Du commencement, on peut augurer la fin

Chapitre 2 : Inside this cold heart is a dream

Chapitre final

5213 mots, Catégorie: T

Dernière mise à jour 10/06/2022 10:47

Les paroles de "The Beginning and the End" appartiennent à Cavanagh Daniel. (The Beginning and the Endhttps://www.youtube.com/watch?v=8comK-YqCG8 - YouTube)



***


Tout avait commencé en cette fin d'après-midi de décembre 1941.


Alors que ses frères et lui venaient de rentrer de l'école, leur père les avait réunis dans la pièce principale de la modeste maison attenante à leur ferme. Les mains tremblantes et encore sales de son travail auprès de ses cochons, Monsieur Kaïbara leur avait annoncé qu'après de nombreuses tergiversations et humiliations politiques, leur pays, l'Empire du Japon venait d'entrer dans une nouvelle guerre en s'attaquant au géant américain.


- "Étrange comme certains souvenirs peuvent rester enfouis pendant des années, se faire discrets et fantomatiques pour brusquement ressurgir à des moments inattendus. Pourquoi penser à ça maintenant ?" Songea Shin Kaïbara alors qu'il sentait son âme se dissoudre dans son dernier souffle et que son esprit venait de se focaliser brusquement sur les souvenirs d'une après-midi d'hiver.


Cela faisait des années qu'il avait occulté ces évènements, des années qu'il n'avait pas pensé à sa famille ... 

- "Pourquoi penser à ça maintenant ?" 


Quelque chose, au fond de son âme lui répondit :

- "Parce que c'est là que tout a commencé."


Inside this cold heart is a dream

Dans ce cœur glacé se trouve un rêve


Oui, c'était bien à partir de ce moment que tout avait changé pour Shin même si ce n'était que quelques semaines plus tard qu'il avait assisté aux derniers préparatifs de départ de son père : une toilette minutieuse, un rasage parfait, un uniforme brillant et il était parti sans se retourner. Il n'était jamais revenu. Shin avait serré les dents et retenu ses larmes. "Un homme ne pleure pas, même dans les pires moments de sa vie", son père le lui avait assez répété. Il avait donc observé sa mère sangloter en silence, sans savoir quoi faire pour la consoler. On ne lui avait jamais appris.


L'année suivante, deux jours après son douzième anniversaire, son frère aîné avait été enrôlé dans l'aviation. Il n'était jamais revenu. Shin avait de nouveau serré les dents pour ne pas pleurer, pour montrer qu'il était un homme. Il avait respecté la pudeur de sa mère qui s'éclipsait de la petite maisonnée la nuit pour aller verser ses larmes au bord de la rivière.


A peine un mois plus tard, son deuxième frère s'était porté volontaire pour aller venger sa famille. Il n'était jamais revenu. Shin n'avait toujours pas pleuré, il s'était contenté de travailler encore plus dur à la ferme, évitant de croiser le regard perdu et embué de sa mère. Il l'entendait toujours quitter la maison la nuit. Il savait qu'elle allait toujours au bord de la rivière pour y libérer son chagrin mais il n'avait jamais rien fait pour la retenir.


Et un jour, sa mère n'était pas revenue. Certains villageois avaient affirmé l'avoir vue marcher au bord de l'eau au petit matin sans s'arrêter, sans se retourner. Shin n'avait pas pleuré. "Un homme ne pleure pas, même dans les pires moments de sa vie." Et pourtant, c'était le pire moment de sa vie ... Mais il devait faire face. Pour honorer la mémoire de son père, pour continuer à vivre, pour avoir la force de poursuivre. Pour ne pas mourir.


Shin n'avait jamais raconté cet épisode cruel de son existence. A personne. Même pas aux compagnons d'armes qui, des années plus tard, lui avaient posé des questions sur ses origines asiatiques, même pas à celui qu'il considérait comme un fils et qui avait maintes fois réclamé des détails sur leur pays natal et sur l'histoire du Japon.


