CONFINEMENTS

Chapitre 3 : Bilans.

2181 mots, Catégorie: T

Dernière mise à jour 12/05/2020 14:02

Les squelettes sortent de partout dans la cabine. Comment mes squelettes personnels peuvent-ils surgir de coffres et d’armoires qui ne leur sont rien ?

Et pourtant, ils rampent sur les draps, la nuit, pour venir me serrer la gorge de leurs serres avides et sèches.

Ce sont les hommes que j’ai tués, à l’armée ou au service de mon père ; ma mère inconnue, étranglée pour un simple examen de passage, l’épreuve qui me fit admettre et reconnaître par mon père ; ce sont des enfants, peut-être, qui, devenus orphelins par ma faute, n’ont pas survécu à une enfance et une adolescence sans parent.

Mais qui étais-je, alors, pour suivre avec une rage imbécile de gagner le respect de cet homme, chacun des ordres qu’il me donnait ?

Des visages me reviennent en mémoire, dans cette oisiveté imposée de mon esprit. Le virus qui me tient enfermé sur ce bateau leur a fait de la place dans ma tête. C’est une succession infernale de physionomies qui se pressent à la fenêtre de mes souvenirs, une multitude de faces terrifiées ou bravaches que j’avais oubliées. Mes victimes cessent l’une après l’autre d’être anonymes et viennent réclamer leur rançon.

Mes plateaux repartent de plus en plus pleins. Le manque d’exercice et les réminiscences morbides me coupent l’appétit.

Comble de l’ironie, l’homme que je suivais n’a pas survécu à la maladie, il était des premiers à mourir. Une hôtesse a bien voulu se renseigner pour moi et me l’a appris ce matin. « Désolée pour votre ami. »

Mon ami ? Même pas une connaissance. Nous ne nous sommes jamais adressé la parole. C’était une mission parmi tant d’autres, un inconvénient qui m’obligeait à entreprendre ce long voyage pour obéir aux ordres.

À chaque instant de ma vie j’ai obéi aux autres. Aux soeurs qui ont pris soin de moi jusqu’à mes sept ans, aux moines qui ont fait mon éducation, puis à mes supérieurs dans l’armée secrète d’Alessandro della Rovere… Obéir. Obéir. Obéir… Et voilà que ma relation avec Will Graham me gratifie d’un nouveau chef, Jack Crawford et son foutu FBI.

Ça ne cessera jamais.

Et plus le temps passe, plus mon lot squelettes grossit.

Si seulement j’avais des nouvelles de Leo ou Will !

Leo tient toutes ces ombres à l’écart. Il est trop lumineux, elles s’évanouiraient à son soleil.

Will les apprivoise et les trompe habilement. Les ombres sont son quotidien, son cercle d’intimes. Il les fréquente depuis si longtemps qu’il les manipule. Il joue des ombres comme d’autres jouent de la harpe et leur fredonne une berceuse de sa voix feutrée. Elles s’endorment et nous laissent en paix.

Ma santé mentale et mon estime de moi-même dépendent de ces deux hommes, comme elles étaient autrefois assujetties à ma foi. Sans elle, je n’étais rien ; sans eux, je me dissous dans une folie stagnante qui ne demande qu’à jaillir.

J’en suis là après seulement quatre jours. Qu’en sera-t-il d’ici une semaine ?

Et comme si cela ne suffisait pas, je fais à présent des cauchemars qui me montrent les mille et une façons dont Hannibal pourrait tuer Will. Il le tue dans son sommeil — la frayeur rend la chair acide d’après lui — puis prélève ses organes. Le plus souvent, dans mon rêve, Will se réveille au beau milieu de l’opération et sanglote en réalisant la trahison de celui qu’il cache à la police. La déception est si cruelle que je me mets moi aussi à pleurer et retrouve mon oreiller aussi humide que mes draps, trempés de sueur. 

Mais quelle idée il a eue d’héberger un tueur ! 

Hannibal est imprévisible. Manger ses victimes est pour lui un hommage. Il y verrait une ultime déclaration d’amour.

Cette nuit, il m’invitait à sa table et je reconnaissais sur le plat de service la cicatrice d’une blessure sur le bras… de Leo !

