courtes, parfois effilées comme des griffes qui s’étiraient sur le carrelage. Il n’y avait pourtant personne dans le couloir. Les pas des infirmières s’étaient tus depuis longtemps. Et pourtant, l’ombre persistait, ondulait, respirait. Les lumières, elles aussi, semblaient vivantes. Elles pulsaient doucement, à un rythme presque organique. Celui de son cœur. Quand elle fermait les yeux, elle pouvait sentir la lumière battre en elle, circuler dans ses veines comme un écho électrique. Et quand elle les rouvrait, l’ampoule clignotait, juste au-dessus d’elle, comme si elle répondait à son souffle. C’est alors qu’elle commença à le voir. Toujours au même endroit : debout dans l’encadrement de la porte. Un homme, grand, mince, vêtu d’une blouse blanche. Il ne bougeait pas. Ne parlait pas. Il se contentait d’être là, immobile, comme une silhouette dessinée dans l’obscurité. Buffy n’arrivait jamais à distinguer clairement son visage. Il restait dans la pénombre, effacé, déformé par la lumière tremblotante. Mais parfois, lorsqu’il penchait légèrement la tête, un éclat traversait ses yeux. Un éclat froid, presque métallique. Quelque chose qui n’avait rien d’humain. Chaque fois qu’il apparaissait, la température chutait. Pas brutalement, mais lentement, insidieusement. Un froid qui s’infiltrait par les murs, qui s’accrochait à la peau, qui faisait trembler les draps malgré leur épaisseur. Buffy sentait la moiteur glacée du tissu coller à ses bras, à sa gorge. Son souffle devenait visible, une buée fragile dans l’air. Et lui, toujours là. Silencieux. Observant. Il ne s’approchait jamais. Mais à chaque visite, Buffy avait l’impression qu’il se tenait un peu plus près qu’avant. Comme si la distance entre eux diminuait imperceptiblement, nuit après nuit. Et à chaque fois qu’il disparaissait, car il finissait toujours par disparaître, sans un bruit, sans mouvement visible, elle avait la sensation d’avoir perdu quelque chose. Un souvenir, une pensée, un fragment d’elle-même. Comme si cet homme venait la dérober, petit à petit, de l’intérieur. Elle voulait hurler. Elle voulait que quelqu’un entre, qu’on allume toutes les lumières, qu’on chasse cette présence qui rongeait l’air de la pièce. Mais ses cordes vocales refusaient de vibrer. Sa gorge se serrait, sa respiration s’étranglait. Seul un souffle muet franchissait ses lèvres. Alors, elle pleurait. En silence. Les larmes coulaient lentement sur ses tempes, traçant des sillons froids jusqu’à ses cheveux. Personne ne les voyait. Les infirmières passaient sans lever les yeux. Le médecin au regard vide notait mécaniquement des chiffres sur un dossier. Le monde continuait comme si elle n’existait déjà plus. Et pourtant, chaque nuit, elle attendait. Attendue, peut-être. Car au fond d’elle, Buffy savait que cet homme. Cette chose ne venait pas seulement la regarder. Il venait pour la rappeler. Vers là où elle n’aurait jamais dû revenir.





Une nuit, la pluie s’abattit sur Sunnydale avec une rage presque surnaturelle. Elle ne tombait plus. Elle frappait. Chaque goutte s’écrasait contre la vitre comme un battement de cœur paniqué, une pulsation insistante qui résonnait à l’unisson avec celle de Buffy. Le vent mugissait au-dehors, tordant les branches, hurlant dans les couloirs de l’hôpital comme une bête blessée. L’obscurité, épaisse, semblait s’être infiltrée jusque dans la chambre, avalant peu à peu les contours du mobilier.

Buffy ouvrit les yeux. Elle ne savait pas depuis combien de temps elle dormait. Ni même si elle dormait vraiment. Ses paupières lui semblaient lourdes, collées par la sueur et la peur. La lumière du néon, vacillante, projetait sur le mur des ombres mouvantes, allongées, qui dansaient comme des silhouettes d’un autre monde. L’air était saturé d’humidité et de désinfectant, mais sous cette odeur clinique flottait quelque chose d’autre : une note plus âcre, métallique. L’odeur du sang séché. Et alors, elle le sentit. Une pression. Légère d’abord, presque imperceptible. Sur son bras. Comme si des doigts s’étaient posés sur sa peau nue, avec une lenteur calculée, presque affectueuse. Un souffle contre son oreille. Froid. Humain, et pourtant pas tout à fait. La voix suivit. Douce. Murmurée. Presque tendre. Mais glaciale. Un murmure qui portait en lui la promesse du néant.

