L'histoire que l'on veut écrire.

Chapitre 2 : Le bureau secret

Chapitre final

1310 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour 18/10/2019 14:18

Si Zoroastre avait suivi Leo à Rome, s’il avait pu y vivre tout ce qui s’y passa, son grand coeur bourru d’ami fidèle se serait brisé.

Dès son arrivée à l’adresse indiquée par des gens croisés sur le pont Sant’ Angelo, il sut qu'il allait pénétrer dans une demeure que n'aurait pas reniée Lorenzo le Magnifique lui-même.

Des gardes suisses devant une imposante grille de fer forgé toisèrent ce voyageur fort négligemment vêtu. Leo n'avait que faire des vêtements. Ou plutôt, si, mais ses préférences allaient aux plus usés, à ceux qui avaient été de toutes ses aventures et de ses nombreuses godailles en compagnie de Zo. 

Sur présentation de la lettre portant le sceau du comte Riario, on fit pourtant ouvrir une petite porte pratiquée dans la grande grille.

Il suivit un homme âgé dans l'allée de cyprès. Il devait être sourd car il ne répondit à aucune tentative de conversation.

Dans cette nuit noire, le parc ne divulguait rien de ses charmes et semblait, comme le vieux guide, s’obstiner à tenir ses distances vis-à-vis de l’intrus. L'air trahissait pourtant la proximité de chevaux, de pins et, naturellement, de cuisine. Leo mourait de faim. Il avait tendance à oublier les repas et que le vin des nuits tumultueuses ne peut remplacer le pain, les fruits et la viande.

Une fois à proximité du perron, son guide lui fit comprendre d'un geste de la main qu'il devait à présent heurter à la grande porte austère. 

Un serviteur introduisit le visiteur dans une vaste pièce couverte de marbre blanc au sol et en soubassement. Des tapisseries aux murs et un plafond peint de bleu uni constellé d'étoiles...

« Je sais, il y a de quoi l'améliorer.

Il y avait du sourire dans cette voix bien connue. Leonardo en ressentit un soulagement. Le Riario version Labyrinthe ne souriait pas, il grondait, sifflait ou éclatait de rire, mais il ne souriait pas. Il se tourna vers lui et s’approcha :

  • Ca fait du bien de te voir serein. J'avoue que ton message m'inquiétait.
  • Contre toute attente, Riario vint lui donner l'accolade en le serrant avec chaleur.
  • Mon corps était une cage, j'en ai trouvé la clé… As-tu mangé ?

Leo rit :

  • J’ai oublié. Tu peux croire ça, oublier de se nourrir ?
  • L'artiste, même un enfant songe à se sustenter ! Allez, nous allons remédier à ça. »

Sans le savoir, Leonardo avait l'air un peu ébahi devant cette métamorphose. La chaleur, autrefois si bien

cachée, enfermée à triple tour dans l'armure, s’était sans doute libérée sous l'influence de Laura ?


Mais au cours du repas, il apprit que les relations entre Girolamo et elle s’étaient éteintes, doucement, sans drame, en même temps que la menace d'invasion turque. Aujourd'hui, il était toujours au service de l’église, mais restait vigilant car ce nouveau pape Innocent VIII, obsédé jusqu'à la folie par la chasse aux sorcières méritait qu'on le tînt à l’oeil.

« D’ailleurs, méfie-toi, l’artiste, à ses yeux la libre pensée et la science sont jumelles de la sorcellerie.

  • C’est pour ça que tu voulais me parler ?
  • Pas seulement. Je voulais aussi te montrer quelque chose. Si tu as terminé ton repas, nous allons monter dans mon bureau secret.
  • J’ai terminé. Je pourrais jeuner une semaine complète après ce gueuleton ! 