J’ai demandé au steward un calmant, un somnifère… enfin, quelque chose qui me fasse enfin dormir sans ce CinémaScope de l’horreur. J’espère qu’il m’annoncera aussi que nous sommes à nouveau relié au monde, que le réseau est rétabli.

Ils doivent se faire autant de soucis pour moi que moi pour eux.

C’est une chose dont ils m’ont appris à ne plus douter. L’époque où je pensais que le monde entier se désintéressait de mon sort est révolue.

Se savoir aimé est un trésor. Cela peut paraître anodin à beaucoup, pas à moi.


***


« Tu ne le feras pas venir en usant les semelles de tes chaussures à l’intérieur ou dehors, Will.

Parfois, comme en ce moment, le flegme d’Hannibal excédait Will Graham au point de sentir au creux de l’estomac une pulsion de meurtre.

— La marche m’apaise.

— Non. En aucune manière. Plus tu t’agites, plus tu penses au centième coup de fil que tu vas passer. Les ondes positives ou négatives sont une légende, rien de ce que tu feras ou penseras n’influera sur le cours des événements.

Will s’arrêta pour le regarder dessiner avec une application et une sérénité exaspérantes :

— Sérieux ! As-tu… as-tu la moindre idée de l’arrogance de ton discours ? Je suis humain, Hannibal. Ça veut dire qu’il est normal que je m’inquiète pour mes amis et que l’absence de nouvelles provoque un comportement irrationnel. Leonardo tourne comme un lion en cage lui aussi.

— Même si vous étiez cent à le faire, ça ne changerait rien…

Will tapa du pied :

— Tais toi, tu veux ! 

Hannibal leva les sourcils et sourit, mais se tut. 

Même s’il la savait inhérente à l’espèce, même s’il en connaissait tout d’un point de vue clinique, ne l’ayant jamais expérimentée lui-même l’émotivité lui demeurait un mystère. Il savait qu’elle existait mais ne s’expliquait pas comment des êtres doués de raison et de volonté se trouvaient incapables de la dominer.

Ce qu’il devinait, en revanche, c’est que Will, convaincu lui-même de l’irrationalité de son comportement, ajoutait à la présente frustration une forme de colère contre soi-même pour ne pas parvenir à la maîtriser.

Il laissa là son dessin et vint prendre son ami par les épaules pour l’attirer contre lui :

— Il n’y a pas de raison que cette maladie s’en prenne à ton Comte : le bateau a été mis en quarantaine tout de suite et chaque passager est confiné dans sa cabine. Cesse d’imaginer le pis.

Cette étreinte diffusa en Will un peu du calme et de la force d’Hannibal. Pour un moment, le profiler se détendit, abandonnant ses sombres pensées sur la poitrine du psy.

Bien sûr, qu’il avait raison ! Bien sûr que son agitation insensée n’apportait rien à la résolution du problème ! Mais il connaissait ce Will-là, celui qui resurgissait quand la stabilité de son monde était ébranlée, quand le cerf dans sa tête revenait le hanter.

— Je vais pécher, dit-il en s’écartant, j’ai besoin du bruit de l’eau et des bois. » Il adressa un sourire et un signe de tête reconnaissant à Hannibal, alla chercher son vieux sac et sortit, les chiens sur les talons.

De toute façon, si Girolamo téléphonait, cela voulait dire que le réseau était rétabli et qu’il pourrait le rappeler dès son retour. 

La nature n’avait pas encore pris conscience que le monde des humains s’était arrêté, mais bientôt elle en ressentirait les bienfaits.

Cette idée apaisa Will plus que toute autre tentative de consolation. 

Des chiens qui gambadaient, la rivière qui chantait sur la musique de la météo, les saisons des oiseaux et du gibier, voilà les choses qui influaient le plus sur son bien-être. Et tandis que l’industrie s’endormait, la nature, elle, en ce printemps peu ordinaire, reconquérait sa vie. 

Mais si on venait de briser ses chaînes, elle ne le savait pas encore.

D’ici une semaine, pourtant, les animaux s’aventureraient sans doute d’un pas hésitant au-delà de leurs limites habituelles, juste un petit pas d’abord, comme on le ferait en territoire inconnu, puis, un peu plus loin chaque jour.

