Pourquoi es-tu Riario !

Chapitre 1 : Bas les masques !

2273 mots, Catégorie: T

Dernière mise à jour 18/03/2020 15:34

L’agent spécial Jack Crawford usait sa rage et le plancher du bureau mis à la disposition du chef de la police italienne en déplaçant sa corpulente et massive personne entre la fenêtre et la porte outrageusement sculptée. Seuls les Italiens pouvaient nourrir des goûts aussi rococos pour les dorures et fioritures, pensait-il.

Le "Capo della Polizia" et l’agent adjoint Will Graham, tous deux assis pour éviter le mal de mer, observaient ce manège d’un air distrait — des odeurs de sauce bolognaise titillaient l’estomac vide de l’Italien, ou agacé — Will voulait retourner chez lui au plus vite, regagner les États-Unis pour retrouver ses chiens. Pouvait-il vraiment faire confiance à Hannibal pour en prendre soin aussi longtemps ?

« Jack ! Nous ne partageons pas tous votre obsession concernant les activités délictueuses de Della Rovere , remarqua-t-il sans lever les yeux vers son chef. Apparemment, la police italienne le surveille de près. En vertu de quoi nous immisçons-nous dans leurs affaires ?

— Vous le savez bien. L’organisation de Della Rovere se cache derrière des crimes perpétrés chez nous depuis plus de quinze ans. J’ai souvent été si près de le pincer que j’en rêve la nuit. Je veux le prendre en flagrant délit, amasser suffisamment de preuves pour le jeter définitivement aux oubliettes… puisque , hélas ! la peine de mort n’a plus cours ici !

— Il sera présent, dit-on, à la soirée masquée que le maire de Florence organise chaque année à cette époque, intervint le Chef de police. Venez-y donc ! Personne ne pourra vous y reconnaître et vous parviendrez peut-être à glaner quelques informations précieuses ? 

Jack se figea et se tourna vers son assistant d’un mouvement abrupt de toute sa carcasse. Une blessure ancienne au niveau des lombaires lui donnait souvent cette allure d’automate.

(Psychologiquement aussi, nota Will à part soi. La souplesse et le doigté lui échappent la plupart du temps !)

— Vous irez, vous ! Les bals masqués sont de votre âge. Vous serez mes yeux et mes oreilles.

— Moi ? s’exclama le profiler. Jack, vous savez bien que j’ai autant ma place dans ce genre de réunion mondaine qu’Hannibal Lecter dans un fast-food !

— Vous irez ! Faites-vous donc accompagner par votre camarade florentin… Comment s’appelle-t-il, déjà ? Ha, oui, Da Vinci. 

— Leonardo Da Vinci ? dit le Chef de police. Il y sera san doute de toute manière. Il est comme cul et chemise avec le maire. Les Medici et les Da Vinci sont liés depuis des générations.

— Là ! Vous voyez bien ! claironna Crawford. Déguisez-vous donc en personnage inoffensif, en moine par exemple. Personne ne se méfie d’un moine. »

Le profiler serra les dents et lança un regard noir, mais ne dit rien. Jack Crawford avait beau être une sorte d’ami, il était avant tout son patron. Il n’eut d’autre choix que d’obtempérer. 


***


Leonardo fut enthousiasmé. Accompagner ce beau garçon au regard bleu-océan au bal des Medici l’emballait carrément. Il le fit savoir à sa manière habituelle, avec force exclamations, gestes et embrassades. 

De la part d’une autre personne, cette exubérance aurait irrité le taciturne Will Graham. D’une nature plus que réservée, évitant la plupart du temps jusqu’à l’échange de regards, il ne parvenait pas à comprendre qu’on pût avoir assez confiance en soi pour s’ouvrir à ce point à autrui. 

Mais Leonardo s’abandonnait sans retenue, livrant sa personne généreuse et directe aux étrangers sans crainte ni de la critique, ni de la moquerie. Il était à prendre ou à laisser et se souciait peu de savoir laquelle des deux options son vis-à-vis choisirait. Si l’autre prenait, tant mieux, s’il laissait… eh bien, ce serait lui, pas Leo, qui y perdrait.

Ils avaient fait connaissance deux ans plus tôt lors d’un bref séjour de Will et Hannibal à Florence. Hannibal Lecter était fou de l’art italien au point d’avoir acheté un pied-à-terre à Venise, Rome et surtout Florence, où il se sentait chez lui plus que partout ailleurs.

Leonardo était peintre et, pour gagner sa vie, illustrateur de romans graphiques. Occasionnellement, il était guide de musée ou promenait les visiteurs à travers une ville qu’il connaissait comme sa poche. 

