Les Esprits criminels et vengeurs
Saint-Pétersbourg, septembre 1857.
Par cette journée automnale qui accueillit les débuts des cours, un grand jeune homme sortit de son modeste appartement aux murs jaunis. Il passa rapidement près de la logeuse, guère désireux de connaître les derniers commérages ou les plaintes incessantes à propos des récents logeurs très bruyants. Il fila prestement, telle une ombre, pour éviter toute interrogation à propos de sa mine affaissée, ses traits tirés et ses cernes. Il conservait un port altier malgré les signes manifestes de manque de sommeil.
« Pourquoi le malheur doit s’abattre sur moi ? Je n’ai plus de kopeck, mais j’ai encore tant à payer ! Que faire ? J’ai trop emprunté à cette usurière d’Aliona Ivanovna ! J’ai perdu mon poste et je ne veux pas demander à mère de m’envoyer encore une somme, la pauvre ! Quel homme je serais alors ! Mais je dois rembourser ma dette ! Je ne pourrais plus continuer mes études ! Quelle mégère sans cœur est Aliona Ivanovna ! »
Refermant la porte d’entrée de l’immeuble, l’air s'engouffrait immédiatement sous son manteau, le faisant grelotter de froid. Il serra un peu plus près son par-dessus contre lui, son sac sur l’épaule, et avança d’un pas déterminé dans les rues familières de la ville. Il compta les trois cent sept pas nécessaires pour arriver à sa destination, ignorant les passants et le soleil trônant dans les cieux. Cette journée apportait chaleur et bonne humeur aux hommes, mais il ne le remarqua pas tant qu’il était perdu dans ses ruminations intellectuelles.
À l’ombre d’un chêne millénaire qui élevait ses fières branches aux cieux près de l’entrée de l’Université d’État, deux silhouettes familières l'attendaient, une plus petite que l’autre, aux cheveux marron et au regard perçant, rempli d’un mystère insondable, et l’autre, un grand gaillard aux cheveux châtain clair et aux yeux bleu-gris.
— Rodion Romanovitch, mon ami, s’exclama le premier en s’avançant avec un large sourire. Que t’arrive-t-il pour que tu fasses une si triste mine en une si radieuse journée ?
Il montra d’un geste de la main droite les étudiants et passants qui les entouraient, tous joyeux et bavards, sous les feuilles automnales brunes, jaunes et rouges arrachées par le vent froid qui coupait le souffle par moment.
— Quel est ton souci ?
Personne ne remarqua une sombre forme fantomatique les observer en silence derrière le dos de Rodion. Ce dernier esquissa un sourire forcé.
— Je vais bien, Iliya ! Mais je pense qu’une pause dans les études s'impose !
— Pourquoi ?
Les sombres yeux d’Iliya Viktorovitch fixèrent sévèrement son ami, le laissant mal à l’aise.
« Lis-t-il mes pensées ? » se demanda-t-il. Un frisson le prit à cette idée. Il cacha ses mains convulsives dans les poches, fuyant le regard de son ami. « J’ai l’impression que c’est le cas ! Un regard d’aigle ! »
— Je… bredouilla-t-il. Je ne… veux pas m’expliquer.
Un petit sourire fendit le visage austère d’Iliya. Il donna une accolade amicale à Rodion et affirma sérieusement :
— Pour ma part, je compte abandonner le droit pour m’orienter en Philosophie.
— Et moi, ajouta Dimitri avec un large sourire et le regard brillant, je vais terminer mon année en droit ! Puis, les stages et le poste au sein de l’entreprise familiale !
Les yeux d’Iliya scintillaient de joie. Alors que l’entité invisible se rapprocha de Rodion, lui insufflant un air froid dans les os.
— On doit fêter !
Rodion approuva et Dimitri courut au-devant de ses amis. Iliya fixait intensément Rodion pendant tout le trajet jusqu’à la gargote la plus proche de l’Université.
« Que me veux Iliya ? Une aide ? Une moquerie ? Une indifférence ? » réfléchit l’endetté. « Je doute qu’il veuille payer à ma place auprès de cette vieille usurière. Son air sérieux et son regard qui voit tout me laissent bien incertain sur ses intentions ! »
Nullement affecté par les passants insouciants qu’il rencontra, Rodion repensa sans cesse à la manière dont Iliya l’avait observé. Une observation minutieuse qui lui coupa le souffle sous l’intensité du moment. Bien que leur ami ait toujours cette habitude de dévisager les gens, aujourd’hui, l’analyse lui semblait plus personnelle et douloureuse.
