Vice-versa

Chapitre 14 : Un service

1720 mots, Catégorie: T

Dernière mise à jour 29/03/2020 22:51

- Fred ? Je peux te demander un service ?

- Bien sûr.

- Est-ce que tu peux m'emmener à l'étage ?

La requête était plus qu'étrange mais Lucie avait paru ailleurs toute la soirée alors Fred ne fut qu'à moitié étonné. Il se pencha sur elle, lui passa un bras dans le dos, l'autre sous les jambes et la laissa enserrer son cou. Il la monta sans difficulté et elle ouvrit la porte de la chambre. Fred la déposa donc doucement sur le lit.

La pièce n'avait plus rien à voir avec celle dans laquelle le capitaine était rentrée la première fois sans pour autant être vraiment différente. Il avait pris totale possession des meubles mais avait laissé les murs nus à l'exception faite de deux photos accrochées juste au dessus de la table de nuit.

La première avait été prise lors d'une sortie en famille. Ben était assis entre son père et sa mère. Tous souriaient devant un coucher de soleil sur la mer. La deuxième lui avait été offerte par Jacques. Lucie, encore petite, était montée sur les épaules de son ami.

- C'était ma chambre ici, avant l'accident. J'aimais beaucoup cette pièce. Je laissais toujours la fenêtre ouverte. Ça a été un coup dur de l'abandonner. Un parmi tant d'autres. Je n'aurais jamais pensé que ce serait ces détails les plus douloureux. On ne peut pas s'imaginer. Pourtant tout le monde essaie, tout le temps. Le gars qui m'a renversé par exemple. Il venait me voir tous les jours à l’hôpital et tous les jours, il se torturait à imaginer ce que serait sa vie sans ses jambes. Il n'avait pas idée. Personne n'a idée …

Une fois qu'elle avait commencé Lucie paraissait inarrêtable. Fred n'avait pas été habitué à l'entendre tant parler de son handicap mais ce soir-là, cela semblait vital. Le capitaine n'avait jamais, de sa vie entière, écouté quelqu'un parler si longtemps sans l'interrompre. Pourtant l'idée d'intervenir ne lui traversa même pas l'esprit. Elle s’épancha sur ses malheurs et ses ressentis pendant des heures durant. Fred ne dit pas un mot.

Puis soudain elle lui parla de son frère Julien, de son père absent et de sa mère qui avait toujours été à ses côtés. En retour, Fred lui parla de son propre père et de ce qu'il avait traversé avec Alzheimer. Il commençait à se faire tard et alors qu'il racontait tout un tas d'anecdotes concernant Ben, il vit qu'il perdait Lucie. Il ne fit cependant aucune remarque et continua à parler sur le même ton comme pour la bercer.

Elle s'endormit doucement. Quand Fred fut sûr qu'elle était complètement plongée dans le sommeil, il la passa sous les draps. Il ne put s'empêcher de rester là à la regarder dormir paisiblement à la lumière de la lune et des réverbères. Finalement, il sombra aussi.


oOo


Elle lui avait donné rendez-vous à la Cane à pêche, un petit restaurant d'une rue parallèle au front de mer. Caïn était arrivé avec 5 minutes d'avance. Il n'avait aucune idée de la raison de ce rendez-vous, même Lucie avait paru confuse en lui transmettant le message de sa mère. Il s'installait à peine quand elle arriva.

- Bonjour madame Delambre.

- Bonjour Fred, appelez-moi donc Agathe.

- Vous avez désiré me rencontrer, c'est à propos d'un sujet particulier ?

- Non, comme vous venez si bien de le dire, c'est une rencontre. Nous n'avons jamais vraiment discuté vous et moi alors que vous vivez avec ma fille. Je voulais apprendre à vous connaître un peu mieux qu'à travers ses propos.

- Lucie vous a parlé de moi ?

- Vous semblez étonné. C'est plutôt l'inverse qui serait surprenant.

- J'espère au moins qu'elle ne vous raconte que des choses horribles.

- Je n'ai pas l'impression que vous saisissiez vraiment la situation dans laquelle vous êtes.

Ils furent interrompus par l'arrivée d'un serveur. Caïn laissa Agathe commander en premier avant de demander la même chose. Il resta sciemment silencieux pour qu'elle s'explique, Agathe le comprit.

- Je suis sûr que vous savez le statut particulier du premier étage chez ma fille mais il était bien plus que ça. C'était comme un sanctuaire. Pour tout dire, je n'y avais pas remis les pieds depuis son accident. Vous êtes arrivé et vous lui avez redonné vie.

- Vous exagérez un peu Agathe. Je ne fais qu'occuper la chambre.

- J'ai appris à reconnaître les plus petits signes chez ma fille.

- Ça vous est venu durant sa période silencieuse après l'hôpital ?

- Elle vous en a parlé ?

- Oui, de ça comme de beaucoup d'autres choses ayant trait à sa paraplégie.

- Vous arrivez à m'étonner encore capitaine.

- Pourquoi donc ?

