LES TEMPS D'AVANT

Chapitre 7

2163 mots, Catégorie: T

Dernière mise à jour 21/05/2020 20:49

Leonardo fixait le tissu vert bouteille à motifs dorés entre deux coupes de tournois d’archerie que Lucas avait remportés autrefois. Il ne voulait pas voir la mine de ses trois amis alors qu’il était sur le point de leur annoncer ce qu’il avait appris la veille. 

Le pub venait de se vider, après une journée toute en tension entre eux. Ils avaient passé des heures à se taire, à se lancer des commandes en s’évitant du regard. Nico s’était glissé dans les cuisines après son examen du matin, longeant les murs comme un malfaiteur ; Vanessa les avait juste embrassés et avait glissé à Leo un « ça va aller! » censé étouffer les bruits furieux que produisait Tom, et Tom… Eh bien Tom avait été lui-même : blagueur avec les jolies filles et les beaux garçons, insupportable avec Leo et tout ce qui pouvait tinter, cliqueter ou tonner.

À minuit, Leo mit les derniers clients entêtés dehors et là, assis sur la table la plus proche du bar, regarda Vanessa rassembler son sac, sa veste et enfiler ses chaussures de ville en reportant à l’extrême limite le moment de leur dire: « Attendez ! »

« Attendez, je dois vous apprendre à tous trois une nouvelle qui va vous assommer sur place. »

Elle fit demi-tour alors qu’elle avait déjà une main sur la poignée de la porte, eux suspendirent leur geste et s’approchèrent, bras croisés sur la poitrine et tête haute pour Tommaso, mains dans le dos et yeux écarquillés pour Nico.

« Je ne peux pas vous l’apprendre d’une autre façon que brutale… Lucas Webb nous fait travailler depuis plus de deux ans au-dessus d’une caverne d’Ali Baba pour délinquants de haut-vol. Il leva une main pour contrer l’interruption en chorale : sous nos pieds, ici même, se trouvent des armes, de la drogue, des gilets pare-balles et autres choses du même acabit. Et le plus terrible, pour moi, c’est que c’est moi qui vous ai fait venir ici. »

Les « tu plaisantes ? », « ça ne peut pas être vrai » et « sacré bon dieu de merde » fusèrent. Leo leur laissa leur espace avant de reprendre : « Lucas va débarquer d’ici un quart d’heure avec ses associés et des hommes de la Forza qui veulent racheter ses pubs. 

— La Forza ? Nico se prit la tête entre les mains.

— Laisse-moi deviner, dit Tom : avec cette crapule de beau-parleur rital, je parie !

Leo lui glissa un regard de côté et confirma de la tête.

— Je le savais ! Merde, je le savais ! Tommaso donna un coup de pied dans la chaise la plus proche, fit un tour sur soi-même et pointa un doigt sur son ami. Leo le coupa :

— Je sais ! Tu m’as mis en garde. Je ne le nie pas. Mais je vous supplie tous les trois de faire preuve de calme en leur présence, dit-il à la ronde, comme vous le savez, ces gens-là ne rigolent pas.

— Tu veux dire qu’on doit être présents ? dit Vanessa.

— Lucas y tient. J’espère qu’il ne vous gardera pas toute la durée de la négociation, mais je n’en sais rien.

— Quelle négociation ? voulut savoir Tommaso.

— Le grand patron veut racheter tous les Shelter à Lucas, comme je vous l’ai dit. Bien entendu, Lucas refuse de les leur céder… Je vous supplie de ne pas intervenir, quoi qu’il se dise ici !

— Donc, on travaillerait pour ces pourris ? demanda Nico.

— J’espère qu’on pourra l’éviter.

— Merde, Leo ! Tu vois où tu nous as conduits, avec tes emballements à la con pour le premier salaud bien sapé qui passe ? dit Tommaso, rageur.

— Girolamo Riario n’est que le médiateur, dans cette affaire, le plan ne vient pas de lui et la décision de me faire entrer dans la danse est un coup de génie de Lucas Webb.

