Girolamo Scrooge

Chapitre 1 : Deux visites surprenantes

1813 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour 19/12/2019 00:08

Noël 2019


Trois pulls noirs sur le dos, des mitaines pour couvrir ses mains de pianiste, le Comte Riario travaillait à sa thèse tel un enragé. Il tapait avec fièvre sur le clavier de son ordinateur, comme s’il lui tenait rigueur de ne pas deviner les mots par transmission de pensée.

Dans la même pièce trop bien rangée, Leonardo, vêtu d’une doudoune bariolée qui avait connu de multiples balades hivernales, confectionnait avec de la pâte à pain des sujets de Noël qui ne serviraient pas.

Son esprit slalomait entre des idées toutes plus nostalgiques les unes que les autres.

« On pourrait peut-être augmenter le thermostat ? osa-t-il, juste pour le bien-être de cette nuit ?

  • Tu sais bien qu’on doit faire des économies ! dit son compagnon, entre les dents.
  • Ma parole, Rio, on dirait que de nous deux, c’est moi le croyant ! Noël, ça devrait pourtant te parler, non ? Tu sais bien, cette histoire de petit Jésus, de rois mages et…
  • Et de gaspillage à échelle astronomique. Des gens se ruinent pour cette coutume débile et créée de toute pièce. Pure bêtise.
  • Oui, mais toi tu ne risques pas de te ruiner, que je sache… vous êtes la première fortune du pays. Bon sang, on n’a même pas de foutu sapin. Même pas une seule petite branche de houx ! Avant, je fêtais Noël et ça me manque.
  • Rien ne t’empêche de rejoindre les autres… Juliano et Vanessa reçoivent Zo et Nico et je suis certain qu’ils seraient ravis de te voir débarquer… Tiens ! Qu’est-ce que je disais : encore une collecte sur le Net. Pour les étudiants démunis cette fois. Non, mais je rêve ! Même sur les réseaux sociaux sérieux ils viennent te demander la charité.
  • Oui, eh bien, tout le monde ne s’appelle pas Della Rovere, hein ! Il y en a qui doivent financer leurs études eux-mêmes figure-toi… Tout à coup, c’en était trop. Leonardo se leva d’un bond, prit son portable, ses cigarettes et dit en sortant : je vais réveillonner chez Juliano et Vanessa. J’en ai assez de tes nouvelles manies de pingre ! »

Et il fit bien attention de claquer la porte derrière lui.

Girolamo haussa les épaules et fronça les sourcils. S’il ne tenait qu’à lui, on abolirait cette foutue fête de Noël et même, on la rendrait illégale.


***


Il était en train de manger une pomme et de boire un verre d’eau sous un plaid en polaire dans son fauteuil préféré quand son portable produisit un son inhabituel, un sale grésillement de mauvais augure, comme un appareil grippé. Ou pire.

Un appel d’un numéro inconnu l’invitait à partager un échange vidéo. Leo avait sans doute encore une fois changé d’opérateur ou de téléphone sans lui communiquer son nouveau numéro. Ce qu’il pouvait en perdre, des portables ! Comme si on les donnait en promo avec des paquets de biscuits.

Il s’apprêtait à le recevoir avec tous les égards que méritait cette nouvelle étourderie quand apparut un visage flou qui n’avait rien de commun avec celui de Leonardo.

« Eh bien ! Tu ne me reconnais pas ? dit le personnage.

Riario regarda son écran avec des yeux plus grands encore que d’ordinaire :

  • Je… je vous reconnaîtrais peut-être si vous n’étiez pas un imposteur ! 
  • C’est pourtant bien moi, Giovanni della Rovere, ton cousin !
  • Mort l’année dernière à Noël, justement ! C’est du plus mauvais goût comme plaisanterie.
  • Ce n’est pas une plaisanterie. Et pour te le prouver… Te souviens-tu de mes derniers mots ?
  • Ma foi non.
  • On ne t’a donc jamais appris que les dernières paroles d’un mourant étaient sacrées ? Allons, Riario, un petit effort !
  • Je… Tu m’as sans doute demandé de veiller sur tes parts de l’entreprise de mon père.
  • Pas du tout.
  • Il suffit ! Que voulez-vous ? J’ai failli me laisser berner par votre ressemblance.
  • Je t’ai dit de te sauver, d’apprendre à voir la vie avec d’autres yeux.

Ce qui réveilla le souvenir enfoui. 

Girolamo sentit un frisson lui parcourir le dos. 

C’était vrai. Giovanni avait dit comprendre beaucoup trop tard que les affaires et la vie professionnelle n’étaient pas tout, qu’elles ne vous rendaient pas heureux. 

Pure bêtise ! 

Paroles d’un esprit qui se trouve déjà en partie de l’autre côté du monde tangible.

  • Attends-toi à recevoir trois visites cette nuit, reprit un Giovanni dont l’image pâlissait encore. Il y avait une urgence dans sa voix, la peur de ne pas parvenir à passer le message… Reçois ces trois visiteurs comme il se doit, débarrasse-toi de ta froideur habituelle avec les étrangers, écoute-les att… »

Il disparut, laissant là un cousin assez ébranlé. Chose en soi assez remarquable.