That's locked in a box that I keep

Enfermé dans une boîte que je garde


Et aujourd'hui, alors qu'il agonisait, ces images lui revenaient inutilement en mémoire. Son corps gisait aux pieds de celui qui venait de l'abattre : Ryo Saeba, celui qu'il avait élevé comme son propre enfant, entraîné comme un guerrier, aimé comme le seul homme en qui il avait eu confiance. Il avait risqué sa vie pour protéger la sienne. Il avait perdu sa jambe pour le sauver. Tout ça, tous ces combats ... pour finir comme ça, couché lamentablement à même le sol dur et froid de son propre bateau ultra-moderne, abattu d'une balle en plein cœur. Oui, en cette matinée de février 1992, c'était la fin. Après toutes ces années, après toute cette rage et cette douleur ... C'était la fin.


Shin Kaïbara sentait son corps se raidir peu à peu. Ses doigts s'engourdissaient, ses pieds devenaient froids, sa poitrine demeurait atrocement immobile et silencieuse mais la douleur s'estompait, la rage fuyait son coeur ... C'était étrange d'ailleurs. Sa vie et sa colère étaient donc si intimement liées ? Il se sentit glisser mais son corps était resté immobile. 


C'était la fin, oui, pas de doute là-dessus.


Pourtant, il avait l'impression que c'était hier le jour où, à treize ans à peine, il s'était retrouvé seul. Il s'était épuisé à tenter de maintenir la petite exploitation familiale, jusqu'à ce que des pilleurs passent par là et volent les quelques cochons qui lui restaient.


Au bout de quelques temps, quand ses réserves de nourriture s'étaient finalement épuisées, il avait décidé de quitter son village, poussé par la faim. Il se lança sur les routes, comme des milliers d'autres orphelins, en quête d'un petit emploi dans les quelques fermes qui produisaient encore ou d'âmes charitables qui lui auraient offert un repas dans les temples. Son errance dura des mois. La concurrence avec ses semblables était rude et il avait dû apprendre à se battre, avec ses poings, des armes de fortune, de la ruse et de la traîtrise. C'était la loi du plus fort, la loi de la faim, la loi de la guerre. 


“Bats-toi ou crève” : c'était devenu sa façon de vivre. 


Un soir d'été, il avait tué pour la première fois. Il s'agissait d'un garçon un peu plus jeune que lui. En haillons, famélique et désespéré. Tout comme lui. Ils s'étaient affrontés pour une pitoyable ration de riz à moitié pourrie, très certainement volée parmi les offrandes mortuaires au temple le plus proche. Shin avait saisi une pierre qui se trouvait à sa portée alors que le garçon, pourtant plus petit que lui, le dominait, à califourchon sur son ventre, les deux mains enroulées autour de son cou ... Et Shin avait frappé, frappé, frappé ...


"Bats-toi ou crève." 

Les mots avaient résonné longtemps dans sa tête, pendant qu'il frappait, frappait, frappait, encore et encore ...


Quand il s'était arrêté, à bout de souffle, son adversaire ne bougeait plus. Shin s'était donc jeté sur le riz pour le dévorer avec les doigts, sans même prendre le temps de le mâcher. Le dernier grain avalé, il avait soudain réalisé qu'il était couvert de sang et d'une matière grise visqueuse. Il en avait eu la nausée et avait vomi tout ce qu'il venait d'avaler. 


Horrifié de se sentir plus désespéré d'avoir rendu sa pitance que d'avoir ôté une vie, il s'était recroquevillé sur lui-même. Il ne s'était jamais senti aussi seul. Il avait pleuré cette fois. Il avait été incapable de retenir ses larmes, des larmes de honte, de colère, de douleur. Il avait pleuré ses parents, ses frères, son foyer, sa ferme, ses copains d'école, sa vie. 


