Les Clairs de Lune d'Arlequin

Chapitre 1 : Le Rossignol de Colombine

1796 mots, Catégorie: G

Dernière mise à jour 15/08/2023 22:48

Arlequin, marchand de confiseries bien connu des riverains, qui avait établi sa boutique sur les marches du palais, aimait beaucoup les soirées d’automne. En effet, les nuits s’allongeaient, et lui donnaient plus ample loisir, une fois sa journée de travail terminée, de s’émerveiller devant le ciel nocturne, avant que le sommeil ne le pousse vers son lit.

C’est pourquoi, en ce mardi soir de septembre, une fois rentré chez lui, il grimpa aussitôt sur le toit de sa petite maison, pour y jouer de la flûte au clair de lune. Il jouait essentiellement des rengaines populaires aux mélodies simples et entêtantes, aisément reconnaissables par les passants, chez qui quelques notes suffisaient le plus souvent à faire remonter des souvenirs du fin fond de leur mémoire.

Il n’y avait pas beaucoup d’animation le soir dans les ruelles résidentielles. Aussi, il n’avait pas besoin de souffler fort pour que ses notes résonnent dans tout le quartier. Les seuls signes de présence humaine étaient les carrés lumineux des fenêtres qui perçaient l’obscurité, et attiraient à eux les papillons de nuit par dizaines. Mais, à mesure que la nuit avançait, ils s’éteignaient les uns après les autres. Et plus ils s’éteignaient, plus la lune était brillante, et plus les étoiles étaient nombreuses à scintiller. Finalement, la Voie lactée apparaissait, comme une toile finement tissée reliant les différents astres entre eux. D’aucun ressente une sorte de vertige face à l’immensité du ciel, mais Arlequin trouvait un réconfort certain à la contempler.

Soudain, une voix l’interpella, sans aucune considération pour sa musique, le faisant tressaillir :


« Attention de ne pas tomber ! »


Arlequin ôta la flûte de sa bouche, et se pencha vers la rue. Et lorsqu’il aperçut la petite brune qui l’avait apostrophé, son cœur se serra subitement dans sa poitrine. C’était Colombine, la voisine de son ami Pierrot, qui travaillait comme servante au palais. Elle passait devant sa boutique deux fois par jour, le matin en allant travailler, et le soir en rentrant. C’étaient les deux moments de la journée qu’il attendait avec impatience, et avec le secret espoir qu’elle s’arrête devant son étal pour lui acheter quelques confiseries. Cela arrivait de temps en temps, c’était l’occasion d’échanger quelques mots, généralement des formules de politesse et des banalités, mais ils illuminaient alors la journée d’Arlequin, l'affublant d’un sourire béat qu’il gardait jusqu’au coucher. Dans ces moments-là, il arrivait à contenir ses émotions, et à paraître “normal” devant elle, si tant est que cela voulût dire quelque chose. Mais ce soir, il avait été pris par surprise, et il sentit ses joues virer au rouge. Il jeta comme un regard implorant à la lune, lui demandant de ne pas le trahir en braquant ses doux rayons sur son visage.

Il avait envie de se laisser glisser vers la jeune servante pour lui parler en face à face, mais redoutait que sa fébrilité ne devienne totalement incontrôlable si elle venait à plonger dans son regard ses yeux noirs, aussi pénétrants qu’indéchiffrables.

Amusée par l’air surpris et indécis du jeune homme, elle ajouta :


« Bon alors, qu’est-ce que tu fais là-haut ?

_ Oh ça, répondit-il sur un ton hésitant. J’aime bien monter pour regarder la lune, je trouve qu’on la voit mieux d’ici.

_ Vraiment ? Il y a une différence par rapport à en bas ?

_ Oui, je trouve… »


Il sentait qu’elle le scrutait depuis sa position, se demandant s’il était sérieux.


« Là tu m’intrigues, j’ai peine à le croire, dit-elle finalement. Attends, je monte, il faut que je le constate par moi-même. »


Et devant les yeux éberlués d’Arlequin, chez qui la panique et l’allégresse s’affrontaient dans un violent duel, elle grimpa sur le toit, en s’aidant du lierre qui poussait sur les murs, et vint s’asseoir à côté de lui. Elle regarda la lune d’un air pensif, en tenant son petit menton entre ses doigts délicats. S’assurant de garder une distance de quelques centimètres avec elle, afin d’éviter tout contact physique qui pourrait être mal interprété, Arlequin la fixait en attendant son verdict.


« Je ne suis pas convaincue, déclara-t-elle au bout de quelques instants. Elle me paraît à peu près aussi grosse et brillante vue d’ici que depuis la rue.

_ J’ai l’impression d’être plus proche d’elle ici.

_ Certes, techniquement, tu es plus proche d’elle de deux ou trois mètres, j’en conviens. Mais, de la même façon qu’une fourmi qui monte sur la racine d’un arbre se rapproche de son sommet, ça reste un rapprochement très anecdotique, tu ne crois pas ?

_ Pour moi ça ne l’est pas tant que ça. J’ai l’impression que… comment dire ça ? Que je peux communiquer plus facilement avec elle de cette façon. »


Colombine plissa les yeux d’un air circonspect, donnant à ses sourcils l’apparence d’accents circonflexes.


