Les Clairs de Lune d'Arlequin

Chapitre 2 : Le Chat et la Souris

2092 mots, Catégorie: G

Dernière mise à jour 23/08/2023 17:21

Une lune gibbeuse éclairait un ciel parsemé de quelques nuages ce soir-là. Arlequin et son ami Pierrot rentraient chez eux, en longeant la lisière du Bois-Joli. Pierrot était un jeune homme ayant à peu près le même âge qu’Arlequin. C’était un original. On le repérait de loin, avec ses vêtements blancs trop larges pour lui qu’il cousait lui-même. Ils étaient souvent fermés par de gros boutons et, dès que les températures baissaient, il dissimulait son cou derrière une fraise à l’espagnole, aux dimensions improbables. Il avait des cheveux coupés très courts qu’il dissimulait sous une calotte aussi noire que ses vêtements étaient blancs, et que son teint était pâle. De nature rêveuse et plutôt mélancolique, il préférait généralement la compagnie des animaux à celles de ses congénères, qui ne partageaient pas ses passions, et avaient tôt fait de le proclamer idiot du village.

Arlequin était ainsi une des rares personnes avec lesquelles il acceptait de passer du temps et de s’ouvrir un peu. Même s’il était souvent frustré de ne pas réussir à lui faire embrasser pleinement ses points de vue sur la plupart des sujets, il appréciait la manière qu’avait le marchand de confiseries de l’accepter tel qu’il était, sans jugement. C’était finalement bien rare.

 

« Et c’est en me penchant que j’ai vu d’où venait le bruit, c’était une petite souris, toute verte, qui courait dans l’herbe, racontait Pierrot avec enthousiasme.

_ Verte ? Vraiment ? répondit Arlequin. Mais ça n’existe pas les souris vertes…

_ Et pourquoi ça n’existerait pas ?

_ Eh bien, je ne sais pas, normalement ça va du blanc au noir, éventuellement ça peut être marron, peut-être roux... Enfin, on en voit souvent, mais personne n’a jamais vu de souris verte.

_ Mais c’est parce que les gens ne savent pas regarder. L’herbe est verte, donc une souris verte sera plus difficile à repérer dedans. Elle s’y dissimule parfaitement, grâce à son pelage qui lui offre un redoutable camouflage. Mais les gens ne prennent pas le temps de regarder, ils sont trop occupés à courir après le temps et l’argent. C’est pour ça que personne n’en a vu. Mais moi je l’ai vu, parce que moi je sais regarder. 

_ D’accord, si tu le dis. Je te crois volontiers. »

 

Un furet passa devant eux en courant, poursuivi par son ombre que les rayons de la lune distordaient. Pierrot s’arrêta net, regarda vers le sol en se tenant la tête entre les mains, et fronça les sourcils. Arlequin s’arrêta à son tour, se tourna vers son ami, et attendit. C’était quelque chose d’assez fréquent avec Pierrot, il pouvait se retrouver subitement plongé dans ses pensées, et ne faisait plus du tout attention à ce qu’il y avait autour de lui.

Au bout d’une longue minute, il releva la tête, et les sourcils toujours froncés, déclara :

 

« Je n’aime pas trop les furets.

_ Ah bon ? Mais pourquoi donc ? Je croyais que tu aimais tous les animaux.

_ Oui, mais les furets mangent les souris. Et ça me fait de la peine quand une souris se fait manger. J’espère qu’il ne trouvera pas la souris verte !

_ Ne t’en fais pas, tant qu’elle reste dans l’herbe, il ne la trouvera pas. Fais juste attention qu’elle ne se roule pas dans la boue, sinon, il risque de la repérer quand il repassera par là.

