LES TEMPS D'AVANT

Chapitre 6

1756 mots, Catégorie: T

Dernière mise à jour 21/05/2020 20:36

Dans sa suite du Hilton, Alessandro della Rovere se frottait les mains. La résistance de Lucas Webb ne semblait pas aussi féroce qu’il l’avait d’abord imaginée et il fallait reconnaître que Riario avait fait du bon travail. Il avait gagné une bonne dose de confiance de la part de l’entrepreneur et peut-être encore davantage de ce peintre à deux sous. L’homme doutait qu’il fût à la hauteur des louanges que son second en avait fait, mais si cela pouvait motiver Riario, ma foi, cela ne serait qu’à l’avantage de ses projets.

Il dégustait son champagne dans un majestueux fauteuil de chintz rose et crème dans le silence recueilli qu’il imposait à ses hommes en sa présence.

Ils s’ennuyaient beaucoup, à le regarder, à attendre sur le qui-vive un commentaire ou un ordre et cela redoublait la jouissance du pacha.

Lupo Mercuri fixait avec envie la une de la dernière édition du Business News. Le trésorier faisait des placements à titre personnel, détournant des fonds de l’organisation et Della Rovere le savait. En temps venu, il lui ferait trancher la tête pour cela, dès qu’il aurait trouvé la personne adéquate pour le remplacer… Peut être ce Pierro da Vinci. Il faudrait voir.

Giovanni della Rovere, son neveu, le regard aussi lointain que si la ville avait été plongée dans un fog des plus dense, pensait sans l’ombre d’un doute à sa mignonne petite épouse, emmenée deux jours plus tôt en clinique de toute urgence. Cette montagne de muscles ne demanderait pas l’autorisation de passer un appel pour prendre de ses nouvelles, il attendrait le bon vouloir de son oncle.

Oui, Alessandro souriait aux anges de tant de dévouement, de tant de pouvoir. Tous, jusqu’au plus insignifiant, tous, du haut en bas de l’échelle de la Forza, étaient à la merci d’un de ses soupirs d’aise ou d’agacement.

Alors, il prolongeait le plaisir, faisait durer le champagne et tournait les pages d’un quelconque magazine avec la lenteur appliquée d’un érudit découvrant l’édition originale d’un manuscrit précieux.

De telles heures ne se traînaient pas, pour lui, elles rayonnaient.

« Passez donc un coup de fil à Graziella, Giovanni, ça lui fera plaisir. » suggéra-t-il enfin, l’air bienveillant.

Le grand homme le remercia en s’inclinant à la militaire et courut presque passer son coup de fil dans la pièce voisine.

Alessandro rit doucement, saisit une Granny-smith dans le plat devant lui et la croqua avec férocité.


***


« Naturellement, qu’il s’agit bien de ce à quoi cela ressemble ! dit Riario en prenant un petit pain suédois dans le plat que Leo avait apporté. Le problème, ce qui vous empêche de tout lâcher, une fois que vous y avez mis les pieds, c’est que Forza tient toute votre famille et vos amis. Elle nourrit aussi gratuitement des milliers de pauvres, c’est ainsi qu’elle s’assure la complicité des populations des bas quartiers. Pour le haut du panier, vous savez comment ça fonctionne….

— Quand vous dites gracieusement, vous voulez sans doute dire en échange de services ? J’imagine un monde à la Dickens, là, où des gamins volent et dealent et des petites filles se vendent…

— Cela existe, mais pas chez les très pauvres, qui reçoivent une allocation mensuelle de Forza. Quand je dis gratuit, il faut le prendre au pied de la lettre.

— En somme, ce sont vos bonnes oeuvres, dit Leo, amer.

Riario déglutit et but une gorgée de café :

— Avec beaucoup de cynisme, on pourrait dire cela ainsi… Je préfère voir ça comme une tentative de rachat des péchés passés, présents et à venir. Je parierais que Lucas Webb procède de la même manière. »

Leo fut saisi d’un souvenir. Il se leva et se mit à arpenter l’espace restreint de son bateau. 

Dehors, Londres se réveillait, au loin. Le silence n’avait plus la même densité, le voile se déchirait un peu.

Leo avait une main sur le front, l’autre balayait l’air comme à la recherche d’une page perdue…

« Yes ! Les grévistes du Yorkshire. L’assemblée d’il y a deux ans. Des gens sont venus proposer leurs services pour casser la grève. Lucas a refusé, il a dit qu’il avait une autre solution, qu’il allait résoudre le problème à la manière de Durham, de là où eux-mêmes provenaient ! Oui, c’est sûrement ce qui s’est passé. Il s’arrêta, fixa Riario et vint de rasseoir face à lui : Pourquoi m’avoir proposé pour cette médiation, Riario ?

— Je n’ai rien fait de tel, c’est Lucas qui nous a vanté votre don… J’aurais pu protester, refuser, mais…

C’était la première dois qu’il trahissait une forme de malaise devant Leo :

— Mais ? insista ce dernier.