« Tu parles avec la lune ?

_ D’une certaine façon oui, si on veut…

_ Et elle te répond ?

_ Non. »


La petite brune éclata d’un long rire sonore, où se mêlaient surprise et amusement, qui lui fit monter les larmes aux yeux. Arlequin, malgré sa volonté de rester impassible, se crispa, affichant une moue vexée. De plus, il sentait une chaleur lui monter dans les joues et les oreilles, indiquant une intensification de la rougeur de son visage. La situation, de son point de vue, devenait passablement inconfortable.


« Ah, c’est original, dit-elle en reprenant son souffle. Mais ça doit être frustrant de parler dans le vide, non ?

_ Oh, tu sais, parfois, on n’attend pas de réponse. On cherche juste une oreille attentive. Et s’il n’y a personne pour nous écouter, peut-être que la lune peut remplir ce rôle.

_ Tu me sembles avoir une vision très particulière de la lune. Tu es amoureux d’elle ?

_ Je te demande pardon ? »


À en juger par son air mutin, elle se moquait de lui. Ce n’en était pas moins déstabilisant. Il tenta alors de changer de sujet.


« Ce n’est pas fréquent de te voir passer par ici, qu’est-ce qui nous vaut cet honneur ?

_ Oh ça, c’est parce que je suis passée chez l’apothicaire.

_ Tu es malade ?

_ Moi ? Jamais ! C’est pour mon nouvel ami. »


Devant l’air interrogateur du jeune homme, qu’elle interpréta comme une invitation à entrer les détails, elle se lança avec enthousiasme dans un récit, qu’elle illustrait en faisant de grands mouvements avec les mains :


« Oui, car figure-toi que j’ai un nouvel ami à la maison. Nous avons fait connaissance ce matin même. Je descendais dans mon jardin, afin d’y cueillir quelques brins de romarin, dont j’avais besoin pour préparer le déjeuner, lorsque, peu farouche, un adorable petit rossignol vint se poser sur ma main. Il gringotta, ou quiritta – je n’ai jamais bien saisi la nuance entre les deux – et sa voix était absolument adorable. J’avais vraiment l’impression qu’il prononçait des mots. C’était charmant, on aurait dit du latin. Il me fit un long discours. Je percevais une telle bienveillance dans ses tous petits yeux d’oiseau, que je le pris de suite en affection. D’autant que, contrairement à ta lune, il me parle réellement lui, j’ai entendu sa voix.

_ Et qu’est-ce qu’il t’a dit ?

_ Que les hommes ne valent rien, répondit-elle du tac au tac, un sourire en coin. Et les garçons encore bien moins.

_ Oh… Il est bien cruel, ton rossignol…

_ Ou peut-être juste honnête. Toujours est-il qu’il s’est ensuite envolé vers l’oranger au fond de mon jardin. C’est un vieil arbre un peu fatigué, qui ne donne plus guère de fruits depuis plusieurs années maintenant. La branche sur laquelle il choisit de s’appuyer était sèche, et s’est rompue. Le pauvre petit oiseau est tombé, s’est cassé l’aile et tordu la patte. C’est pour cela que je me suis rendue chez l’apothicaire ce soir, afin de lui trouver des bandages et une attelle. D’ailleurs, il faut que j’y aille, le malheureux m’attend. Et puis je t’ai interrompu dans ta musique, et peut-être dans une conversation intime avec la lune. »


Sur ces mots, elle se releva et lui adressa un sourire étonnamment doux avant de se laisser glisser le long des lierres par lesquels elle était montée. Une fois en bas, elle fit un petit signe de la main et s’enfonça dans la nuit.

Arlequin la regarda jusqu’à ce qu’elle eût complètement disparu de son champ de vision, et se laissa tomber en arrière en poussant un long soupir. Ainsi allongé sur son toit, il faisait parfaitement face à la lune. Elle en était à son premier quartier, formant comme un D majuscule très brillant dans le ciel. On ne voyait que la moitié de son visage, comme si elle faisait un clin d’œil.

Le jeune marchand de bonbons resta ainsi un long moment, à savourer la quiétude de la nuit, pendant que la tension retombait, et que son cœur retrouvait un rythme de croisière. Il se délecta de la caresse fraîche de la bise automnale sur son visage, qui soulevait délicatement les boucles trop longues qui tombaient sur son front. Les oiseaux diurnes étaient devenus silencieux, mais on entendait déjà le hululement du hibou, et le glapissement du renard, qui montaient du Bois-Joli.


« C’est drôle, dit-il finalement en s’adressant à l’astre nocturne. Quand on est un peu sincère, elle ne peut s’empêcher d’envoyer des piques. Pourtant, au fond d’elle, c’est une fille sensible, il suffit de voir les efforts qu’elle consent à faire pour soigner un petit oiseau. Elle a sans doute peur de trop se dévoiler. Ce doit être quelqu’un de très pudique finalement. N’empêche que ce sourire qu’elle a fait, avant de partir, il était tout sauf moqueur. C’était magnifique. Merci, Lune, de l’avoir si joliment éclairé. »


Sur ce, il se redressa, ramassa sa flûte, et se glissa à travers la lucarne qui donnait directement sur sa chambre.

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