Et quand ils auraient regagné leur territoire, la modernité se réveillerait, les automobiles, les engins de construction, de culture, chasseurs qui s’ignorent, surgiraient pour les faucher en pleine liberté !

(Décidément, je ne peux pas rebrousser chemin avant une conclusion funeste ! Au lieu de profiter de cette victoire, j’imagine déjà la fin abrupte du conte de fée ! C’est bien moi !) 

Où la trouverait-il, lui, cette innocence des bêtes, à qui le moment présent suffit ? La trouverait-il un jour ?

L’imagination était une malédiction, l’empathie un tortionnaire.

Jamais il ne serait insouciant.


***


À Florence, Leo avait pu rencontrer Lorenzo et Nico pour la dernière fois avant au moins un mois. 

Lorenzo avait dit à sa secrétaire de faire patienter tous ses appels et visiteurs. Il avait de grands cernes sous les yeux et tremblait. Une pause ne suffirait pas, il était épuisé, mais en tant que maire et soucieux comme toujours du bien-être de ses concitoyens, il poussait ses limites au-delà du raisonnable. 

En comparaison de ce qui se passait aujourd’hui, le Covid 19 de 2020 avait des allures d’enfant de choeur. Telle était leur conclusion.

« On est plus proche des pestes du Moyen-Âge et de la Renaissance que de la pandémie de 2020, pestait Lorenzo. On ne connaît rien du virus — sinon qu’il est plus virulent et frappe sans signes avant-coureurs, et on n’a de toute façon rien appris du passé : les masques et appareils respiratoires manquent, les services hospitaliers n’ont pas reçu de soutien financier supplémentaire et les infirmières sont toujours payées avec des aumônes… 

Nico leva un doigt :

— Sauf à Florence !

— Oui… Mais ça nous fait une belle jambe, tant que le reste du pays refuse de suivre.

Leonardo hochait la tête. Sous la table à laquelle ils s’étaient installés pour boire une bière fraîche, son genou s’agitait, plus nerveux encore qu’à l’ordinaire, il se mordillait l’intérieur de la joue…

Lorenzo reprit :

— Presque toutes les familles sont touchées. Chez moi… Chez nous… Giuliano s’est alité en fin de matinée et… et nous savons qu’il ne s’en relèvera pas.

— Giuliano ?

Leo se passa la main sur la figure. Si le frère de Lorenzo, pétant de santé et d’entrain succombait à ce mal, il n’osait imaginer les dégâts chez les plus faibles.

Comme s’il avait lu ses pensées, Nico remarqua :

— À cette allure, on va perdre d’un coup toute une génération.

— J’ai déjà entendu des commentaires plutôt pragmatiques à ce sujet à la télé, Nico : un prétendu philosophe clamait, en bref, que les victimes n’étaient que des vieux et que la jeunesse semblait épargnée ! Alléluia ! Les petits chiards seront saufs !

Lorenzo vida sa bière d’un trait puis lança, en heurtant la table de son verre :

— Oui, eh bien, rappelle-moi son nom, que je lui donne des nouvelles de mon frère !

Il se leva, pressé de reprendre le collier, et les deux autres l’imitèrent.

Leo tendit la main et la retira aussi vite. Certains gestes bien ancrés du quotidien poseraient encore problème pendant quelques jours au moins :

— Sincèrement, Lorenzo, je souhaite que Giuliano fasse mentir les prédictions et que ta famille et toi-même en sortiez indemnes… Ne serait-ce que pour le bien de la ville et plus encore pour celui de tes amis.

Les yeux du maire se mirent à briller :

— Merci, Leo… Ça fait du bien de l’entendre. »

La séparation leur sembla maladroite, avec des mains et des corps qui tendaient vers un contact et une raison qui les tenait à l’écart des poignées de main et accolades.

Mais la secrétaire guettait les bruits du bureau et surgit à la porte pour annoncer d’autres coups de fil, rompant le malaise des adieux.

La gorge nouée, Leo se promit à haute voix d’être plus patient avec Zo. 

Si seulement il avait des nouvelles de Rio !


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