Au petit matin, quand les lumières de l'aube l'avaient tiré de la torpeur qui avait suivi ses sanglots, il avait été surpris par les cris horrifiés de deux voyageurs arrivés à sa hauteur et qui le dévisageaient, les yeux emplis d'effroi. Il avait alors fui à toutes jambes, laissant derrière lui un cadavre gris et couvert de sang séché, le visage ravagé, à côté d'une flaque de riz à peine mâché.


Au fond de lui, il l'avait bien senti : après cette nuit, il n'avait plus été le même. Quelque chose en lui s'était brisé, comme le crâne et la mâchoire de ce petit vagabond. Pour un peu, ça aurait pu être lui, ce cadavre au bord du ruisseau. Il n'aurait manqué à personne. 


Il se promit alors une chose : il ne pleurerait plus jamais. Ca avait été un moment de faiblesse, rien qu'un petit moment de faiblesse et il ne serait plus jamais faible. Oui, cette crise de larmes serait la dernière. Ca, il se l'était juré alors qu'il courait comme un fou, serrant les poings tellement fort que ses ongles lui avaient entaillé les paumes. Plus jamais il ne serait faible. Il resterait un homme. Plus jamais de larmes ... Jamais.


Buried a hundred miles deep

Enterrée à des centaines de mètres de profondeur


Deep in my soul in a place that's surrounded by aeons of silence

Au fond de mon âme, enveloppée dans une éternité de silence


Et aujourd'hui ... Aujourd'hui, c'était la fin. 


Il avait maintenant la sensation de flotter, tout doucement, puis de plus en plus fort. Il vacilla brusquement et tout autour de lui, trembla, devenant flou et emmêlé. Les couleurs s'agitèrent, les lignes et la pesanteur s'enchevétrèrent, ce qui provoqua en lui une puissante nausée. Il ferma les yeux mais rien n'y fit. Et puis, soudain, la tempête qui l'entourait cessa brutalement. Il ne tanguait plus. Il ouvrit les yeux et se retrouva debout, léger et assuré. Il entendit Ryo s'approcher de quelques pas et se tourna vers lui. Il réalisa alors que ce dernier gardait les yeux baissés, ne réalisant pas que Kaïbara se tenait debout, juste en face de lui. Shin suivit alors lentement son regard et découvrit sa propre dépouille, gisant sur le sol, inutile, immobile ... vide. Shin regarda alors ses mains : elles étaient fines, transparentes, vaporeuses ... 


Alors, c'était ça, la fin ?


Comme son fils ne le regardait toujours pas, Shin eut envie de crier :

- "Ryo ! Là ! Suis là !" 


Mais aucun son ne faisait vibrer sa gorge, aucun souffle ne sortait de ses lèvres entrouvertes. Rien ... Rien que le silence et l'immobilité. 


"Bats-toi ou crève ..." Ces mots résonnèrent en lui, comme à chaque fois qu'il était en danger mais il dû admettre l'évidence : le temps du combat était fini pour lui. 


C'était la fin et il ne pouvait pas y changer grand-chose. Quoi qu'il fasse, il n'aurait pas la possibilité de revenir en arrière ; c'était la fin et c'était inéluctable. Il sentait le froid de ses membres remonter lentement vers ses entrailles. Léger, son esprit s'accrochait encore au souffle ténu, invisible et imperceptible qui s'enfuyait doucement par sa bouche comme s'il ne voulait pas s'en séparer.


Il regarda à nouveau le visage de Ryo et n'en crut pas ses yeux. Sur ses joues sales, à côté de sa lèvre tuméfiée par ses précédents combats en corps à corps, il distinguait des traces verticales, deux sillons parallèles plus clairs. Était-ce possible ? Après toute cette haine ? Ryo l'aurait donc pleuré ? Le considérait-il alors comme ... 