Mais, rationnel comme toujours, Girolamo mit cette vision sur le dos du surmenage, comme une alerte de son inconscient pour lui dire qu’il en demandait trop de son esprit.

Il prit une aspirine et décida de se coucher sans plus attendre.


***


La première manifestation le réveilla à minuit. En voyant l’heure qu’affichait l’antique réveil à cristaux liquides, Girolamo se dit qu’à ce moment précis ses amis étaient en train de déballer leurs cadeaux pitoyables et inutiles, des babioles dont il faudrait se débarrasser subrepticement pour ne pas froisser Leo.

Une silhouette sans matérialité lui annonça : « Je suis le fantôme des Noëls passés et je veux vous emmener faire un tour à rebours, vers des temps que vous semblez avoir oubliés. »

Le Comte se rappela les conseils de son cousin et se retint d’envoyer l’importun sur les roses.

L’homme sans matière lui tendit la main, il la prit un peu à contre-coeur. Girolamo n’était pas, comme Leo, enclin à toucher des gens qu’il connaissait peu.

Quand la chose l’enveloppa soudainement de ses bras, il était trop tard pour réagir, il était déjà devant le monastère où son père avait voulu qu’il vécût ses premières années. 

Alessandro della Rovere n’aurait su que faire d’un nourrisson, ni même d’un enfant plus âgé, il avait attendu que Girolamo soit à même de lui servir à quelque chose avant de le prendre « chez lui ». Enfin, dans ses chez-lui un peu partout dans le monde.

« C’est San Cosma ! souffla Girolamo, l’estomac soudain barbouillé. Car tout à coup, il y avait l’odeur particulière des dortoirs et couloirs, mélange d’encens, de linge rance ; car les éclats et les sons étouffés parlaient de choses à rayer de la mémoire. 

Puis, au détour d’une pensée, il y eut Piero. Piero, le seul ami de sa jeunesse, qui l’avait consolé tant de fois après les coups et autres punitions. L’enfant se tenait devant lui avec un sourire admiratif : « Girolamo ? Affascinante amico ! Ton regard est le même, sans lui, je ne t’aurais pas reconnu ! »

Le Comte tendit une main vers lui, mais il disparut pour laisser toute la place aux heures d’amitié et d’entr’aide qu’ils avaient partagées. Toutes ces heures bout à bout en un seul frémissement de ses pensées, un ruban de soie d’images muettes qui caressa son esprit d’homme endurci…

« A lui aussi, vous aviez fait une promesse ! » reprocha le fantôme. Et tout à coup, ils n’étaient plus à San Cosmo mais dans une ruelle sale de Naples. L’une des missions « rectificatives » aux ordres d’Alessandro, l’ « Escadron Vengeur » des Della Rovere, comme on les appelait. Piero y avait été enrôlé pour encourager Girolamo.

Cette nuit-là, à Naples, tout ce qui pouvait tourner mal avait tenu ses promesses. A l’issue de ce qui devait passer pour un règlement de compte entre gangs (pas d’armes à feu, elles font trop de bruit) Piero, mourant, avait fait promettre à son ami qu’il le vengerait de Lupo Mercuri, associé de Della Rovere qui lui faisait depuis toujours vivre l’enfer.

Girolamo trahissait cette promesse depuis quinze ans. Pire, il l’avait complètement oubliée !

Là, il se sentait comme si c’était lui qui avait pris la vie de Piero, comme s’il l’avait effacé du monde, de la mémoire des temps, pour se faire une conscience plus nette, un coeur moins lourd…

Il pleura. 

À sanglots.

Comme jamais.


***


L’esprit savoura ce moment de chagrin et sembla y mettre fin à regret : « Il nous faut aller plus loin dans votre vie. » dit-il en refermant à nouveau ses bras d’ombres autour de Girolamo.

La villa de son père, faubourgs de Rome, Noël 2004. Il a vingt ans et reçoit de son père ce que ce dernier appelle encore « une assistante »… Plus tard, il dira : « ta bonniche », rien n’est jamais trop insultant pour Alessandro della Rovere. Riario sent que ses joues se colorent en recevant ce cadeau. En dépit de tous ses méfaits, il n’a jamais considéré les gens qu’il torturait ou tuait comme des objets que l’on peut offrir ou prendre. L’éducation et les lectures ont semé quelques scrupules dans son esprit, au hasard, de manière aléatoire. L’amoralité a ses failles.

Zita a quinze ans, elle est sans doute le payement pour un « service » que l’une ou l’autre organisation son père a rendu, là-bas, en Ethiopie. 

« Au début, elle était terrorisée, se rappela Girolamo, à voix haute.

  • Et puis elle a appris à vous aimer.
  • Elle était la seule à voir de l’amour en moi, elle disait « de la grâce ». Il y a deux ans, quand Leonardo, Nico, Zo et moi sommes partis en Amérique Latine à la recherche d’un dossier de la plus haute importance pour saboter un horrible projet de mon père, elle a voulu m’accompagner. Elle craignait de rester seule, à sa merci. Et c’est là qu’elle est morte, en échange d’un antidote pour Leo… Girolamo, se révolta enfin : Ca vous fait plaisir de me rappeler tout cela ?
  • C’était nécessaire… Mais à présent, je vous ramène chez vous. Vous attendez une autre visite, je pense. »



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