Ils quittèrent la grande salle et Riario congédia ses serviteurs en emportant un chandelier que l'un d’eux lui avait tendu. Le grand escalier était déjà plongé dans le noir :

  • Je passe peu de temps en bas quand je ne reçois personne, expliqua le comte, je fais éteindre tous les feux le plus tôt possible, en général .
  • Dis-moi, tu vis seul dans cette grande bâtisse ?
  • Mais… ou…oui. J'en ai eu l'habitude depuis mon arrivée à Rome, des grandes demeures.
  • Évidemment, en comparaison du Vatican… »

Leo n’avait pas raté un détail de ce que pouvait révéler la douce lumière des bougies. Cette villa avait appartenu à la famille Della Rovere depuis deux siècles, Girolamo l'avait héritée à la mort “malheureuse“ de Sixte.

« Depuis que j'ai mis fin a cette emprise, je suis enfin en paix relative avec mon passé. Figure-toi que j’envisage mème un avenir » dit-il en ouvrant la porte de son bureau.

C'était une très petite pièce, destinée à l'origine à un autre emploi que celui de salle d'étude d'un personnage important, mais son étroitesse procurait un sentiment de sécurité que Leo ressentit tout de suite.

Girolamo prit sur la table une chemise de cuir qu'il ouvrit pour mettre un document sous les yeux de son invité, une liste de noms. Il désigna l'un d'entre eux de l'index.

Zo !

« Bon Dieu, qu'est-ce que c'est que cette liste ? s’exclama Leonardo.

  • Des suspects. La chasse aux sorcières et autres hérétiques patentés s’étend à tous les Etats. Même à Florence tu trouveras des adeptes de cette abominable curée… Et tu sais que je m’y connais dans le domaine de l’abomination...  Je me suis arrangé pour que notre ami Nico Machiavelli disparaisse de la liste, mais je n'avais droit qu'à un nom, pas deux. »

Leo lisait par dessus son épaule, Riario lui tendit a liste et s'éloigna pour observer les expressions de son visage, pour calmer la course du sang dans ses veines. Leonardo irradiait depuis toujours quelque chose de trop fort, une animalité saine à laquelle Girolamo savait par expérience qu'il se brûlait.

Leo déposa la liste sur la table.

« Tu reconnais d'autres noms ? demanda Girolamo.

  • Non… Merde ! Est-ce qu'il existe à ta connaissance une région à l'abri de cette folie ?
  • La France et plus sûre… A condition de s’assurer la protection d'un homme puissant, bien entendu.
  • Pourquoi me prévenir ? Tu n'as jamais appelé Zo autrement que “chien“ ou “corniaud“ !

Girolamo fit mine d'arranger quelques livres sur l'étagère derrière lui, pour se détourner de cette incompréhension, cette méfiance persistante :

  • Je… j'ai… une lourde dette.

Silence. Un infini silence. Puis…

  • Non ! Attends… C’est moi… Pardon ! Oublie ce que je viens de dire. Leo s’approcha. Je suis parfois

très doué en matière de stupidité aussi… Mais une fois là, tout près, il ne sut plus quel geste il pouvait se permettre. Il risqua malgré tout une main sur l'épaule.

Alors, le mur s'effondra. D’un coup. Girolamo fit volte face pour se saisir de la tête de son invité et l’embrasser comme on dévore :

  • Par Dieu ! J’ai attendu ça toute ma vie ! » 

Et tant pis pour le blasphème. Il y avait de la rage dans ces quelques mots, de la faim, de la soif, une bravade.

Leo s'embrasa sur-le-champ. Ce jeu entre eux durait depuis bien trop longtemps. L'attirance avait été là dès le départ, La succession de moments de rivalité et de complicité n'avait fait que lui donner du corps et un sens.

Dans la joie du moment, les vêtements volèrent comme des feuilles arrachées un livre trop long, l'affreux grimoire de l'attente et de la frustration. Entre les baisers, ils riaient, se battaient par jeu, sans se quitter des yeux, de peur que l'autre ne disparût. 

Et enfin l'inimaginable se produisit : Riario rendit ses armes, ses distinctions et ses titres à l’artiste désargenté. Il sourit : « Et maintenant, je m’agenouille devant toi, Maestro, et j’attends comme un humble apprenti ta première leçon en amour des hommes. »


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