Soudain, il sentit une déferlante de colère planter ses griffes dans son âme et le rattacher à nouveau à son corps. Il avait l'envie furieuse de hurler :

- "Mais pourquoi restes-tu planté comme ça ? Tu dois agir. Il le faut ! Sinon tu vas ... tu vas ... Sinon tu vas ... mourir, Ryo ! Si tu as gagné notre duel, tu dois vivre, tu entends, tu dois vivre ! Allez, Ryo, arrête ton sentimentalisme à la con et bouge ! Bats-toi ou sinon, tu vas crever !!! Bats-toi ou crève !"


"Bats-toi ou crève" ... Il avait choisi de se battre pour un banal bol de riz il y a presque cinquante ans aujourd’hui et n’avait jamais cessé de le faire depuis. Son adversaire en était mort, c'était ainsi. Lui, il s'était battu et il avait gagné. Il n'y avait rien de plus à ajouter. 


Par contre, il s'était vite rendu à l'évidence que s'il était reconnu par les deux voyageurs qui l'avaient réveillé, il devrait répondre de ses actes. Il avait donc erré pendant un temps difficile à mesurer, évitant de parler à quiconque, voyageant de nuit, fuyant les gens de peur d'être identifié, jugé, emprisonné et certainement condamné à mort. Il s'était donc fixé un nouvel objectif : Tokyo. C'était assez loin de la scène de crime pour qu'il n'y soit pas repéré et il espérait s'y enrôler pour partir se venger de ceux qui lui avaient tout pris : les soldats des Etats-Unis d'Amérique.


Quand il avait enfin rejoint la capitale, il avait alors appris que la guerre était finie. Le pays venait d'être humilié et ravagé par deux bombes destructrices, deux bombes américaines. Les morts et les disparus se comptaient par dizaines de milliers.


Il avait ravalé sa déception et sa colère. Pour subvenir maigrement à ses besoins, il avait trouvé un travail sur les docks. Sachant jouer des poings, n'ayant peur de rien et capable de s'épuiser à la tâche sans dire un mot de la journée, il avait acquis une solide réputation. Et puis, un soir, un militaire à l'accent bizarre lui avait fait une proposition qu'il n'avait pas pu refuser : aller se battre pour de vrai contre ses ennemis jurés. 

- "La guerre contre le géant américain est peut-être terminée ici au Japon, mais ce n'est pas le cas dans le reste du monde." Lui avait dit l'étranger, avant de lui raconter qu'en Amérique de Sud, certains groupuscules révolutionnaires prenaient les armes contre leur gouvernement et que, face à eux, se trouvaient des régiments soutenus plus ou moins officiellement par los Gringos y el capitalismo


L'homme n'avait pas eu besoin d'en dire plus. A quatorze ans à peine, Shin Kaibara embarqua le soir même sur un vieux paquebot rouillé pour le plus grand voyage de sa vie, le coeur assoiffé de vengeance, persuadé qu'il allait rendre coup pour coup et qu'à lui seul, il ferait vaciller ce grand pays qui lui avait volé son existence. 


"Bats-toi ou crève." Ce soir-là, Shin avait choisi de se battre, une fois encore. 


Et maintenant, il aurait hurlé s'il avait pu :

- "Ryo, tu dois te battre !!! Tu dois faire comme moi ! Rappelle-toi : bats-toi ou crève ! Sauve-toi ou sinon, tu vas mourir ici ! Ryo, écoute-moi !"


Quand il perçut les pas de Ryo qui se rapprochait de lui, son âme interpella à nouveau son meurtrier, plus fort encore : 

- "Ryo !"


Contre toute attente, Shin vit Ryo se crisper et regarder sa dépouille avec plus d'attention. Il recommença, utilisant à nouveau la colère pour renforcer le lien avec son corps, espérant y trouver encore une petite étincelle de vie, un peu d'énergie ... Il projeta tout ce qu'il lui restait dans ce qu'il voulait lui dire. Il fallait qu'il l'entende, oui, il le fallait ! Ryo devait déguerpir et ne pas rester là, à le regarder bêtement ou bien sa mort allait être parfaitement inutile. Shin se concentra et cria :

- "Tire sur la prothèse de ma jambe."