— Dixit sa majesté reptilienne, sans doute ?

— Non, c’est Lucas lui-même qui me l’a dit… Et méfie-toi de tes élans, face à Riario : ton petit message sur la carrosserie de sa voiture n’était pas très avisé.

— J’espère qu’il en a crevé de rage !

— Un serpent, tu l’as dit toi-même, Tom, et un serpent ne se met pas en rage : il mord et a déjà oublié l’incident.

— De quoi vous avez discuté hier soir ?

— De la Forza, principalement.

Tom darda sur lui deux yeux noirs furieux :

— Ouais, eh bien tu vois, c’est le « principalement » qui me dérange.

— Il faudra pourtant t’en accommoder.

— OK. On essayera de ne pas trop se faire de films autour de ce qui s’est passé entre, disons deux heures et quatre heures vingt-cinq !

Leo se leva :

— Je n’y crois pas ! Tu as vraiment fait le guet ?

— Et vue la tournure des choses, je ne le regrette pas !"

Dehors, on entendit claquer des portières. Ils se regardèrent tous les quatre : le moment était venu.


Leonardo vit tout de suite que la présence de ses amis déplaisait à Riario. Il crut d’abord que cela tenait à l’inimitié manifeste entre Tom et lui, mais aussitôt, l’attitude de Della Rovere lui fit revoir sa conclusion.

Quand Lucas les eut présentés, le grand homme en long kurta blanc brodé d’or s’approcha des deux plus jeunes, de son allure de pacha — ventre en avant, balancement des bras, un grand sourire aux lèvres. Il posa une main sur leurs épaules : « Oh ! Oh ! Il semble que vous cachiez des anges, dans cet endroit qui ne paye pas de mine, Webb ! Michel Ange en personne n’aurait pas renié ce blond et ce roux ! » Il palpa une mèche des cheveux de Nico et Vanessa sans dissimuler son exaltation.

Les regards interrogateur et gêné de Leo et Riario se croisèrent. Le message était on ne peut plus clair.

« Quel âge avez-vous donc, enfants ? demanda l’homme.

— Seize ans, dit Vanessa, un peu trop vite.

— Hm ! Disons donc quinze, à tout casser. Et toi, jeune Uriel ?

— Dix-sept, Monsieur, fit Nico, la voix hachée.

— Et voilà donc résolue la sempiternelle question du sexe des anges ! "

Il se détourna comme à regret et s’en fut s’asseoir à une table. Ses hommes restèrent debout, derrière lui, au garde-à-vous, ou presque.

Lucas prit place face à lui dans un raclement de chaise et Della Rovere entra tout de suite dans le vif du sujet, tandis que Tom regardait encore ses cadets, inquiet, sa pomme d’Adam jouant au bilboquet.

" Eh bien, Da Vinci ! Avez-vous à présent une idée plus claire de la situation ?

— Je le pense, dit Leo. Le Comte Riario m’a bien expliqué les tenants et aboutissants de votre démarche.

Della Rovere tourna un peu la tête dans la direction où se trouvait son fils, sans cependant le regarder :

— Bien sûr, il fallait que vous vous vantiez de votre titre !

Riario ouvrit la bouche, mais la referma aussitôt.

— Il n’en a rien fait, dit Leo, mais j’aime, moi aussi faire les quelques recherches préalables qui s’imposent avant de rencontrer des inconnus.

— Alors ? Que suggérez-vous ? Voyons si votre génie est à la hauteur de ce qu’on m’en a dit ! fit l’homme, le mépris aux lèvres.

Leo se mit à arpenter la largeur de la tablée, à gauche et à droite des deux parties en présence :

— Génie est un bien grand mot, mais la logique est, il me semble, venue à mon secours… Il s’arrêta et le regarda : ne croyez-vous pas que les chantiers de la Webb Co. seraient plus adéquats dans le genre de… hem ! commerce auquel vous pensez ?

On entendit les souffles se bloquer. Pierro da Vinci jura entre ses dents.

— J’ai cru comprendre qu’ils étaient au bord de la faillite, si pas déjà perdus, Artista ! remarqua Riario.