- Dernièrement j'avais l'impression que Lucie s'ouvrait plus à moi au sujet de son handicap mais en comparaison à ce qu'elle vous a dit, je fais pâle figure. Avant cela, elle ne m'avait jamais rien dit.

Caïn n'avait même pas envisagé qu'il était le premier à entendre les confessions de Lucie. Cela changeait beaucoup de choses dans la façon d'appréhender son acte.

- Ce n'est pas un reproche que je vous fait Fred. Je suis très heureuse pour ma fille. Elle a énormément changé depuis qu'elle vous connaît.

- Jacques a eu raison de l'envoyer à la PJ. Elle a ça dans le sang.

- J'aurais dû me résoudre à ça. J'aurais aimé que ma fille choisisse un métier avec moins de risques. Les premières années, je me faisais constamment un sang d'encre pour elle.

- Je vous comprends. Mais ne lui dites rien, elle me tuerait si elle apprenait que je m'inquiétait pour elle.

- Faites attention à vous Fred. Ce n'est pas tous les jours facile de s'enticher de quelqu'un qui a été brisé.

- Je ne suis pas un cadeau non plus.

- Vous avez été marié et avez un fils. Lucie ne m'a jamais ramené de petit-copain. Quand elle a eu l'âge, je voyais parfois un garçon sortir de chez nous mais ce n'était jamais le même. Le seul qui restait était un ami à elle. Ils s'appelait Franck. Je crois qu'il était peu recommandable mais c'était comme un frère pour elle. Et depuis l'accident …

- Lucie et moi nous sommes amis. J'en conviens, notre situation est peu conventionnelle mais nous ne partageons rien de ce genre.

Même si Caïn aurait bien aimé la convaincre, il savait que plus il se défendait plus il s'enfoncerait à ses yeux. De toute façon, Agathe lui avait lancé un regard qui ne voulait dire rien d'autre que « pas encore » ou « ça viendra ».

Quand leurs plats arrivèrent, ils quittèrent les sujets houleux pour discuter plus simplement de Jacques, de Ben, de Lucie aussi bien sûr. Agathe était agréable ou souriante. Fred n'eut aucun mal à comprendre pourquoi elle était devenue amie avec Jacques.

Ils se quittèrent juste à temps pour que le capitaine ne soit pas en retard pour la séance de cinéma à laquelle il assistait avec Ben.


oOo


Fred débriefait de leur enquête avec Lucie quand soudain une voix forte s'éleva dans le commissariat.

- Fred ramène ton cul ici tout de suite !

- Et merde.

- Qu'est-ce qu'il y a ? Tu veux que je vienne aussi ?

- Non. Contrairement aux apparences, ce n'est pas le supérieur qui m'appelle mais l'ami. Et étant donné le ton qu'il emploie, la discussion risque de ne pas être des plus divertissantes.

- Ah … et bien courage.

Fred lui fit un signe de tête reconnaissant avant de s'engager vers le bureau de Moretti. Ce dernier attendait derrière la porte, prêt à la fermer dès que son ami serait passé. Effectivement, dès qu'il eut mis un pied dans la gueule du loup, le piège se referma sur lui.

- J'ai vu Agathe hier.

- Elle va bien ?

- Oui mais tu ne devineras jamais ce qu'elle m'a appris.

- Je ne vais pas prendre le risque de te casser ton effet.

- Elle m'a dit que mon meilleur ami, Fredéric Caïn, vivait chez sa fille depuis des mois sans que je n'ai été mis au courant.

- Je ne savais pas que je devais te faire un rapport sur mes lieux de résidence.

- Ne te fous pas de ma gueule Fred. Pourquoi tu ne m'as rien dit ?

- Tu te serais fait de fausses idées.

- Je crois au contraire que c'est parce que les idées que je me fais sont fondées que tu ne m'as rien dit. Et bien si tu acceptes encore les conseils d'un ami. C'est une mauvaise idée.

- Écoutes Jacques, Gaëlle m'a foutu à la porte. Après le petit incident de la dernière fois …

- Impliquant une colocation forcée de plusieurs mois et la rupture de mes fiançailles.

- Voilà. J'étais certain de me faire refouler chez toi. Après ça il ne me restait plus beaucoup d'options et comme tu paraissais en avoir marre de moi après seulement quelques semaines dans le canapé d'ici, je suis allé chez Lucie.

- Je sais comment est faites sa maison. Alors tu dors où depuis des mois ? Dans le canapé ?

- Non dans la chambre.

- Celle de Lucie ?

- Ne sois pas stupide, j'ai investi l'étage. Oui le fameux 1e étage de chez Lucie, mais ne fais pas de grands yeux, je ne lui ai pas laissé le choix.

- Qu'est-ce que tu as encore fait ?

- La fenêtre de la chambre est facile à ouvrir depuis l'extérieur. Je me suis installé sans la prévenir ou lui demander son avis.

- Et quand elle l'a découvert, Lucie t'a laissé continuer ?

- Apparemment oui.

- Essaye de faire les choses bien pour une fois.   


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