Ryo se pencha vers lui, interloqué. Apparemment, ça avait marché. Shin recommença et lança :

- "Tire sur la prothèse de ma jambe. Rappelle-toi, il y a une bombe dedans. Il te suffira de l’amorcer. En dessous de nous, c'est la mer. Avec un peu de chance, l'explosion percera une ouverture dans le fond du bateau et ça te permettra de t'échapper."


Cette fois, Ryo lui répondit à haute et intelligible voix :

- "Quoi ?"

- "C'est le seul moyen, Ryo ..."

- "Kaibara ... Comment est-ce possible ?" Ryo Saeba secoua la tête pour s'éclaircir les idées : "Non. Il est mort. Mais cette voix ... J'en suis sûr que c'est ... Non, non, non, il ne respire plus. Ne me dites pas que je perds de nouveau la boule ? Non mais parce que ça va là, j'ai eu ma dose de  ..."


Shin l'interrompit, lançant, avec la force du désespoir :

- "Ryo ... C'est le seul moyen !" 

- "Alors ? Tu n'es pas encore mort ?"


Shin ne savait pas quoi répondre. C'était la fin mais était-il mort ? Avait-il jamais été vivant ? Vraiment vivant ? 


Shin, qui ne s'était jamais embarrassé avec ce genre de divagations existencielles et philosophiques, était bien incapable de répondre à ces questions. D'ailleurs, c'était sans importance. Même s'il avait pu le faire, qu'est-ce que ça changerait ? Rien. Ca ne changerait rien du tout mais s'il avait encore la possibilité de parler un peu avec Ryo, il allait le faire et les mots surgirent par devers son esprit sans qu'il s'en rende compte : 

- "Merci, Ryo. Je savais bien que tu étais le seul à pouvoir m'arrêter."


Ryo s'accroupit lentement avant de lâcher dans un soupir : 

- "J'avais compris, tu sais ...  Mais j'avais compris aussi depuis longtemps que ta conscience et ton humanité étaient encore là, quelque part, au fond de ton cœur glacé par la haine... Je savais que ton humanité m'appelait à l'aide ... Il était normal que je fasse quelque chose pour toi."


And somewhere inside is the key

Et quelque part à l'intérieur (de cette boîte) est la clé


To everything I want to feel

De toute ce que je veux ressentir


Shin se souvenait bien de sa traversée de l'océan vers ce continent inconnu. C'était là que la rage, la haine et la colère contre le reste du monde étaient devenues son moteur. Plus rien d'autre n'avait compté que sa soif de vengeance. Parmi l'équipage, il s'était fait repérer par son agressivité, sa force de caractère et son direct du droit. 


A peine arrivés à terre, lui et ses camarades s'étaient retrouvés avec une arme entre les mains. Au premier entraînement, le tonnerre des détonations de sa kalachnikov, son recul puissant qui avait bien failli le renverser et les regards admiratifs qu'on lui avait lancés à la dérobée lui avaient procuré une sensation de toute-puissance enivrante. En quelques secondes, il était devenu accro. Sa première dose de munitions consommée, il avait été sûr d'une chose : plus jamais il ne vivrait sans arme. Plus jamais.


"Bats-toi ou crève" ... et il s'était battu, pendant des années, dans cette jungle sud-américaine qui était devenue son foyer. 


Les combats s'étaient tant succédés qu'il avait arrêté de les compter. Au fil du temps, il avait pris du galon, gagné en expérience et en perfidie. Bientôt, l'identité de ses ennemis avait perdu toute signification, Américains ou non, un ennemi était un ennemi et il devait mourir. Sa soif de vengeance s'était peu à peu effacée pour se transformer en besoin d'annihiler son adversaire, quel qu'il soit. Ce qui importait vraiment était de se battre, coûte que coûte, jusqu'au bout. Shin ne se sentait vivant que quand la mort était proche, apportant avec elle un parfum de poudre à canon et de sang séché, d'explosifs et de tourbe retournée. 


