CONFINEMENTS

Chapitre 4 : Menaces.

2148 mots, Catégorie: T

Dernière mise à jour 14/04/2020 19:04

Les pieds sur la table basse du salon — une création de Leo, une bière en main et le dos pris des deux énormes coussins de velours grenat du club, Zo lança à son ami, dès qu’il ouvrit la porte : « Ton prince charmant a appelé ! »

Le peintre laissa tomber les deux sacs de provisions qu’il tenait dans chaque main et serra un peu plus fort entre les dents les branches. de ses lunettes de soleil.

C’était comme si son coeur s’était trouvé dans l’un de ces sacs. Il venait de sombrer à pic.

Un appel de Rio !

Il y avait tant de triomphe à peine retenu dans les mots et le sourire de son colocataire de fortune que Leo contrattaqua d’instinct sur un sujet blessant, dissimulant sous l’amertume une envie de pleurer enfantine. Il annonça sans fioritures qu’il avait acheté un petit carnet pour noter leurs dépenses à partager équitablement en fin de confinement.

C’était vrai, qu’il avait acheté un carnet. C’était faux que son usage premier eût été celui-là, mais la flèche fit mouche et Zo entreprit de lui rappeler en grommelant les innombrables services gratuits qu’il avait rendus.

La lutte était engagée.

Quand Leo musela son orgueil et demanda des nouvelles de Girolamo, Zo rétorqua qu’il semblait surtout inquiet pour le sort de Will Graham et qu’il n’avait guère parlé d’autre chose. Il omit bien entendu de dire que l’appel n’avait duré qu’une minute, durée maximale de tout échange verbal civilisé entre le Comte et l’ami d’enfance du peintre.

Leur antipathie réciproque avait été comme un coup de foudre. 

Cinq ans auparavant, Girolamo, alors en mission pour Alessandro della Rovere, son père, avait tenté de convaincre Leo de trahir Lorenzo de’Medici et de quitter Florence pour aller travailler pour la R.V. Roma Vittoriosa, la puissante organisation née au fil des générations à partir de la fortune ancestrale.

Officiellement, au vu et au su de tous, il était question de promouvoir la culture italienne et de sponsoriser toutes les entreprises, de la plus petite à la plus grande, qui, tout en étant liées au domaine de la culture, créaient des emplois dont les gens de ce pays avaient bien besoin. L’industrie s’était effondrée et Della Rovere prétendait pouvoir occuper toutes les forces vives dans l’entretien, la rénovation du patrimoine et l’innovation dans toutes les disciplines artistiques.

Façade.

Dans les sous-sols, on trafiquait de tout, on rackettait, on espionnait et on faisait chanter au bénéfice de quelques politiciens, magistrats et prélats véreux et surtout de celui qu’on surnommait « Le Pape ».

Zo, qui , d’instinct, vomissait déjà la noblesse, avait tout de suite ressenti de la répulsion pour le rôle que jouait Riario dans cette sordide entreprise. Intelligent et extrêmement doué pour toute forme de lutte, il n’était rien de moins que l’appui principal de son père. Il conseillait, espionnait pour lui, passait par le fil du couteau tout entêté réfractaire et était bien souvent perçu par les « généraux » de la R.V. comme leur meilleur ambassadeur.

« Le charme à rebrousse-poil », « La pierre préférée des Verrocchio et des Michel-Ange », « Armani se couperait une c*** pour l’avoir comme putain de mannequin »… C’étaient quelques unes des images que Zo avaient utilisées parmi beaucoup d’autres pour mettre Leo en garde contre la dangerosité de cet individu.

Car il les avait vite décelés, les premiers symptômes d’un regrettable respect mutuel.

En dépit de sa réprobation sans mesure, Leo avait par malheur détecté une faille dans la pierre et compris qu’une psychologie complexe se dissimulait derrière le prétendu manichéisme du Comte.

En dépit de la dissemblance totale de leurs deux mondes, Riario avait remis en question ses certitudes concernant Leonardo et avait utilisé ses propres couleurs et pinceaux pour s’en faire un portrait.

Étant en outre tous deux curieux et avides de connaissance, ils s’étaient hélas trop rapidement trouvés.