Les trois hommes s’étaient rencontrés dans une taverne réputée de Florence et avaient sympathisé. 

Will avait été si fasciné par la personnalité sans frontières de l’artiste, qu’il avait interdit à Hannibal de le tuer pour le cuisiner, sous peine d’une séparation immédiate et définitive.

Malgré tout, il préférait savoir son ami aux États-Unis en ce moment et reprendre en toute tranquillité le cours d’une relation qui s’était enrichie grâce à de nombreuses discussions skype. 

« Dis-moi, comment va Hannibal ? demanda Leo, comme s’il lisait les pensées de son discret ami.

Will répondit distraitement en observant son costume de moine sous toutes les coutures. Mais pourquoi diable avait-il accepté d’aider Jack Crawford ! Que lui ferait-il encore faire après cela, du théâtre, peut-être ?

— Hannibal est un roc. Immuable et à peine altéré par les tempêtes qui le secouent… Dis donc, Tu connais, toi,un certain Della Rovere ? J’ai lu un article dans un journal qui traînait à l’hotel et on m’a dit que le

personnage avait des dimensions… attends, comment a dit ce type, déjà ? Ah, oui… des allures de titan.

— Ouais, eh bien ! je dirais, moi, qu’il a plus du Kraken que des autres titans… il se pencha comme pour une confidence : à cause des tentacules, tu vois.

— Des tentacules ?

— Aucun des secteurs de la criminalité ne lui échappe : trafics en tout genre, assassinats, extorsions, malversations, O.P.A. multiples… et je suis sûr que l’espionnage industriel doit faire partie du lot.

— Et les Medici l’invitent malgré tout ? J’ai vu qu’il était sur la liste des personnalités conviées.

— Ils n’ont pas le choix : c’est un pacte de non-agression entre eux : Della Rovere laisse les Medici, leur banque, leurs politiciens et diverses entreprises en paix si de leur côté ils renoncent à lui envoyer des peaux de banane dans les pattes et continuent à l’inviter à leurs multiples manifestations culturelles ou festives.

— La mafia version moderne en somme.

— Le surnom d’Alessandro della Rovere est "Le Pape"… dans notre très chrétienne Italie, ça évoque l’intouchable et l’absolu… Tu sais, il te va plutôt bien, ce costume, mon discret ami, rit-il, pour peu, je te demanderais bien de m’entendre en confession !

— Pas aujourd’hui, Leo, pitié, au nom de tout ce que j’endure déjà ! »


***


Lorenzo de’ Medici, maire de Florence, ne cachait pas sa fierté de son lignage. Il portait le prénom du plus prestigieux de ses ancêtres et comptait bien se montrer en tout point à la hauteur de cet honneur. Ses fêtes, son environnement, sa tenue vestimentaire et son attitude montraient que les Medici n’avaient jamais été les premiers venus et que ce ne serait pas avec lui que cette prestance viendrait à décliner.

L’hôtel-de-ville, ce soir-là était éclairé exclusivement aux bougies, des centaines de bougies fabriquées dans l’une de ses entreprises. Les murs, parés des peintures d’artistes prestigieux, tremblotaient et brasillaient d’ors, des voiles tendres suspendus ici et là portaient cette nef féerique vers des horizons oniriques… 

Qui ne se sentait pas pris de vertige en ce lieu devait renoncer à tout espoir d’appréhender un jour ce qu’était la magie.

Will, dont personne n’ignorait la sensibilité et les pouvoirs de perception de l’intangible — ces mêmes facultés pour lesquelles il avait été recruté par Jack Crawford — fut parcouru d’un frisson au bout de deux minutes seulement. 

Ce qui vibrait ici, c’étaient des siècles de vie spirituelle et temporelle intense. Des gens de toute sorte y avaient laissé une empreinte de leurs rires, de leurs cris, de leurs baisers et de leurs coups de poignard. 

La peau électrisée, l’équilibre incertain, il saisit le bras d’un Leonardo incrédule : « Conduisez-moi dans cette foule, mon fils. » tenta-t-il de plaisanter. Et, comme un aveugle, émotionnellement ébloui par l’endroit et ses spectres, il se laissa guider dans cette foule qu’en tout temps il redoutait tant.

Dans le bureau où il recevait tous ses patients, Hannibal lui avait dit un jour qu’esprit, coeur et corps s’éprenaient parfois ensemble mais le plus souvent séparément. Will avait ri, alors, moqueur, à la notion de passion distincte, de coeur qui battait en dépit de l’intellect, de corps qui s’enflammait contre toute volonté. Il n’avait jamais cru à une telle fantaisie ni ressenti une telle tyrannie de ses sens. Non, mais ! On était humain, tout de même et donc capable de dominer ce genre de folie !