En y repensant ... Si son corps le pouvait, il aurait soupiré en avouant à Ryo: 

- "Au milieu de cette guerre infernale, j'ai fini par ne plus voir que l'ignominie et la folie humaine. Pour survivre, je réalise maintenant que je me suis réfugié dans la rage et la haine. A force, la guerre, les combats, le sang, la violence ... Tout ça a fini par engloutir ce qu'il me restait d'humanité et a fait de moi ce démon meurtrier que tu connais. Même quand la guerre a pris fin, ça n'a rien changé pour moi. C'est ainsi."


Shin mentait à cet instant mais il n'avait pas le courage de lui dire qu'une personne aurait pu tout changer mais ne l'avait pas fait : lui, Ryo. Il devait avoir entre trente et trente-quatre ans quand il avait rencontré dans la jungle ce petit garçon perdu, seul rescapé d'un crash aérien en pleine forêt amazonienne, tellement traumatisé qu'il ne se rappelait même plus de son prénom. Shin s'était immédiatement attaché à ce gamin de trois ou quatre ans dont les yeux lui rappelaient son pays, dont les mots japonais, même maladroits, chantaient son enfance et dont les sourires le rendaient plus fort de jour en jour.


But the dark summer dawns of my memory

Mais les sombres aurores d'été de mes souvenirs


Are lost in a place that can never be

Sont perdues dans un lieu qui ne peut exister


Il lui avait alors choisi un nom qui allait forger son existence : Ryo Saeba, "Chasseur de Nuit" ... et Shin s'était promis d'en faire le combattant le plus fort de tous les temps. 

Ryo Saeba serait invincible, immortel ... 

Ryo Saeba partirait au combat, mais lui, il reviendrait ... 

Ryo Saeba ne mettrait pas d'uniforme brillant, il n'irait pas se battre sans connaître les forces adverses, il ne chercherait pas à venger un quelconque honneur familial, il n'irait pas marcher au bord de la rivière. 

Ryo Saeba reviendrait toujours. 


Enfin, c'était ce que Shin croyait du plus profond de son âme. Il en avait été persuadé et c'était pour ça qu'il lui avait administré cette nouvelle drogue qui le rendrait invincible. Oui, avec de l'Angel-Dust dans les veines, Ryo Saeba rentrerait toujours de ses combats et il deviendrait ainsi une légende. 


Sauf que non. Cela ne s'était pas vraiment passé comme Shin Kaïbara l'avait escompté. Une fois son corps chargé de PCP, Ryo s'était lancé dans la bataille, tel une bête enragée et n'était pas revenu. Il avait été porté disparu et aucun lieutenant de Kaïbara n'avait réussi à le localiser. Shin avait cherché sa dépouille pendant des mois. En vain.


Une fois encore, sa famille l'avait abandonné. Shin n'avait bien sûr pas versé une larme, il n'en avait parlé à personne.


N'ayant pas la force d'en avouer plus à Ryo, le mourant répéta tristement : 

-  "Ça n'a rien changé pour moi. C'est ainsi ..." 

- "Il aurait suffi de peu de chose pour que ça m'arrive aussi, tu sais. Je regrette de ne pas avoir été capable de t'aider à changer. J'ai été aveuglé par ma rage, moi aussi. Tu te rappelles ? Tu te rappelles de ce jour, quand je t'ai combattu à Los Angeles ?"


C'était vrai. Quand Shin avait retrouvé Ryo quelques années plus tard, celui-ci lui en voulait tellement qu'il l'avait provoqué en duel. Shin n'avait pas pu refuser. Peu de ses hommes de main avaient survécu à leur rencontre avec Ryo Saeba et, si Shin avait été extrêmement fier de son fils, ces hommes restaient des témoins de cette provocation.  Hors de question de perdre la face en refusant de relever son défi ... 