En entrant dans l’endroit bien entretenu, la salle empestait déjà l'alcool et la fumée des clients habituels, assombrissant la lumière des bougies qui éclairaient le lieu. Les discussions des hommes résonnaient dans toute la pièce et quelques rires gras s’entendaient, ajoutant une ambiance festive et lourde. Les trois amis s’assirent à une table en chêne dans un coin faiblement éclairé de la pièce et commandèrent chacun un verre de vodka.
Avant de vider son verre d’un trait, Iliya interrogea Rodion, ne le quittant pas du regard, donnant l’impression au jeune homme qu’il était transpercé, comme si son ami le lisait au fond de son âme, donnant l’impression de déceler ses intentions secrètes :
— Rodion, mon ami, je peux t’aider ! Je vois bien que tu as des difficultés que tu ne veux pas en parler, de grandes difficultés pour être si exténué ! Je veux t’offrir mon soutien et sache que j’ai plus d’un tour dans ma poche pour te porter secours. Quel est ce mal qui t’accable ? Je serais discret et ce que tu me diras restera entre nous. Promis, juré !
L’interpellé soupira et baissa ses sombres yeux sur le verre qu’il tenait de la main droite. Il le serra puissamment, tressaillant. Le fantôme ténébreux qui suivait les étudiants murmura, tel un vent et une hypnose, inaudible à tous, sauf pour le tourmenté :
— Prenez ce verre ! C’est le temps de la détente !
Rodion se glaça. Immobile comme une statue, il promena son regard agrandi de frayeur autour de lui pour discerner le propriétaire de cette voix mystérieuse inconnue, mais personne n’était dans son champ de vision. Personne.
« Suis-je devenu fou pour entendre une voix ? Que veut-elle ? Pourquoi mes amis ne réagissent pas ? Dois-je faire confiance à Iliya ? Oui ou non ? Non ou oui ? » affirma-t-il en son for intérieur. « Mais s’il découvre la pauvreté misérable dans laquelle je vis… Comment va-t-il réagir ? Se moquera-t-il de moi ? Cette voix est-elle réelle ou le produit de mon hallucination ? »
Rodion porta le verre à ses lèvres. Une lourde main arrêta son geste, celle de son ami. La bougie s’éteignit soudainement, comme si un vent invisible soufflait. Iliya se leva, pencha vers lui et murmura :
— Rodion, mon ami ! As-tu ressenti ce murmure qui t’incite à boire ? Une froide parole qui n’inspire pas confiance, non ?
Bouche bée, Rodion déposa son verre. Un frisson parcourut son échine.
« Et si j’avais raison ? Iliya est plus mystique que je ne le pensais ! Il me comprendrait finalement ! »
— Comment le sais-tu ? se brisa la voix de Rodion en se retournant.
Des yeux invisibles le traquaient, il en avait la certitude, mais toujours personne. Dimitri lança un regard interrogateur à son ami, fronçant des sourcils.
— Prend ce verre, mon cher, lui répéta le fantôme avec un petit sourire narquois que personne ne vit.
— Un revenant ? suggéra Iliya dans un souffle.
— Eh, les amis ! les interpella Dimitri. Pourquoi cette tête d'enterrement ? Quelqu’un est-il mort, Iliya ?
L’interpellé agita négativement la tête et revint à sa place, répondant de sa voix puissante :
— Non, aucun décès ou triste événement… Seulement un sinistre pressentiment pour Rodion… Je ne pourrai te l’expliquer ! Sauf si c’est une question métaphysique…
— Merci Iliya pour la philosophie, mais nous sommes ici pour célébrer et non pour des spéculations du pourquoi et du comment ? D’ailleurs, de quoi parliez-vous ?
— Du responsable de ce froid et de la bougie éteinte, lui répondit Iliya en observant le vide. Un fantôme, je crois.
— Allez, Iliya, mon ami, soit rationnel !
Une petite moue se dessina sur le visage de l’ami mentionné.
— Ce peut être une hallucination ou un client qui est passé. Pas lieu de faire un drame, n’est-ce pas ? Levons ce verre à notre santé !
Les deux autres demeurèrent cois, échangèrent un regard inquiet et vidèrent leur verre d’un trait.