« Ne lutte pas. C’est plus simple ainsi. »


Le monde se contracta autour d’elle. Son cœur accéléra, battant à toute allure, cognant contre sa poitrine comme s’il voulait s’échapper. Buffy voulut tourner la tête, mais son cou refusa de lui obéir. Ses muscles étaient tétanisés, prisonniers d’une force invisible. Même ses doigts, qu’elle tenta de bouger, restaient figés. Son corps n’était plus qu’une coquille paralysée, offerte. Et alors elle le vit. Le médecin. Il se tenait à son chevet, debout, immobile, son visage penché vers elle. La lumière blafarde du plafonnier accentuait les angles de son visage, creusait ses joues, dessinait des cernes profonds sous ses yeux. Des yeux d’un gris presque translucide, inhumains. On aurait dit deux morceaux de verre poli, sans chaleur, sans âme. Buffy sentit un frisson la parcourir jusqu’à la moelle. Elle voulut parler, mais seul un souffle rauque franchit ses lèvres.

« Tu es entre deux mondes, Buffy, » murmura-t-il.


Sa voix n’avait pas de source. Elle ne vibrait pas dans l’air. Elle vibrait en elle. Chaque mot résonnait directement dans sa tête, s’insinuant entre ses pensées comme une lame froide.

« Ni de ce monde, ni de l’autre. Tu es mienne, désormais. »


Il leva la main. Lentement. Ses doigts, pâles, fins, tremblaient à peine, comme ceux d’un cadavre encore tiède. Quand ils effleurèrent sa joue, Buffy sentit une chaleur s’échapper d’elle. Une chaleur intérieure, profonde, brûlante, arrachée à même son âme. Ce n’était pas sa vie qu’il prenait. C’était son éclat. Sa lumière. Cette flamme invisible qui l’avait toujours guidée dans la nuit. Elle voulut hurler, mais son cri resta enfermé dans sa gorge, étranglé par la peur. Son souffle se fit saccadé. Son cœur battait toujours, mais plus faiblement. Les machines, autour d’elle, continuaient à biper, imperturbables, comme si rien ne se passait. Leur régularité mécanique rendait la scène encore plus terrifiante. Tout semblait normal. Sauf elle. Elle savait. Quelque chose en elle s’éteignait. Le médecin se redressa lentement, ses gestes empreints d’une élégance presque cérémonielle. Il la regarda sans ciller, puis ses lèvres s’étirèrent en un rictus. Pas un sourire humain. Non. C’était un rictus de prédateur satisfait. D’une créature qui venait de goûter à sa proie.

« Tu as tant de force, » dit-il d’une voix basse, presque admirative.

« Tant de feu encore en toi. »


Ses yeux s’illuminèrent d’une lueur malsaine, comme s’ils reflétaient une flamme invisible.

« Tu n’imagines pas combien de temps tu pourras me nourrir. »


Buffy sentit ses entrailles se tordre. La pièce entière sembla se contracter, se tordre autour d’eux. Les murs respirèrent. Le plafond ondula légèrement, comme si le monde lui-même se déformait sous la présence de cet être. Puis, dans un dernier clignotement de lumière, il recula. Sans un bruit. Sans une ombre. Et les ténèbres se refermèrent sur lui, l’avalant tout entier. Le silence tomba. Un silence absolu. Pas même le tic-tac des machines, plus aucun son ne subsistait. Le monde s’était vidé. Buffy essaya de crier. Rien. Ses lèvres tremblaient, mais aucun son n’en sortait. Son corps, vidé de sa chaleur, paraissait peser des tonnes. Elle sentit sa conscience glisser, se désagréger comme du sable entre les doigts. Son dernier souvenir fut celui du vent. Ce vent furieux, hurlant à travers la tour de Glory. Le métal sous ses pieds. La lumière. Sa chute. Elle revit le ciel fendu, le cri de Dawn, le sang, la promesse. Et soudain, tout devint clair. Elle comprit. Elle n’était jamais revenue. Jamais sortie de la tour. Tout ce qui avait suivi. Les rues, la maison, la lumière du jour, n’était qu’un mensonge tissé autour d’elle. Un rêve creux. Une illusion offerte à une âme qui refusait de mourir. Et tandis que sa conscience s’effondrait, Buffy sentit la vérité la happer comme une vague glacée. Elle retomba dans le vide. Celui qu’elle n’avait jamais quitté.






Le lendemain, les infirmières parlèrent d’une patiente stable. Le médecin nota quelque chose dans son dossier, sans expression, avant de quitter la chambre. Le corps de Buffy Summers reposait dans le lit, immobile, les yeux clos, respirant encore. Mais derrière ses paupières, quelque chose remuait. Un souffle. Une lumière prisonnière. Derrière les murs de l’hôpital, dans un espace où les morts et les vivants se frôlaient sans se voir, Buffy flottait. Prisonnière d’un monde qui n’existait que dans la tête d’un homme. Un homme qui, chaque nuit, venait s’asseoir près d’elle, posant sa main sur sa tempe, aspirant lentement ce qu’il restait de sa lumière. Et au loin, dans le vent, résonnait encore l’écho de sa chute. Un cri suspendu entre deux mondes. Un cri qu’aucun vivant n’entendrait jamais.


Laisser un commentaire ?