Malispier, «La Princesse et son dragon », traduction du russe

Chapitre 1 : Comment prendre les choses en main ?

2039 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour 29/09/2025 13:37


Les préparatifs du Nouvel An étaient sans aucun doute l'idée du démon le plus espiègle au monde. Et pourtant, il ne semblait pas difficile de décorer un immense château, mais Sarah n'était pas une sorcière. Elle passa donc plus d'une heure déjà à enfoncer des branches de sapin dans les interstices des murs de pierre froids. Le résultat était déplorable : dans le long couloir sous les hauts plafonds voûtés, ces chicots de bois, on ne pouvait les appeler autrement, bien que agréablement parfumés, se perdaient et ne créaient aucune atmosphère chaleureuse. Mais la princesse ne s'en rendait pas compte et, fredonnant quelque chose, elle continuait son activité.


Elle languissait dans ce palais depuis plus de quinze ans, attendant qu’un héros vienne enfin la sauver des griffes du dragon. Mais voilà presque tous les héros mourraient encore sur le pont suspendu, et Aaron se vantait ensuite de son repas. Sarah ne comprenait pas pourquoi elle s'était retrouvée dans l'antre du dragon. Elle se souvenait vaguement des paroles de sa mère, qui disait que seul un vrai homme était digne d'épouser une princesse. Ce plan, sans aucun doute parfait, ne tenait pas compte d'un seul facteur important et ce facteur était Aaron en tant que le plus jeune et le plus puissant des serpents ailés de tout le continent.


Sarah repoussa une mèche de cheveux roux bouclés de son visage, s'éloigna légèrement du mur et posa les mains sur ses hanches, satisfaite du travail accompli. Un léger parfum de pin, à peine perceptible, flottait dans l'air, titillant agréablement le sentiment de plénitude qui précède les fêtes. Dans la tête de la princesse résonnait la mélodie familière du Nouvel An.


Au début, la princesse trépignait sur place comme clouée au sol, en agitant seulement les mains et en tapant du pied, puis elle s'est précipitée et, saisissant le squelette du chevalier qui gisait à côté, s'était mise à tournoyer avec lui dans une danse. Sarah tourna pendant quelques minutes dans une sorte de valse, enlaçant la partie supérieure du corps par la taille, puis la musique dans sa tête changea. Elle posa la main squelettique sur son épaule et tendit l'autre vers l'avant, entrelaçant ses doigts avec ceux du feu chevalier. D'un pas assuré, elle suivit le rythme et ne remarqua pas qu'elle était sortie du couloir pour se retrouver dans le jardin enneigé. Elle tournait entre les arcades, se cambrant parfois au niveau des reins et serrant plus fort le squelette, puis s'appuyant parfois sur les os fragiles, comme pour prendre l'initiative. Lorsque, une fois de plus, Sarah inclina passionnément son partenaire, la tête du chevalier se détacha dans un craquement et tomba sur le sol en pierre.


— Sarah... C'est le corps de Sir Perceval... 


La princesse, figée dans une posture étrange, tourna lentement le regard vers l'immense jardin où trônait un énorme dragon aux écailles rouge vif. La gêne la paralysait, comme des chaînes. Le serpent ailé couvrait son museau de sa patte, mais regardait tout de même sa captive à travers ses doigts. Ne trouvant pas d’alternative plus judicieuse, Sarah pivota soudainement et projeta les ossements dans le corridor, avant d’y expédier le crâne d’un énergique coup de pied.


— Aaron ! dit-elle en souriant, gênée, cachant ses mains sous sa cape. Tu n'avais pas l'intention d'effrayer les villageois durant les fêtes ?


Il expira un souffle d'air chaud par ses immenses narines, comme s'il essayait de réchauffer sa prisonnière. Il faisait toujours cela, oubliant que Sarah s'était depuis longtemps habituée au froid et à la solitude. D'autant plus que les fourrures que le dragon lui apportait la réchauffaient parfaitement.


— Je me souviens de toutes tes tentatives d'évasion, princesse.