Puis, les paroles de Dimitri sur sa vie future, sa carrière et la fondation d’une famille arrivaient comme un courant rapide d’une rivière. Sauf que ces vagues ne rentrèrent pas dans l’esprit de Rodion.
« Pourquoi parler d’un futur incertain, alors que le présent est plus préoccupant ? »
À l’instant où la dernière goutte d’alcool vint brûler le fond de la gorge de Rodion, un courant d’air froid, tel un violent borée local, souffla sur lui. Il trembla et se retourna lorsqu’une voix masculine spectrale distincte lui ordonna :
— Rodion Romanovitch, le temps approche ! Vous ne pouvez pas fuir votre destin !
La bougie qui éclairait la table voisine s’éteignit, dissipant la dernière source de luminosité entre les amis, et la température baissa dans la pièce. Rodion se leva, mais Dimitri le retint par le bras, le tirant à lui et s’exclama :
— Rodion, ne nous quitte pas ainsi. Ne veux-tu pas rester pour un autre verre ? Je paie !
L’interpellé serra les mains en poing à blanchir les jointures et tourna un regard implorant vers Iliya, espérant déceler un signe de soutien dans son attitude. Mais l’ami demeura de marbre, sérieux, scrutant minutieusement le fond de la salle sans dire un mot.
« Quels amis ! » songea-t-il. Il croisa le regard sévère d’Iliya dans lequel il ne lit aucun indice d’approbation, malgré le bref mouvement de ses lèvres qu’il interpréta comme un désaccord. « Ou plutôt quel juge implacable ! »
Un silence lourd, saturé de frayeur, s'abattit sur eux, insinuant un doute et un malaise. Dimitri, percevant ce changement, demeura muet et promena son regard de l’un à l’autre. La respiration lourde, Rodion jouait nerveusement avec le bord de son manteau sous l’examen inquisiteur d’Iliya. Cette attente usa les nerfs de l’ami.
Rodion ressentit une sourde colère montée dans sa poitrine. Une chaleur telle l’eau du samovar en ébullition envahissait son cœur et son être. Il se dégagea de la pression de Dimitri d’un mouvement sec. Ses yeux plissés scintillèrent d’une lueur particulière, clouant ses amis sur place. Il explosa :
— Vous deux, vous feignez de me comprendre, mais vous ignorez tout de ma réelle condition.
Le visage de Dimitri s’affaissa, bouche entrouverte et yeux écarquillés. Il leva une main pour se défendre et recula de quelques pas. Iliya, imperturbable, s’approcha un peu plus de Rodion, le fixant avec une insistance déconcertante, donnant l’impression de fouiller chaque recoin de ses pensées et de son âme. Le fantôme, toujours derrière son dos, lui murmura :
— Ne les laissez pas vous manipuler ! Ayez une volonté ferme ! Ne tergiversez pas ! Il faut être fort au bon moment !
Rodion trembla de tous ses membres, un doute s’insinua en son âme à cette parole du défunt. Iliya tourna sa tête à sa droite, comme s’il entendait les paroles. Rodion continua son discours d’une voix encore plus forte, le souffle court.
— Vous avez tout ce qu’il vous faut : l'argent à profusion, une stabilité au travail, une famille qui vous soutient ! Vous ignorez ce que c’est être dans l’incertitude et le doute !
Iliya ouvrit la bouche, mais aucun son n’en sortit.
— Les jeunes, hurla l’un des clients au fond de la salle, ignorant la lourde atmosphère qui régnait entre eux. Moins de tapage ! Buvez moins si vous ne tenez pas !
Rodion ignora royalement le commentaire et sortit en courant de l’établissement. Ni Dimitri, ni Iliya ne cherchèrent à l’arrêter. Le premier paya les consommations et le second marmonna :
— Rodia, un point m’échappe, mais je ferais tout pour t’aider. Je ne te laisserais pas sombrer ! Tu ne peux pas être seul devant l’inconnu ! Je tâcherai d’être à tes côtés !
Parmi les murmures des clients, l’entité invisible éclata de rire. Un rire glacial qu’Iliya ressentit intuitivement comme précurseur d’un mauvais signe et que Rodion, malgré la distance, entendit en son esprit. Le fantôme affirma :
— Rodion Romanovitch Raskolnikov, vous savez ce qui vous reste à faire !