— Je vais vous parler de quelque chose dont seul mon cousin, Giovanni della Rovere, est au courant. Ce faisant, je vous fournis une arme que vous pourriez utiliser à tout moment contre moi, mais je n’ai d’autre choix que de vous faire confiance et ce qui m’obsède depuis cinq ans est plus fort que la peur.

Leonardo le dévisageait, Riario le regardait droit dans les yeux, intense et interrogateur. Il frotta les paumes de ses mains sur ses genoux, les frappa et s’élança :

— Il y a cinq ans, Forza a acheté des terres en Sicile… enfin, elle s’est portée acquéreur de ces terres. Mon père voulait y faire construire un hôtel de grand luxe ou un village de vacances, enfin, quelque nouvelle folie de ce genre. Comme d’habitude, j’ai été chargé d’organiser une étude des sols et de réaliser un sondage sur le potentiel économique d’une telle entreprise. Mais un soir, quelqu’un m’a contacté, pour me supplier de ne pas détruire ce que pouvait cacher le sous-sol de ce terrain, une femme que j’ai crue un peu folle, tant elle était anachronique… Vous connaissez les mosaïques de la basilique San Vitale de Ravenne, eh bien, on l’aurait crue tout droit sortie de l’une d’elles… Je sais ! Vous vous dites que j’avais bu trop de vin, sourit-il en voyant Leo incrédule, mais tout y était, je vous le jure : la robe, la coiffe, tout. Bref, je me suis intéressé à la questions et….

— Vous avez découvert qu’effectivement, le sol cachait quelque chose.

Riario s’anima :

— Un trésor, Leonardo ! Vue la discrétion nécessaire, nous n’en sommes qu’au début des fouilles, mais de l’avis de mon équipe même, c’est inouï ! J’ai rendu mes rapports à la Forza en y prétendant que l’étude géologique était moins que passable et que, quoique la population se montrât très favorable et même enthousiaste, ce projet était un gouffre qui ne garantissait aucun retour sur investissement, que du contraire.

— La population était donc heureuse de voir naître cette infrastructure ?

— Pas du tout ! Elle y était très hostile. Mais dire cela à Della Rovere eût été l’assurance qu’il prenne la lutte à bras le corps, comme une vendetta personnelle. Il lâcha ce projet, reporta son attention sur une autre région et moi, j’investis tout dans ces fouilles… J’ai engagé une équipe très modeste, convaincu les autorités de la ville qu’il s’agit d’une mission secrète de première importance pour Forza, de passer uniquement par mon cousin et moi-même pour tout communiqué concernant les fouilles et… et j’ai besoin de vous, conclut-il de façon abrupte.

Leo fit les yeux ronds :

— De moi ? Pourquoi moi ?

— Pour les mêmes raisons qui motivent Lucas quand il fait appel à vous : votre sens de l’observation, de déduction et votre esprit, qui, au lieu de négliger certaines portes les ouvre toutes, l’une après l’autre.

Leonardo passa les mains sur son visage, fixa son vis-à-vis, puis s’en fut leur faire un autre café à la machine et revint :

— Comment pourrais-je justifier mes déplacements en Italie sans me trahir auprès de Lucas ? Vous l’avez sous-entendu vous-même, on ne quitte pas impunément une association de ce genre.

— Annoncez demain que vous nous rejoignez, prétendez que vous vous êtes senti trahi pour avoir été tenu dans l’ignorance des activités de Webb. Je vous protègerai et vous tiendrai à l’écart de toutes les activités délictueuses qui vous offusquent. Je peux le faire, Da Vinci, je suis le numéro deux de Forza, je possède beaucoup de clefs…

— Laissez moi réfléchir à ça. Je ne veux pas vous suivre aveuglément, sous l’influence de votre enthousiasme.

— Ça va de soi. Demain, il sera encore temps.

— Une chose encore… Ces gens qui collaborent à vos recherches… le font-ils de leur plein gré ou bien utilisez-vous la manière de votre père pour les… motiver ?

Girolamo serra les lèvres, à sa façon habituelle :

— Non, seule leur passion les y pousse, pas besoin de ces déplorables subterfuges.

Leo posa une main sur son bras en se levant, il eut un bref réflexe de retrait et s’en excusa :

— La familiarité du toucher ne m’est pas naturelle, vous l’aurez noté. On ne nous l’apprend pas dans les rangs de la milice de Forza.

Leo cligna des yeux et fit « oui » de la tête, disparut et revint avec les cafés :

— Je touche très spontanément les gens, c’est dans ma nature, j’oublie que ça peut gêner. »

Ils burent leur café en silence, un bilan de la soirée et de la conversation en tête et quelques minutes plus tard, Leo reconduisit Riario à sa voiture.

Sur la portière, en lettres capitales, étaient gravés les mots : « PRICK WITH EARS » *.

« Il semblerait que je me sois déjà fait un nouvel ami ! » commenta Riario.


* version édulcorée : connard ... la véritable traduction sera à chercher par vos soins. :-D


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