CONFINEMENTS

Chapitre 2 : Premières inquiétudes..

1793 mots, Catégorie: G

Dernière mise à jour 13/04/2020 19:22

Le silence, quand il est naturel, est un bienfait que Girolamo savait apprécier à sa juste valeur et mettait la plupart du temps à profit pour s’abandonner à la méditation, sous toutes ses formes.

Il s’était mis à noter dans un carnet épais que lui avait offert Will, tout ce qui l’interpellait ou le surprenait, tout ce qui, à ses yeux, méritait davantage d’attention. Car la vie moderne laisse trop peu de temps au questionnement or, c’était une faculté à laquelle le Comte trouvait dégradant de renoncer : n’était-elle pas fondamentale et même constitutive de la nature humaine ?

Mais le silence du jour, sur le Gibara Sails, n’était pas de cette nature. Loin d’apporter l’apaisement, il était en soi une menace, une source d’inquiétude qui venait s’ajouter au mystère de cette immobilisation en mer et de l’humeur maussade du personnel.

Il devait un fois de plus remercier son père pour cette expérience frustrante. Son père et l’agent Jack Crawford, qui avait obtenu que le FBI fermât les yeux sur les crimes de Girolamo, à condition… qu’il poursuive sur ce chemin !

Allez chercher la logique !

Bien entendu, oui, il y avait une raison à cela : il était entendu qu’il fournirait à Jack tous les renseignements pouvant être utiles concernant les entreprises délictueuses de son père.

Entre l’espionage et l’internement, Girolamo avait d’autant plus vite tranché qu’il voyait là une occasion en or de se venger des mauvais coups et humiliations de sa jeunesse, des menaces qui pesaient encore sur lui aujourd’hui. 

Toute sa vie, il n’avait été qu’un outil. D’abord d’Alessandro della Rovere et à présent du FBI. 

Mais Leonardo da Vinci lui avait appris entre-temps à goûter chaque jour, il n’était plus prêt, désormais, à choisir la mort plutôt que cette dépendance. Il ne lui était plus égal de mourir. Alors, oui, il ferait tout ce qu’il faudrait pour survivre.

Vers dix-huit heures, on vint enfin frapper à sa porte :

« Ne vous approchez pas ! dit le steward, un grand jeune homme roux aux cheveux plaqués à fortes doses de gel. Je vais poser votre plateau-repas sur le sol et votre portable. Quand vous aurez fini de manger, remettez le plateau contre votre porte après vous être lavé les mains… Je viendrai le rechercher. D’ici là, nous aurons sans doute aussi reçu des masques de protection, vous devrez le porter à chacune des visites du personnel, c’est bien compris ?

— Mais… enfin, nous direz-vous pourquoi nous sommes enfermés dans nos cabines ? dit Riario, entre ses dents. Je dois prendre un avion…

— Ouais, ben, oubliez votre avion et estimez-vous heureux si on nous donne l’autorisation d’accoster et de vous débarquer ! Le commandant fera une annonce plus tard ce soir. Vous en apprendrez plus à ce moments-là… Surtout, n’oubliez pas de vous laver les mains avant de reposer le plateau au sol. »

Il n’en dit pas plus, lui tourna le dos et referma derrière lui.

Bon. Il s’agissait donc d’une épidémie et à en juger par la gravité des mesures, d’un virus ou d’une bactérie. En tout cas de quelque chose de virulent pour justifier que tout s’arrête ainsi, du jour au lendemain.

Girolamo maudit l’homme qu’il suivait depuis les Caraïbes d’avoir tenté de s’infiltrer dans l’organisation de son père. Sans lui, cette mission n’aurait pas eu de raison d’être et il serait sans doute déjà dans l’avion pour Baltimore !

Il composa le numéro de Will Graham… On décrocha, il entendit les chiens, qui donnaient un concert monstre :

« C’est moi… tu as de la visite ? J’entends tes chiens comme s’ils étaient dans la cabine voisine.

— Hullo ! Qui est « moi » ?

— Je… Je pensais trouver Will Graham à l’autre bout du fil.

— Je suis un ami, monsieur… ?

Une voix polie mais ferme. Girolamo choisit d’utiliser son véritable nom, que très peu utilisaient ou connaissaient :

— Della Rovere.

— Des Della Rovere du pape Sixte IV ?

— Vous êtes bien informé, dites-moi ! Peu de gens savent encore qu’il a existé et encore moins à quelle famille il appartenait !

— Je suis un amoureux du Quattrocento et de la Renaissance italienne et donc fort au courant des nobles familles de l’époque… Alors ? Est-elle la vôtre, cette illustre maison ?

Hannibal Lecter ! Girolamo sentit une goutte perler sous sa lourde mèche de cheveux noirs. Pourtant, une onde froide s’élevait le long de son dos. 

— En effet… Will n’est pas là ?

— Le voici qui revient… Vous aussi, vous êtes confiné, monsieur Della Rovere ?

 Ou préférez-vous Comte Riario ?

— Oui, je crois savoir que toute l’Europe l’est, dit Girolamo, sans relever l’avertissement à peine dissimulé. Je suis prisonnier de ma cabine sur un navire au large de Barcelone. Nous en savons très peu sur la situation à l’extérieur.

— Will s’impatiente. Je lui passe l’appareil. Ravi d’avoir pu parler avec vous, Comte.