_ Tu as raison, il n’y a pas trop de risque. Le sol est sec, donc la souris ne risque pas de se rouler dans la boue. »

 

Et poussant un soupir de soulagement, il reprit la route d’un pas léger. Arlequin esquissa un sourire amusé, et reprit sa marche également. Ils discutèrent de choses et d’autres jusqu’au carrefour où leurs chemins se séparaient. Mais alors qu’ils se disaient au revoir, ils entendirent des sanglots. À quelques pas d’eux, assise sur un banc, devant un auvent qui la cachait dans l’ombre, une femme d’un âge avancé pleurait, le visage enfoncé dans son tablier.

Inquiets, les deux jeunes hommes s’approchèrent d’elle pour voir ce qu’il se passait, et si, éventuellement, ils pouvaient se rendre utiles. La vieille femme essuya ses yeux rougis, et leur raconta d’une voix chevrotante ce qui n’allait pas.

 

« J’ai perdu mon chat, leur dit-elle. Je ne sais pas du tout où il est passé. Ce matin, je lui ai versé comme toujours du lait dans sa gamelle. Habituellement, il se précipite tout de suite dessus avec gourmandise. Mais ce matin, il n’est pas venu. Je l’ai cherché dans toute la maison, mais ne l’ai vu nulle part. Alors j’ai crié par la fenêtre que mon chat était perdu, j’ai supplié le voisinage de me le rendre si jamais quelqu’un le trouvait. »

Elle noya un nouveau sanglot dans un soupir, et essuya son nez qui coulait.

« Oh, je sais bien ce que les gens ont pensé. Qui est cette vieille folle, qu’est-ce qu’elle nous veut ? N’a-t-elle pas honte de troubler la tranquillité des honnêtes gens avec son foutu chat ? Je ne suis pas dupe, j’ai entendu les ricanements des badauds dans la rue. Les gens ne sont pas bienveillants la plupart du temps, vous savez ? Mais qu’importe ce qu’ils pensent de moi, de toute façon je ne suis déjà plus rien pour eux. Autrefois, j’étais l’épouse du père Michel, aujourd’hui, je suis sa veuve, une vieille dame qui vit toute seule dans la maison, ne sortant que pour aller faire son marché malgré ses douleurs au dos et aux genoux, et qui laisse défiler les jours, sans plan ni projet, jusqu’à ce que la Grande Faucheuse vienne mettre un terme à cette mascarade. Aussi, mon chat est mon seul ami. Il brise le silence pesant de ma maison avec ses jeux et ses miaulements, il vient se blottir contre moi quand je suis triste, il accompagne avec un enthousiasme candide mes rares moments de bonheur, il me donne une raison de me lever le matin lorsqu’il a faim. Je vis pour lui, et c’est un prétexte suffisant pour rester en vie. Mais s’il n’est plus là, alors je ne suis plus qu’une coquille vide, sans but ni raison d’être. C’est pourquoi, peu m’importe ce que les gens peuvent raconter sur moi, le plus important est que j’arrive à le retrouver, même si je dois m’humilier pour ça.

_ Je vous comprends, dit Pierrot. Les gens disent beaucoup de choses méchantes. Pour se faire des amis, ils trouvent une cible, et tirent dessus tous ensemble. Moi aussi je préfère les animaux. Et puis, un chat qui boit du lait tous les matins, il n’a pas besoin de manger de souris, n’est-ce pas ? »

La mère Michel le dévisagea d’abord avec incrédulité, puis un sourire tendre se dessina sur son visage. 

« À quoi ressemble-t-il, votre chat ? s’enquit Arlequin. Si vous nous le décrivez, nous pourrons essayer de le retrouver.

_ La nuit, tous les chats sont gris, dit Pierrot.

_ Ce n’est pas grave, nous attendrons le jour…

_ C’est très gentil de votre part les garçons, répondit la mère Michel, mais ce n’est plus la peine. Un de mes voisins, le père Lustucru, semble l’avoir trouvé. Mais il ne me l’a pas ramené. Il veut une récompense en échange. Je lui en ai proposé une, mais il n’en a pas voulu. Il veut me le vendre contre un lapin. Mais je n’ai pas de lapin, et le marché ne s’installe que dans trois jours, il pourra l’avoir vendu à n’importe qui d’autre d’ici-là. Et puis, je crains qu’il ne le traite mal, qu’il ne sache pas le nourrir ou qu’il le batte. Vous savez, ce n’est pas un homme très altruiste. Son cœur est sec comme un pruneau et dur comme un roc, et le plus mignon des chatons serait bien en peine de l’attendrir.