Ils étaient une photo et son négatif, mais parfois, Zo le savait mieux que quiconque, il arrive que le noir et le blanc se mélangent au tirage. Ç’en était fascinant pour ceux qui les côtoyaient.

En ce qui concernait Zo, c’était plutôt la fascination que l’on peut ressentir devant un nid de frelons ou un film gore. Un spectacle qui vous faisait courir un glaçon dans le dos, mais que vous ne pouviez vous empêcher de regarder.

Pour détendre un peu l’atmosphère de cette fin de journée, il demanda à Leo les nouvelles de Florence et comprit que son accueil mesquin était tombé au plus mauvais moment.

Somme toute, il y avait plus dangereux, en l’occurence, que le « Prince des Ténèbres ».


***


Muni d’une dérogation tout à fait exceptionnelle, Jack Crawford avait enfin pu prendre la route de Wolf Trap. Riario et Da Vinci l’avaient appelé pour leur faire part de leur inquiétude et ce qu’il devinait depuis trois ans avait été confirmé, Hannibal Lecter était en vie et se trouvait à présent chez Will.

Mais qu’est-ce qui pouvait bien posséder ce garçon pour protéger ce criminel, qui, en plus, avait failli le tuer au moins à une reprise. De cela, il avait été témoin. Sans l’intervention de la police de Florence, Lecter aurait achevé son oeuvre morbide, il aurait scié la boîte crânienne du profiler sous les yeux de son supérieur !

Au souvenir de la scène, son estomac se souleva. 

Bon dieu, pourquoi protéger ce taré ? Quelle espèce de fascination ressentait-il pour les criminels ? Parce qu’’il y avait aussi, bien que d’une tout autre espèce, ce Riario, bras droit de l’homme le plus puissant d’Italie !

Vivait-il leurs meurtres par procuration ? Était-ce une façon pour lui d’assouvir ses instincts de prédateur à travers eux ? Ou bien une espèce de masochisme le poussait-il à s’offrir, proie potentielle, en sacrifice à la pulsion prédatrice de ces hommes ?

Bedelia Du Maurier, amie, complice et ex-psychiatre de Lecter avait ouvert une seule porte : « Will Graham n’est pas à proprement parler amoureux d’Hannibal, mais il ne peut ou ne veut ni vivre avec, ni vivre sans lui. »

Alors ? Un repère ? Un ancrage dans le réel ?

Quoi qu’il en soit, il était de nouveau à deux doigts de risquer gros en venant s’assurer que son agent était encore en vie.

Il gara son 4X4 devant la maison et se hâta d’aller frapper à la porte. Les chiens aboyaient depuis un moment déjà.


***


La cinquième nuit, j’escaladais une échelle peu stable vers un point de lumière où je voyais un oeil.

De là-haut, Leonardo riait de mes efforts, de mon épuisement. 

Il ne parlait pas mais j’entendais ses pensées : « J’aurais dû te laisser à ton tronc d’arbre, ligoté comme un Salame Finocchiona ! »

Je savais qu’il s’esclaffait et une boule se nouait dans ma gorge qui rendait mon escalade plus difficile encore. J’étouffais de chagrin.

Puis, j’étais agenouillé dans le bureau de mon père, devant l’immense croix en acajou, à sa gauche. C’était là qu’il me donnait le fouet autrefois. La pièce était envahie de fumée âcre, il y avait un incendie. Mais soudain, je sentis un lacet autour de mon cou. Il avait décidé d’en finir… Leo ! Non, je ne voulais pas… Quelqu’un prit mon bras et le secoua, encore et encore… « Giro ! Giro ! » Un murmure rauque.

« Bon dieu, tu vas te réveiller ? »

Je poussai un cri, une main me musela : « C’est moi, bon sang : Giovanni, ton cousin ! »

Je sursautai et tendis la main vers la lampe de chevet, il arrêta mon geste : « Non ! Personne ne doit savoir que je suis là. Je t’emmène, mais ne fais pas de bruit… il ne faut pas qu’on le sache sur le bateau. Habille-toi vite !

— Mais…

— Fais ce que je te dis. Pour une fois, c’est moi qui suis aux commandes. »

Mon père, bien sûr !