Nul ne savait d'où il sortit la petite loupe qu'il tenait dans une patte et le vieux parchemin qui apparut dans l'autre. Aaron plissa les yeux pour essayer de déchiffrer les minuscules lettres humaines :


— La partie D s'engage à garder la partie P jusqu'à ce qu'un candidat idéal, capable de vaincre la partie D, soit trouvé…

Le dragon s'interrompit brièvement, ayant perdu le fil.

— Ah, voilà ! Si la partie P s'enfuit de son propre chef, alors le château, quarante coffres d'or et, quelle horreur, quelle écriture... 

Aaron jura en dragon.

— Ils doivent être rendus !


Sarah poussa un soupir résigné, ce contrat, elle le connaissait par cœur : Aaron le lui relisait à chaque fois, comme s'il espérait faire pression sur sa conscience de jeune fille qu’elle n’était plus vraiment. Les dragons semblaient effrayants et terrifiants à la princesse, jusqu'à ce qu'elle surprenne Aaron en train de lire un énorme livre intitulé Cent façons de préparer des chevaliers pour les nuls. Avec le temps, toute sa peur s'était envolée.        


— Aaron, j'ai déjà trente-quatre ans...


— Et moi cent cinquante-huit, et alors ?


Sarah pinça les lèvres, croisa les bras sur sa poitrine et fit la moue. Impossible de contester. Son argument était imparable. S'il existait du béton dans ce monde, cet argument serait en béton armé.        


— Ne boude pas, rouquine, dit le dragon en éclatant de rire. Bonne année à venir !


Juste devant la princesse, une petite flamme rouge étincelante s'alluma : une bougie blanche jaillit des langues de feu, telle une pousse. Des symboles et des silhouettes étranges, que Sarah ne parvenait pas à distinguer, étaient gravés dans la cire. Qui était la femme et qui était l’homme ? ... Une époque compliquée. Elle renifla et saisit le cadeau, faisant semblant de ne pas l'apprécier du tout.


— Je m'envole donc vers la tour magique...        


Le dragon voulut raconter l'histoire, mais Sarah ne l'écouta pas. Rougissante, mais pas à cause du froid piquant, elle se couvrit le visage de sa cape en fourrure et se précipita dans le couloir, oubliant même de dire au revoir à son oppresseur. Elle-même ne comprenait pas pourquoi elle était si gênée. Aaron lui offrait beaucoup de cadeaux divers : des bijoux, des vêtements, manifestement retirés avec soin des corps des jeunes filles avant qu’il ne les dévore, des livres et des tableaux. Mais jamais rien pour le Nouvel An ! Faisant claquer ses talons sur le sol en marbre, la princesse se précipita dans sa chambre, serrant contre sa poitrine la merveille en cire.


***


Le soir tomba soudainement : le temps s'écoulait comme du sable entre les doigts. Sarah était assise près de la fenêtre, observant le ciel sombre se parer de la lumière des lanternes, des bougies et des guirlandes magiques. Quelqu'un avait lancé prématurément des feux d'artifice, dont les détonations résonnaient jusqu'au palais isolé. La pièce était plongée dans une obscurité totale et emplie de l'odeur d'herbes qu'Aaron avait généreusement apportées pour créer une ambiance festive. Sarah descendit lentement du bord de la fenêtre et alluma toutes les bougies les unes après les autres, puis posa la bougie blanche sur la table devant le miroir et l'alluma également. Soudain, la cheminée s’enflamma : le dragon commença à chauffer le château.


Les arômes à peine perceptibles de l'encens, de l'absinthe et de la lavande se mêlèrent à l'odeur du sapin.


Sarah n'aimait pas regarder son reflet, mais elle le faisait par habitude. Elle sourit tristement et passa son doigt sur le miroir : il ne restait plus aucune trace de sa beauté juvénile. Des rides étaient apparues çà et là, ses boucles rousses épaisses ne luisaient plus comme avant et ses yeux noirs ne brillaient plus du feu d'une jeunesse débridée. Ce n'était pas surprenant, les princesses ne sont vraiment belles que lorsqu'elles sont princesses, et non des femmes de plus de trente ans captives d'un dragon. On pourrait maintenant appeler Sarah reine, ce titre lui revenant en raison de la prestance propre à l’âge mûr.


