LES TEMPS D'AVANT

Chapitre 3

1732 mots, Catégorie: T

Dernière mise à jour 21/05/2020 20:09

C’était devenu une habitude. Tous les après-midi, Girolamo Riario venait prendre un café et Leonardo le rejoignait à sa table jusqu’à l’heure où le pub se remplissait du « peuple des bureaux », comme Tommaso les appelait. 

Tous deux curieux et très différents de nature, ils aimaient cette découverte d’un autre amateur de belles choses, de lecture, de cinéma qui en plus maniait un humour plus subtil que l’ordinaire. Ils possédaient chacun leur part de mystère, ce pré clos où l’on ne s’aventurait pas, que l’on ne tentait pas de violer. 

Voyant leur ami accaparé par cet étranger, Niccolo et Vanessa le remplaçaient quand c’était possible, pour lui laisser plus de liberté. Vanessa avait décrété que l’homme était suffisamment fascinant pour consentir à la requête tacite et Niccolo avait abondé dans son sens — comme toujours — en jugeant que Leonardo méritait bien de jouir de ce flirt en sourdine.

Ce qui faisait bondir Tommaso.

« Il n’y a aucun flirt, protestait Leonardo, agacé… Faut-il voir une histoire de cul sous toute forme de relation ? Vous êtes pénibles !

— Entre nous, tu ne le regardes pas comme si un petit épisode au lit ne te venait pas à l’esprit ! avait ri Vanessa en écartant de son visage une mèche de ses longs cheveux roux.

— Ses traits ne laissent rien paraître, mais je dirais que ses grands yeux noirs te lisent souvent avec une intensité vachement éloquente, avait dit Niccolo.

— Il veut te prendre et te jeter, affirma Tommaso, c’est tout ce qu’ils savent faire, ce genre de gars. C’est juste une escapade au pays du petit peuple pour lui. Sans compter sur l’effet qu’il me fait : ce type-là n’a pas l’air franc dans ses bottes…

— On dit « droit dans ses bottes », Tom ! avait dit Leo, agacé.

— Ouais… ça revient au même. Je te dis qu’il cache quelque chose. Il a même l’air carrément toxique… genre boa ou vipère… enfin, une de ces saletés mortelles. »

Leonardo avait haussé les épaules et leur avait tourné le dos à tous, chacun à leur tour, mais s’avouait en secret qu’il flottait par moments autour de Girolamo Riario comme une fragrance de menace véhiculée par le souffle glacé d’une grotte ou d’une église.

À l’issue de leur cinquième rencontre, Girolamo déclara :

 "C’est la dernière fois que nous nous rencontrons de cette manière. Je dois hélas refermer cette agréable parenthèse et remettre mon costume plus strict, celui dans lequel vous ne m’avez jamais vu, mais qui est en réalité celui que je porte d’ordinaire.

Comme toujours, son regard balayait le pub, à l’affût, vigilant. On n’était guère incliné à douter de la rigueur qu’il s’apprêtait à revêtir. 

— Vous nous quittez ? dit Leonardo, en faisant un signe de la main à Niccolo, de retour de ses cours du vendredi après-midi. Il craignait que sa déception ne passe par ses yeux et s’occupa à leur remplir leurs tasses de Senegal.

— Oui et non. Je quitte la sphère dans laquelle je suis un homme fréquentable et civilisé. Mon travail me réclame dans un monde âpre, où le mot amitié n’existe pas et où on se méfie de tout et de tous. 

— Oh ! J’en suis navré pour vous… vous êtes fait pour celui-ci ! sourit Leonardo.

— Merci de le dire… Mais n’en croyez rien : la belette n’élève pas de chatons, elle les dévorerait tôt ou tard. Elle veille au contraire à ce que sa progéniture suive la voie toute tracée et devienne bonne prédatrice.

— Je… Je ne vous suis pas, Girolamo.

— Vous comprendrez bientôt, vous verrez… Il se leva et murmura en lui tendant la main : à bientôt, Leonardo Da Vinci. Soyez vigilant, mais tout en conservant la belle ouverture d’esprit qui est la vôtre.

Leonardo le dévisagea pour chercher une réponse sur son visage, mais il s’était fermé plus encore que d’habitude. Il y avait même dans son regard une expression que le jeune peintre n’y avait jamais lue… Comme… Comme du défi. Il serra la main tendue et, perplexe, murmura à son tour :

— Merci pour votre compagnie et votre conversation, M… Monsieur Riario. 

Et il était parti.

— Qu’est-ce que je t’avais dit ! triompha Tommaso en voyant sa déconvenue quand il regagna le bar : on prend, on jette, c’est comme ça avec ces putains de richards." 


***


Quand Lucas Webb avait besoin de conseils dans des domaines hors de son expertise d’entrepreneur, il n’était pas rare qu’il fît appel à Leonardo. Ceci au plus grand désarroi de Pierro Da Vinci, associé de Lucas et père de Leonardo, qui ne trouvait aucune qualité en son rejeton pour justifier une telle confiance. À ses yeux , Leonardo était un écervelé bohème qui s’entêtait sur une voie qui ne promettait aucune stabilité.