"Bats-toi ou crève"... Comme toujours, Shin avait fait le choix du combat et ce duel face à son fils ne dérogerait pas à la règle.


Calme, confiant en ses capacités et fin stratège, Shin avait appris à canaliser ses émotions au fil du temps, à se concentrer sur l'instant présent lors d'un combat au corps à corps. Il avait évidemment eu le dessus sur Ryo qui avait rapidement mordu la poussière. Shin aurait même dû achever le jeune homme. Une dernière balle, un coup de couteau, une prise pour briser les cervicales, qu'importe la façon, ça aurait été facile, rapide et dans l'ordre des choses. Mais il n'avait pu s'y résoudre. Il avait simplement tourné les talons, dédaignant son adversaire vaincu, espérant qu'il tirerait une leçon de sa cuisante défaite, de son incapacité à maîtriser ses sentiments et de ses imprudences.


Oui, Shin se rappelait effectivement de ce jour où il avait pensé pendant une fraction de seconde avoir enfin retrouvé son fils perdu mais où il avait été forcé d'abandonner derrière lui un Ryo dominé, perdant et humilié, un Ryo loin d'être immortel ou invincible ... et qui avait expressément souhaité le rester, dédaignant la force prodiguée par la poussière d’ange avec mépris ... Désolant.


Et maintenant, au seuil de sa mort, Shin aurait bien aimé lui avouer que, en revenant au Japon quelques jours auparavant, plus de dix ans après cette désastreuse rencontre, il avait espéré que son fils avait suffisamment gagné en maturité et en expérience pour accepter son ultime projet : diriger avec lui son organisation, l'Union Teope. Il avait été persuadé qu'à eux deux, ils auraient pu régner sur le monde entier. Personne n'aurait osé s'en prendre à eux, ils auraient été invincibles, ils auraient été immortels, ils seraient devenus des légendes. 


Kaïbara s'était lui-même déplacé jusqu'à l'appartement tokyoïte de son fils pour faire une proposition en bonne et due forme. Mais, là encore Ryo avait refusé, très certainement à cause de cette jeune femme prénommée Kaori. Il n'avait pas fallu plus de deux secondes à Shin pour comprendre qu'elle était amoureuse de son fils et, à la façon dont Ryo s'était précipité sur lui sans réfléchir pour la protéger, il était évident que lui aussi, tenait énormément à elle en retour. Un attachement réciproque était le commencement d'une famille. Ryo avait donc trouvé sa famille et Shin n'en faisait pas partie ... Il n'en ferait même jamais partie puisque son fils avait fermement décliné sa proposition d'association. A nouveau, Ryo Saeba l'abandonnait. Il n'en avait été qu'à moitié surpris. 


Can someone please show me the way?

Quelqu'un peut-il me montrer la voie, s'il vous plaît ?


Can someone please help me?

Quelqu'un peut-il m'aider, je vous en prie?


En quittant l'appartement de son fils, Shin savait qu'il ne lui restait plus qu'à mettre son plan à exécution. Il n'avait pas eu d'autre choix.


Et maintenant qu'il était allé au bout de sa stratégie, que la fin était toute proche, il était surpris d'avoir finalement tant de choses à avouer à Ryo, tant de détails à lui raconter, tant de souvenirs qu'il n'avait jamais été capable d'évoquer avec lui, tant de projets d'avenir qu'il avait construits pour eux et qu'il n'avait pu lui expliquer ... mais sa volonté s'étiolait en même temps que s'éteignait la règle qui avait rythmé son existence :

"Bats-toi ou crève ..." 

Ces mots faisaient de moins en moins de bruit, disparaissant dans un murmure lointain. 


