LES TEMPS D'AVANT

Chapitre 2

1554 mots, Catégorie: T

Dernière mise à jour 21/05/2020 20:00

Le lendemain, Girolamo Riario revint au Shelter à cette heure de l’après-midi où les pubs ronronnent — trop tôt pour les navetteurs et les amateurs de théâtres et de cinémas, trop tard pour ceux qui sont venus y manger le midi.

Niccolo et Vanessa étaient occupés en cuisine, à la plonge ou aux fourneaux, quant à Tommaso, il n’était pas encore arrivé. Les jours de marché étaient les plus rentables pour lui, il ne se montrait au pub que le soir, au moment du coup de feu.

Il faisait encore très chaud, peut-être même plus encore , car on annonçait des orages pour le début de nuit. Là-haut, les nuages étaient en mode stand-by.

« Vous avez une certaine endurance, pour supporter le costume en plein été ! sourit Leo en accueillant son client.

— C’est juste une question de métabolisme et d’habitude, vous savez. Je porte toute sorte de costumes depuis ma plus tendre enfance… celui-ci est l’un des plus légers.

— Vous parlez au sens propre ou au figuré ? s’enquit John, amusé.

— Les deux !

Riario aimait beaucoup que ses interlocuteurs possédassent cette tournure d’esprit, qui entend le second degré à point nommé.

— Je suis allé voir vos peintures à la Royal Academy, dit-il. Lucas Webb me l’avait recommandé. Puis-je vous inviter à prendre quelque chose à une table ? J’aimerais entendre les commentaires de leur créateur…

— Oh ! C’est vrai ? Vous êtes allé jusque là ?

L’homme se tenait là, les mains dans le dos, comme au garde-à-vous.

— Ça n’avait rien d’une mission ou d’une corvée, dit-il. Bien que parfaitement profane, j’apprécie l’art sous toutes ses formes. De plus, je suis curieux de nature… Alors, ce verre ?

— Oui ! Volontiers. Je m’arrange avec mon ami Nico… Et que voulez-vous boire aujourd’hui ?

— À cette heure, un café… si du moins vous en proposez qui soient de taille convenable. Je déteste le café servi à doses pharmaceutiques.

— Je vous suis sur ce terrain… et sur l’autre : choisissez une place et je vous rejoins avec deux « Gifees ».

Il disparut en cuisine et Girolamo s’en fut prendre place à la table qu’il avait occupée la veille.

Un petit groupe de touristes s’installait en terrasse, bruyants comme tous ses compatriotes. Il fronça les sourcils. Il réprouvait ce manque de discrétion. Ces gens clamaient leurs niaiseries comme si elles revêtaient un intérêt général. 

— Nous sommes des créatures d’habitudes, hein ? sourit Leo en retrouvant son client à la même table. Il y déposa un plateau contenant deux cafés géants et même une cafetière.

— Vous parlez de mon choix de cette place ? La voix un peu éraillée de l’homme lui donnait un air mystérieux, trouvait Leo, peut-être même un peu menaçant… Mon choix n’est pas dû à cette seule tendance des hommes à la routine. Il faut y voir aussi un peu de stratégie… Cette table se trouve dans la partie la plus discrète de l’établissement : on peut y parler à voix haute sans être entendu et capter son interlocuteur sans interférence de la musique ou des cris du bar, qui sont une constante dans les pubs. De plus, je vois qui entre et sort de la salle et mon dos se trouve contre le mur, donc protégé par lui. À ma droite, une issue de secours et un extincteur qui ferait une arme d’appoint convenable… 

Il fixait Leonardo et affichait un demi-sourire un peu facétieux.

Le jeune homme le dévisageait, cherchant un signe de plaisanterie dans sa physionomie. Il n’en trouva aucun. Juste la satisfaction d’avoir démontré la pertinence de son choix.

— Vous êtes sérieux, hein ? fit Leo, troublé.

— Oui. La plupart du temps.

Là, il y avait de l’ironie et les yeux marron du client pétillaient.

— Alors… soit vous menez une vie dangereuse, soit vous êtes parano.

— Laquelle de ces deux options trouveriez-vous la plus rassurante ?

— Hein ? À vrai dire, aucune ! dit Leo avec conviction.

— Dans ce cas, je serai franc : oui, je suis assez régulièrement exposé au danger. »

Il déduisit de la surprise manifeste du barman que Lucas Webb n’avait rien trahi de leur entretien de la veille à son employé et ami et s’en félicita. Ce jeune homme lui plaisait bien : il semblait droit et ouvert, un peu naïf sans doute et il eût été contrarié de ne pas pouvoir en découvrir davantage à son sujet. En outre, Webb avait évoqué sa grande culture en matière d’histoire de l’art, connaissances qui pourraient être fort utiles à Girolamo s’il parvenait à intéresser l’artiste à son projet. 