Aux yeux de Lucas, Leonardo possédait le don qui va de pair avec l’ouverture d’esprit, à savoir la faculté de trouver des solutions hors des sentiers battus et de percevoir chez les gens des nuances que lui-même ne distinguait pas.

Le jeune homme ne fut donc pas surpris ce vendredi-là de recevoir un message du propriétaire du Shelter l’invitant à le rejoindre lui et ses plus proches collaborateurs sur le chantier du parking Blackstag, où une immonde fosse abyssale remplacerait bientôt un joli quartier « vieux Londres » que Leonardo adorait.

Son humeur se ressentit néanmoins de cette nouvelle mauvaise nouvelle de la journée et Niccolo Machiavelli crut à tort pouvoir le réconforter en lui glissant, hors de portée d’oreille de Tommaso : « Il repassera bien sûr par ici un de ces jours, tu verras ce que je te dis !

— Quoi ? De quoi… Oh, occupe-toi donc de tes oignons, gamin, ça sent le brûlé ! répondit Leonardo, venimeux.

— Oh ! que Maître Da Vinci m’excuse de me montrer soucieux d’un ami ! fit Niccolo en levant les mains.

— Girolamo Riario n’a aucune raison de repasser par ce trou à rats et, d’autre part, le boss me veut sur un de ses chantiers ce soir, alors que je voulais me payer une toile !

— Tu veux que je vienne avec toi ?

Leonardo se radoucit et dit, tout en servant une lager :

— Vaut mieux pas : Lucas a quelquefois des idées bien arrêtées sur la confidentialité de ses chantiers. Va t’en savoir pourquoi ! Mais passe à la péniche après la fermeture, on se boira quelque chose entre potes. Ça fera passer le blues. »

Niccolo savait comment se terminaient les soirées dans la petite péniche de Leonardo, tout à fait contrindiquées pour son examen écrit du lendemain, mais il accepta. À quoi servaient les amis s’ils étaient incapables de sacrifices ?


Il ne restait plus des grandes maisons victoriennes du quartier que des chicots de pierre répugnants. À la lueur de l’éclairage public, le terrain ressemblait à la gueule d’un monstre partiellement édenté qui aurait troqué sa splendeur terrifiante contre le ridicule d’une maquette de « Jaws » jetée en décharge publique .

Une lueur jaunâtre provenait des sous-sols, là où chantaient autrefois l’argenterie et la vaisselle des cuisines clinquantes des hôtels particuliers de la gentry ou des grands bourgeois. C’était donc là qu’on l’attendait.

« Il ne manquerait plus pour parfaire la journée que mon père soit là aussi ! » se dit Leonardo en descendant les marches étroites vers les communs, seuls épargnés par la démolition.

Assez bizarrement, aucune voix ne lui parvenait. D’habitude, ces réunions auxquelles Lucas le convoquait étaient mouvementées et bruyantes, puisque sa présence n’était requise qu’en situations d’impasse, quand ni le patron, ni ses hommes ne parvenaient à trouver avec leurs interlocuteurs aucune voie d’entente un peu imaginative.

Or, ici, rien. Pas un toussotement... Mais quand il obliqua vers l’immense cuisine d’où provenait la lumière, il comprit.

Il se figea à la porte.

Il se serait cru dans un western : à sa droite, Lucas Webb et son frère cadet, Kevin, Arthur Munroe, le comptable, et Pierro Da Vinci ; à sa gauche, quatre inconnus en tenue de croque-mort et… Girolamo Riario !

Une bouffée de peur et de soupçon, se mêla à sa stupéfaction : « Vous m’aviez bien dit que vous vous changiez pour le soir, mais je n’imaginais pas cet uniforme ! lança Leonardo, amer.

Imperturbable, Girolamo se tourna vers l’homme qui se tenait à sa droite et le présenta :

— Leonardo Da Vinci, Monsieur.

— Ah ! C’est donc lui, fit l’homme en toisant le jeune homme avec une moue dégoûtée : on m’a loué votre clairvoyance, Leonardo Da Vinci… il vous en faudra beaucoup et beaucoup de conviction pour dénouer ce qui s’est emmêlé ici, je vous préviens !

Girolamo reprit la parole pour s’adresser à Leonardo :

— Il se trouve que votre patron et nous n’avons plus qu’un point d’entente commun et que ce point d’accord ne soit autre que votre capacité d’envisager les situations dans leurs dimensions moins… étriquées dirons nous.

Leonardo avait le sentiment d’avoir été manipulé, trompé, ridiculisé, mais son orgueil l’empêcha de laisser paraître son dépit. Il ravala les quelques paroles bien senties qui lui venaient à l’esprit à l’intention de Riario :

— N’avez-vous pas vous-même cette faculté de jeter de la poudre aux yeux de vos adversaires et de les convaincre de la valeur du dialogue ? Il me semblait que si… Mais puisque je suis ici, j’écoute…

Une ombre d’amusement passa dans les yeux de Girolamo Riario, mais il fit un pas en retrait pour laisser parler son aîné… et ce que Leonardo apprit de sa bouche d’abord, de celle de Lucas Webb ensuite bouleversa son monde jusqu’à un point de non-retour. 


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