Le choc fut d’autant plus violent quand il croisa le regard d’un grand homme vêtu de noir, déguisé en "Commandeur", tel que tous l’avaient représenté dans les pièces, opéras et films évoquant "Don Giovanni".

Will se sentit soudain dépouillé, sa peau le laissant là, pitoyable écorché, pour aller s’unir à celle de cet inconnu.

Rivé au sol, fébrile, il préféra refuser la coupe que Leo lui tendait : « Je ne bois pas aussi tôt dans la soirée. J’ai peur de m’enivrer si je commence de bonne heure…

— Girolamo Riario, murmura Leo à son oreille.

— Que… quoi ?

— L’homme qui te boit du regard en ce moment n’est autre que le fils et/ou neveu d’Alessandro della Rovere et accessoirement, exécuteur des oeuvres de sang délicates.

— Tu plaisantes ?

Mais il savait que non. Il sentait la tiédeur du sang sur sa peau, goûtait sa saveur métallique sur les lèvres de l’autre, là-bas, qui l’hypnotisait toujours.

— Sors-moi d’ici ! dit-il.

— Will, mais non ! Pourquoi ? Il ne va pas t’assassiner devant tout le monde… et puis, crois-en un spécialiste, il n’en a pas du tout l’intention, ah ça, non ! 

— Je sais… C’est bien pour ça que…

— Viens : on va affronter la bête ! rit Leo en l’entraînant droit vers le danger. Comte !

— Artista ! Comment allez-vous ? fit Riario avec un demi-sourire en demi-virgule.

— Très bien, je vous remercie… Permettez-moi de vous présenter un ami…

— Frederick Chilton, intervint Will, tendant vivement la main.

Le sourire s'élargit un peu :

— Enchanté, docteur Chilton ! Je ne parvenais pas à mettre un visage sur vos traités de psychanalyse et j’ai bien peur de ne pas y parvenir davantage ce soir… à moins que le maître de cérémonie ne décrète l’abolition du masque à minuit. Avez-vous choisi le loup à cause de votre amour pour la gent canine… Padre ? À moins que l’usurpation d’identité vous chagrine au point de refuser un masque plein ?

Le sang de Will se glaça, il frissonna :

— Comment…

— Comment. Combien de fois ai-je entendu cette question, déjà ? Disons plusieurs centaines.

La voix était légèrement éraillée, comme usée de trop nombreuses menaces, mais affreusement envoûtante. Pour entendre sans fin cette vibration, ce souffle de l’ange, Will jeta tout au feu :

— Vous avez gagné… Will Graham. J’ai besoin d’anonymat, je devais tricher.

— Mais bien sûr ! Le FBI ne vient pas à Florence pour faire du tourisme ou des recherches historiques. L’homme posa son verre sur la table, sortit un étui à cigarettes et le présenta aux deux amis. Leo en prit une… Ne vous inquiétez pas, je ne suis qu’un exécutant, je n’ai aucune responsabilité en matière de protection rapprochée de mon oncle, je ne suis pas tenu de vous dénoncer. 

Il battit lentement des paupières, rassurant, et dévisagea Will avec une telle intensité que l’enquêteur se sentit rougir en se demandant si, comme lui, l’homme subissait la même malédiction, cette empathie extrême qui fait que vous pouvez sentir le coeur de l’autre s’emballer dans votre propre poitrine. 

Les actes extrêmes de cruauté exigent un haut niveau d’empathie *, dit Riario, confirmant les doutes de l'enquêteur.

— Il me semble entendre un de mes amis ! » 

Will souriait à présent, malgré lui. Il s’était cru à l’abri dans ce pays étranger et sous ce stupide déguisement et voici maintenant qu’il se sentait comme un enfant qui se cache derrière sa main en pensant qu’on ne le verra pas.

Will souriait très peu souvent. Ses expériences passées et son métier le mettaient à mille lieues d'atteindre la joie de vivre. Mais quand il souriait, on voyait le gamin, tous les espoirs de soleil, toute la confiance du monde et cela vous emplissait de quelque chose qui faisait mal, cruellement magnifique. Comme une explosion de paradis dans le corps.

Girolamo Riario s’autorisa à s’y oublier.

Juste pour une fois.

Juste un peu.

Après toutes ces années, il l’avait bien mérité, non ?



* Citation mot pour mot de la série Hannibal.

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