En ce moment, l’étudiant cherchait une contenance dans le fond de sa grande tasse en faisant tournoyer le délicieux « Senegal » et son aîné eut tout loisir de l’observer : cheveux châtain-clair mi-longs, en pagaille ; ongles rongés court, barbe rase négligée — il y avait de l’impatience là-dessous, ainsi qu’une manifeste indifférence au jugement d’autrui… Très bien ! De l’audace, donc… Mais aussi…

— Cela vous choquerait-il si je vous disais que j’ai trouvé du mysticisme dans vos peintures ?

Leo leva la tête vivement, comme dans un réveil, et ses yeux verts s’agrandirent de curiosité :

— Vous pensez aux mains en prière ?

— Ma préférée, bien sûr… Nous sommes très attachés à la foi dans ma famille, très proches de l’Église Catholique. Mais, non, je ne pensais pas à celle-là en particulier. Il y a une envolée de l’âme dans toutes celles que j’ai pu voir, tant dans les portraits que dans les paysages.

— Je suppose qu’il y a de la métaphysique dans toute oeuvre d’art, non ? dit John.

— Seulement dans celles qui se respectent, mais j’ai vu en plus, dans les vôtres, une invitation à rechercher quelque chose de supérieur. Leo levait un doigt, Riario précisa sur-le-champ : pas nécessairement de divin, comprenez-moi bien, mais à coup sûr une essence qui nous dépasse… qui se situe bien au-delà d’un idéal. Car, en somme, aussi parfait soit-il, un idéal reste de conception humaine, une fabrication de notre cerveau.

Leo s’agita sur sa chaise, faillit se lever et eut un large sourire. Il pointa un doigt vers son vis-à-vis et s’exclama :

— Oui ! Oui ! C’est exactement ça ! Oh, je vous embrasserais bien pour avoir dit ça !

La surprise l’emporta sur la rigueur, Girolamo Riario eut un bref éclat de rire :

— Surtout n’en faites rien ! Je n’ai fait que vous livrer mon impression…

— Oh ! Si vous saviez ! Si vous saviez combien me regardent avec soupçon quand je tente de leur expliquer ce que vous venez de me dire ! Soit ils ne comprennent pas ce que je tente de leur expliquer, soit ils ont des envies de me faire interner sans plus tarder.

— Si vous voulez mon avis, le malheur tient de ce que l’époque tente de nous enfermer dans le pragmatisme et y réussit plutôt bien, Da Vinci. 

Utiliser son nom de famille, pas son prénom. Ils n’étaient pas appelés à être amis. Associés, peut-être, si Girolamo manoeuvrait bien, mais pas amis. Ils vivaient dans des univers trop différents pour cela — l’oiseau et le poisson ne fraternisent pas et même, il arrive que l’un mange l’autre. 

Le nom de famille suffirait.

— Monsieur… commença Leo… Je ne connais même pas votre nom… ?

— Riario.

— Eh bien, Monsieur Riario, vous éclairez ma journée. De savoir que quelqu’un a pu ressentir ça à travers mes peintures me réconcilie avec l’idée de poursuivre mes cours.

— Vous ne pensiez tout de même pas abandonner la peinture ? s’inquiéta le client. Ce serait du gâchis.

Il était à la fois sincère et aux aguets. Pour que réussisse son plan d’associer Leo à ses recherches, il fallait que le jeune homme fût délivré de toute obligation et certainement des contraintes d’une formation académique, d'un autre côté, il eût été navrant de perdre un talent comme le sien. 

— Pas abandonner la peinture, non, jamais, mais l’Academy… Elle devient trop chère pour moi. Mon travail ici n’y suffit plus… Je vous ressers ?

Girolamo fit signe de la tête :

— Merci, oui… Ne lâchez pas la peinture, vous avez du génie. Je le pense très sincèrement.

Leo porta la main à ses lèvres, pour domestiquer un peu un sourire de satisfaction trop exubérant. Ce client tout en retenue l’aurait pris pour un niais et, sans savoir pourquoi, il préférait conserver en sa présence un minimum de sérieux et, plus encore, de défenses. 

Un homme qui calculait toutes les possibilités de fuite dans un pub aussi tranquille que le Shelter n’était peut-être pas aussi fiable que prévoyant.

Laisser un commentaire ?