La flamme de la bougie offerte tremblait de manière inquiétante et dégageait pour une raison inconnue une fumée blanche et légère. Sarah sursauta lorsque les silhouettes gravées sur la cire se remplirent d'une lumière rouge. Elle fit un pas en arrière. Dans le léger voile de brume magique, des images se succédaient rapidement, floues, indistinctes, comme des ondulations à la surface de l'eau. Sa curiosité naturelle se réveilla. Sarah, surmontant son instinct d’autoconservation, effleura rapidement de son index le nuage de fumée et recula aussitôt en retirant sa main. La brume se dissipa et l'image se colora : devant ses yeux apparut l'image d'une princesse déjà flétrie, regardant tristement par la fenêtre. Des boucles grisonnantes tombaient sur ses épaules, encadrant sa majestueuse robe neuve d'un halo de vieillesse. Un souffle de vent qui passa par la fenêtre emporta l'image magique, mais la fumée s'épaissit à nouveau, révélant une autre image.


Une pierre tombale et une épitaphe... Sarah plissa les yeux, s'approcha de l'objet magique, presque jusqu'à le toucher, et lut :


« Ci-gît Sarah von Kestlicher, décédée dans la solitude au château du Dragon. »


L'indignation et la colère s'embrasèrent dans son petit corps, comme un terrible incendie. La princesse souffla avec colère sur la bougie, éteignant la flamme, et tapa du pied, exprimant sa protestation sans que l'on sache vraiment à qui elle s'adressait. Une veine gonfla sur le front de son visage vieillissant, mais conservant néanmoins toute sa splendeur.


— Quelle absurdité ! s'écria-t-elle en saisissant la bougie et en la jetant de toutes ses forces par la fenêtre. Je n'ai que trente-quatre ans !        


Seulement trente-quatre ans... Pour une raison quelconque, cette phrase fit réfléchir Sarah. De nombreuses années s'étaient écoulées depuis ce temps où elle attendait vraiment le prince charmant sur un cheval blanc. En réalité, même un prince qui ne serait ni charmant, ni sur un destrier blanc, lui conviendrait. N'importe qui ! Sa mère lui disait toujours qu'à vingt-cinq ans, c'était déjà trop tard, et voilà neuf ans se sont écoulés depuis ses vingt-cinq ans ! Des chevaliers et des princes... Sarah s'était souvent dit que ces bons à rien convoitaient uniquement la moitié de son royaume... Aucun rendement, aucun effort ! S'ils faisaient des efforts, ils ne se baigneraient pas à l’heure qu’il était dans leur suc gastrique et ne gîteraient pas ici et là, en décomposition jusqu'aux os !


— Tout va bien ?


Sarah fut surprise par cette question inattendue, mais elle se retourna et vit un énorme œil jaune à la fenêtre. La pièce devint soudainement très chaude, des courants d'air brûlants se répandirent tout autour, faisant vaciller la flamme des bougies. 


— Quel âge as-tu, déjà ? demanda Sarah en se précipitant vers le dragon, un sourire narquois aux lèvres et les poings serrés.


— Cent cinquante-huit...        


Aaron observa la pièce avec curiosité lorsque, subitement, Sarah, vêtue uniquement d'une chemise de nuit, se précipita à l’extérieur en courant. Le dragon la saisit prestement de sa patte griffue et la déposa sur sa tête, ne comprenant guère cette tentative de suicide inattendue...


— Les princes sont tous morts, murmura-t-elle d'une voix effrayante et glaciale. Et le dragon est vivant...        


— Quoi ? demanda-t-il, stupéfait. Selon le contrat...


— Au diable le contrat ! l’interrompit Sarah et embrassa bruyamment les écailles brûlantes avant de s'écarter brusquement. Au diable les princes, j'ai choisi d'être heureuse cette année !



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