'Cause I cannot see and the silence is raging

Car je ne vois rien et le silence fait rage


Silence is raging

Le silence fait rage


“Bats-toi ou crève” … 

Il ne pouvait plus se battre. 


Il n'avait pas d'autre échappatoire. C'était la fin. La mort avait enfin été plus forte. Enfin. Au fond de lui, il le savait : il avait toujours espéré mourir de la main de son propre fils. Sincèrement, il ne pouvait souhaiter une plus belle mort pour le guerrier qu'il avait été. 


Au moins, maintenant, il était certain que Ryo serait assez fort pour survivre dans ce triste monde car il était devenu presque invulnérable. Son fils avait réussi à l'atteindre en plein cœur, en duel, en face à face, sans faillir, sans trembler, sans une seule hésitation. Ryo avait réussi à appuyer sur la détente, il avait maîtrisé ses émotions, sa haine et ses rancœurs. Shin Kaïbara songea alors fièrement que la formation de son fils était enfin achevée. Il n'avait plus rien à lui apprendre. 


Retenant son dernier souffle, Shin Kaïbara laissa Ryo poursuivre, observant une dernière fois son triste regard :

- "Et c'est seulement maintenant ... après des années de haine et de regrets que j'ai réussi à t'aider ..." Il soupira : " ... t'aider en te tuant. J'aurais dû chercher un autre moyen. En tant que fils, j'ai honte ... Pardon, Papa."


Shin se sentit soudain différent. La rage, la douleur, la tristesse se diluèrent définitivement dans le noir, elles se turent dans le silence. Au loin, une lumière éclatante attira son attention ... Et soudain, il se rappela ... Il vit, comme si tout se déroulait encore une fois sous ses yeux ... 


Silence is raging

Le silence fait rage


Show me the way

Montre-moi la voie


Silence

Silence

Fade into silence

Disparaître dans le silence


... Un matin,un retour de mission ...

... Le soleil illumine la clairière amazonienne où nous avions installé notre nouveau campement ...

... La brûme commence à se dissiper ...

... Je rentre après quelques jours d'absence, entouré de mes glorieux camarades, fier et fort … Je salue mes hommes restés à l’arrière. Je confirme notre victoire.

... Au loin, j’aperçois un petit garçon en treillis kaki trop grand pour lui s'élancer à ma rencontre, un petit garçon aux cheveux noirs comme la nuit et aux yeux en amandes ...

... Le môme court en éclatant de rire à chaque foulée maladroite … Je souris et je m’agenouille sans même m’en rendre compte …

... Arrivé à ma hauteur, le jeune Ryo me saute au cou, me serrant fort entre ses bras d'enfant en criant :

- "Tu es rentré ! PAPAAA !"

Papa ….


C'était la première fois qu'il l'avait appelé ainsi. A bien y réfléchir, c'était à ce moment-là que tout avait commencé. Et aujourd'hui, alors que tout était fini, alors que Shin sentait son esprit s'évaporer délicatement, il avait encore la sensation de sentir contre son épaule l'étreinte des petits bras enfantins. 


Les derniers mots que Ryo venait de prononcer résonnèrent encore dans sa mémoire silencieuse ... deux mots qui avaient tracé la voie :

- "Pardon, Papa." 


Shin sourit. Peut-être que son corps sourirait aussi, il n'en saurait rien puisqu'il se perdait peu à peu dans l'obscurité, mais lui, il souriait en savourant le son de ce simple mot : "Papa." C'était la dernière fois que Ryo l'appelait ainsi. C'était là que tout se terminait. C'était la fin ... ou bien ... le début d'une nouvelle vie pour Ryo, pour son enfant ... 


Inside is the keys to a memory

A l'intérieur se trouvent les clés d'un souvenir ...


Malgré sa faiblesse, Shin Kaibara rassembla les dernières forces de  sa volonté étiolée et il murmura à Ryo Saeba :

 - "Merci ... Mon fils", avant de se laisser glisser dans le silence.




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