_ Les chats sont habiles, tenta de la rassurer Pierrot, si ça se passe mal, il s’enfuira.

_ S’il avait pu s’enfuir, il serait déjà rentré à la maison… »

 

La pauvre mère Michel baissa la tête et camoufla son visage dans ses mains. On entendit alors des bruits de pas, battant le pavé, qui semblaient se diriger vers eux. Une silhouette se détacha de l'obscurité pour passer dans un des rares faisceaux de lumière de la lune qui parvenait à éclairer la rue. C’était un homme de taille moyenne, vêtu d’un froc monacal sombre qui peinait à dissimuler ses rondeurs. Au niveau de la tête, une capuche encadrait un visage jovial, dont l’éclairage par les rayons sélènes bleutés donnait l’apparence trouble d’un masque vénitien.

 

« Vous devez être la mère Michel », affirma l’homme d’une voix onctueuse lorsqu’il se fut porté à leur hauteur.

 

La vieille dame releva la tête, et regarda l’étrange moine dans les yeux. Pierrot et Arlequin se tournèrent également vers lui.

 

« Frère Lubin, pour vous servir, reprit l’homme en faisant une étrange courbette en guise de révérence. Je suis un ami du père Lustucru. Il m’a fait part de vos mésaventures, et de la difficulté que tous les deux aviez à trouver un accord. En tant qu’homme de Dieu, ce serait une faute de ne pas chercher à aider mes semblables, et potentiellement laisser une forme d’amertume s’installer entre eux, quand je suis en mesure d’agir. Aussi, je suis très heureux de vous rencontrer, car je souhaite vous proposer ma médiation. Vous m’offrez ce que vous avez proposé à Lustucru, et je lui offre ce qu’il vous a demandé. Je récupère votre chat en échange, et je vous le ramène. C’est là, je pense, un marché tout à fait honnête, où il n’y aura que des gagnants. Qu’en pensez-vous ? »

 

La mère Michel sembla très déconcertée par cette proposition inopinée, et balbutia quelques syllabes totalement incompréhensibles. Lubin jeta un coup d’œil aux garçons et reprit :

 

« Je comprends que vous ayez besoin du temps de la réflexion, et que ce n’est ni l’endroit ni le moment. Aussi, je passerai chez vous demain, afin que nous puissions en discuter plus paisiblement, juste vous et moi. Nous pourrons aborder la question plus en… profondeur. Sur ce, je vous souhaite une bonne soirée. »

 

Il fit une nouvelle courbette, qui ne suffit pas à cacher son sourire licencieux, et s’enfonça dans la nuit.

 

« Mon chat a le ventre blanc et le dos orange avec des rayures qui rappellent un peu celles d’un tigre, dit sobrement la mère Michel en se tournant vers les garçons.

_ Très bien, nous garderons l’œil ouvert.

_ Je vous remercie du fond du cœur, mes enfants. »

 

Ils prirent alors congé les uns des autres, et chacun s’en retourna chez lui. En arrivant devant sa maison, Arlequin grimpa sur le toit, et leva les yeux au ciel :

 

« Bonsoir Lune. Je vois que tu as ta forme bossue ce soir. J’aime bien quand tu es comme ça, que tu ne rentres plus dans les cases. On dirait une version céleste de Pierrot, ou de la mère Michel. J’espère que les nuages ne se moquent pas de toi là-haut. Dis, si un chat passe dans la rue, est-ce que tu pourras l’éclairer s’il te plaît, surtout s’il est blanc et roux. »

 

Mais quand il regarda vers la rue, il ne vit que le furet qui repassait. Il se glissa donc à travers la lucarne, et rejoignit son lit.

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