Que lui avait coûté cette entorse aux directives ? La peau d’un agent du fisc un peu trop zélé ? Ou d’un journaliste ? Qui fermait les yeux pour permettre à mon cousin de monter à bord pour m’enlever ?

Ma dette allait une fois de plus gonfler dans des proportions extravagantes, s’ajouter au nombre d’années que je devais déjà à « Sa Sainteté ».

— Merde ! Je ne serai jamais quitte !

J’avais grommelé sans même le savoir. Giovanni murmura :

— Dis donc, Giro, je me demande depuis des années… comment tes amis, tous du côté de la légalité, tolèrent-ils tes activités au sein de R.V. ? Tu leur as révélé le marché que tu as passé en leur faveur, c’est ça, hein ?

Il m’observait, je sentais son regard critique.

— Comment peux-tu…

— Connaître l’arrangement ? Voyons, c’est simple : je te connais, je connais mon oncle. Je sais qui tu étais, ce que tu es devenu et je sais que ce n’est pas par la parole qu’il a pu te persuader… Même pas par les châtiments dont il raffole. 

Je suspendis mon geste pour le regarder, espérant qu’à défaut de la lire dans mon regard, il entendrait la prière dans mon ton :

— Ils ne doivent pas savoir, Gio. Ils se mettraient en tête de supprimer ma dette en liquidant le créancier… Tu vois ça d’ici ?

— Hm ! Alors… que leur dis-tu ?

J’ai prétexté un autre chantage : j’obéis, mais en échange j’ai le droit de fréquenter qui je veux et de mener ma vie très peu… conventionnelle par rapport aux standards de bienséance de mon père. Ce n’est, après tout, qu’un demi-mensonge. Mes amis peuvent le croire… 

— À part celle de Da Vinci, quelle vie protèges-tu ainsi ? Je veux dire… Ton ardoise semble bien longue, il ne peut pas s’agir de lui seul.

— Will Graham et ce roquet de Zoroastre… Voilà ! Je te suis… Quel est le programme ?

— Un Chris-Craft nous attend. Nous filons sur Nice et de là, en hélico, vers Monaco.

Je ne pus m’empêcher de pouffer :

— Tu veux dire que mon père est confiné dans cet appart’ qu’il déteste ?

— Tu sais que ta naïveté est rafraîchissante, après toutes ces années ? Enfin, Giro, qui pourra jamais confiner Le Pape où que ce soit ?

— Ouais ! C’est vrai. Dans le fond, je serai sans doute toujours un rêveur, hein ! »

Il y vit une boutade et en rit doucement.


Et pourtant, ce n’était que la vérité.

Si ce n’était le rêve, qu’est-ce qui me permettrait de suivre ce tunnel où se mêlent les odeurs de sang, de larmes, de déjections, de cadavres ; où moi-même je vomis sur les chantages et les techniques d’intimidation, physiques ou affectives dont j’use ? 

J’ai encore en tête les supplications d’hommes, de femmes et, à travers eux, celles de leurs enfants dont mon intervention a détruit la vie, sans doute.

J’ai en bouche l’acidité de paroles ignobles ou trompeuses, des injures, des flatteries, des cajoleries auxquelles j’ai recours pour cerner et mettre à mort mes proies.

Et plus je devrais marcher courbé sous le poids de cette honte, plus droit je me tiens, pour mieux tromper encore. Mais cette fois, moi-même.

J’ai la faiblesse d’aimer l’image, à défaut de pouvoir aimer ce qu’elle cache. 

En vérité, je ne tiens plus debout que par le fil de l’amour que Leo et Will ressentent pour moi.

De tout ce qui fait ou a fait ma vie, rien ne m’est plus incompréhensible que cet attachement. 

Au « comment peux-tu ? » s’ajoute, plus impensable encore, le « comment peuvent-ils ? » Car que moi je les aime devrait leur être une insulte. Je suis le bras armé et le conseiller d’un maître de la corruption, bon sang !

Suis-je leur part sombre ? Est-ce que je suis l’animalité brutale à laquelle ils ont accepté de renoncer ?

Sans le rêve, toutes ces questions me rendraient fou.

« Hâtons-nous, Giovanni. Je crois que Will Graham est en danger. »


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