— Moi de même, docteur Lecter. 

Le murmure de Will Graham ne semblait pas altéré, il dit, à sa façon habituelle, comme vous confiant un secret :

— Hey, Rome ! Où es-tu détenu, toi ?

— Will ! As-tu perdu la tête ?

— Pas dans un autre fouillis que d’habitude, non.

— Mais un fouillis dans lequel se trouve aussi Lecter ! Will, c’est EXTRÊMEMENT imprudent.

— Nous n’en sommes plus là, Girolamo.

Il tenta de faire taire son inquiétude par l’humour :

— J’espère au moins que ton garde-manger est bien garni ?

Will éclata de rire :

— Il l’est, rassure-toi… Où es-tu ? »

Girolamo lui répondit tout en envoyant par la pensée un maximum d’ondes négatives à Hannibal. Il aurait bien aimé pouvoir parler librement avec Will et devinait que de son côté il s’employait à surveiller ses paroles. D’ailleurs, leur entretien fut court et formel, juste ce qu’il fallait pour ne pas exacerber la jalousie du psy. 

Hannibal déplorait la nature platonique de leurs relations et devait trouver peu à son goût celle, plutôt hédoniste, de Will et Riario.

Trop frustré pour passer un autre appel — (il ne manquerait plus que je tombe sur Zoroastre da Peretola chez Leo !) —, il reprit son livre là où il l’avait laissé, à savoir au chapitre quatre de la biographie de Caterina Sforza.


***



Deux jours plus tard, l’attestation officielle en poche, Leonardo avait enfin pu prendre la route pour Florence dans la. vieille guimbarde de Zoroastre. Lorenzo de’ Medici, maire — sans doute à vie — du joyau de Toscane, lui avait bien volontiers envoyé une quantité de ces documents dont chacun devait se munir pour sortir. Lorenzo avait coché la case « présence requise pour service à la ville », quant à Leo, il avait mis une croix à côté de « course de première nécessité », sous les soupirs et regard moqueurs et condescendants de Zo.

« Oui. Eh bien, si tu doutes que les clopes soient un besoin de première nécessité, rappelle-le moi quand tu auras vécu deux jours avec moi en état de manque ! » avait dit Leo, rageur.

À mi-chemin, en pleine campagne, il gara la Golf dans un cliquetis de bouteilles de bière vides qui s’accumulaient au plancher à l’arrière et côté passager. Vraiment, Girolamo avait raison, la poubelle de son appartement de Rome était plus propre que ce véhicule ! Les cartons de pizza rivalisaient avec les emballages de tacos du « Fast and Happy Meal » dans la course à qui embaumerait le plus, du courier — des factures — non ouvert prenait le temps de s’imprégner de graisse et de marques de semelles boueuses et le contenu d’une petite garderobe en tas semblait endurer son malheur avec le grand stoïcisme de ceux qui n’ont jamais connu mieux.

La portière grinça quand Leo sortit. 

Ce paysage, un peu après Vigliano, il le connaissait, sous toutes ses tournures, mais à chaque fois, il lui volait quelques battements de coeur et lui coupait littéralement le souffle.

Cet après-midi, c’étaient les ombres des nuages qui se poursuivaient sur les vignes d’un côté, les oliveraies de l’autre, caressant tout comme pour l’emporter avec soi. Elles évoquaient à Leo des jeux de cour de récréation, les courses à travers les villages avec Zo quand, jeunes gens peu vertueux, ils fuyaient un père ou une mère dont ils avaient séduit l’enfant. Ou un marchand, auquel ils avaient dérobé un fruit ou un pain. 

Ils avaient fait du vol de panettone une tradition de Noël personnelle, rien qu’à eux, où celui qui réussissait à voler le précieux gâteau aurait, pendant toute l’année le choix des films qu’ils iraient voir en salle. C’était une grande concession car aucun des deux n’aimait les mêmes films que l’autre. Zo raffolait déjà des comédies et Leo ne jurait que par les films noirs et les thrillers, qu’à l’époque on appelait des films à suspense.

Ces salles n’existaient plus, bien sûr. Pas assez modernes, pas assez attrayantes pour les gens du millénaire qui, en toute matière, voulaient tout et tout de suite : le poissonnier, le maraicher, le boulanger, jusqu’au libraire s’étaient retrouvés sous un même toit et les « Avengers » regardaient les affiches des classiques bien en face, d’un air décidé à ne pas s’en laisser conter… Il n’y avait pourtant pas de danger qu’Humphrey Bogart ou Liv Ullmann représente encore une menace.

À Rome, quelques petites salles avaient survécu, que Riario et Leo se faisaient un régal de fréquenter quand l’occasion se présentait. « Pas étonnant, jugeait Zo, ce snobinard de Comte aurait bien trop peur de se salir sur les strapontins du petit peuple ! »

Un coup de klaxon l’arracha à ses souvenirs. La route était étroite, il gênait un vacancier… Quelle idée d’emprunter de telles routes avec un immeuble mobile, aussi !

Il fit un signe d’apaisement et remonta dans le palais des délices olfactifs de Zo. En reprenant sa route, il se promit de tenter une nouvelle fois de contacter Girolamo. Deux jours sans nouvelles de lui, c’était pour le moins inquiétant. Même Zo s’en doutait et avait cessé de le mentionner à côté de l’une au l’autre insulte à tout bout de champ.


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