— Et ils le resteront tant qu’ils ne serviront que leur but premier… Mais pensez au nombre de véhicules qui entrent et sortent de chantiers de cette importance, pensez aux possibilités multiples d’y entreposer ce que l’on veut, Girolamo ! Oh, oui… je vois que vous me suivez !

— Mais, protesta Lucas… Il se tourna vers ses associés : et bien entendu pas un seul d’entre vous n’y avait pensé ! Puis, à Leo : et quel bénéfice retirerais-je, moi, de vendre tous mes chantiers en cours ?

— Celui, d’abord, de laisser tomber ce fardeau : vous l’avez dit vous-même hier… et rien ne vous empêcherait d’ouvrir d’autres Shelter avec les revenus de la vente… Je pense que Monsieur Della Rovere n’y verrait aucun inconvénient ?

Leo fixait le bonhomme avec un large sourire effronté, ce dernier serra les accoudoirs de sa chaise :

— Hm ! J’avoue ne pas avoir pensé aux chantiers… Vous non plus, Riario ! Où avez-vous donc la tête ces derniers temps ?

Son second toussota et serra un peu les lèvres, puis concéda dans un demi-sourire mais de l’amusement dans les yeux :

— Il est vrai que c’est brillant, Da Vinci !

— Dites, Da Vinci, reprit Della Rovere en s’éventant le visage à l’aide d’un tarif du pub, que diriez-vous de rejoindre Forza ? Je paye très bien mes collaborateurs et ils jouissent d’avantages dont peu peuvent se prévaloir. Seriez-vous intéressé ?

Leo lui sourit :

— Je dirais que non, Monsieur Della Rovere… Mes revenus sont peut-être bas, les activités de mon patron délictueuses, mais à ce jour il n’a encore jamais tenté de faire de moi un castrat. Je m’en tire à très bon compte, je pense, en comparaison.

Riario blêmit et cligna des yeux à plusieurs reprises. Leo se surprit à penser qu’il avait cru impossible de le voir plus pâle que ce qu’il était déjà au naturel ; Tommaso ne put retenir un ricanement, Nico regarda Leo bouche bée et Vanessa rougit et baissa les yeux.

— Comme vous voulez, mon garçon, conclut le pacha en se levant. Puis, s’adressant à Lucas Webb : mes juristes et comptables vous contacteront cette semaine même, Webb."

Il prit la direction de la porte, suivi de ses hommes. Pas une poignée de main, pas un salut.

Leo, mains à la ceinture de ses pantalons taille-basse, les regarda s’éloigner de par-dessous les mèches de ses longs cheveux et vit Riario s’attarder. Il le rejoignit.

Voyant ce manège, Tommaso lança, haut et fort : « Ça fait quoi… Comte, de se faire traiter de chapon devant toute l’assemblée ?

Riario le regarda droit dans les yeux :

— Ce ne sont que les aléas du métier, Masini, et j’en ai connu de bien pires, croyez-moi sur parole. Il se tourna vers Leo pour murmurer, au plus rauque de sa voix : je ne perds pas tout espoir de vous faire changer d’avis, Da Vinci : vous avez promis que vous adoreriez me haïr, je peux arranger cela, je vous l’ai dit.

— Comme il vous plaira, Comte. Mais vos fouilles se feront sans moi.

Riario posa une main sur son épaule et, avec un clin d’oeil ostentatoire, conclut avant de sortir :

— Nous verrons, Leonardo, nous verrons !

— Quel con ! lança Tom quand il eut refermé la porte.

Leo leva un doigt :

— Surtout, évite de te persuader de ça, Tommaso, tu risquerais de t’en mordre les doigts.

C’est alors que Lucas Webb sortit de sa stupeur et hurla en tapant du pied :

— Cessez vos gamineries ! Tous les deux ! Vous venez de vendre mes entreprises à cette vermine de Della Rovere, Da Vinci ! Il renversa la table : donnez-moi une putain de bonne explication à ça !

Leo haussa le ton à égale mesure et s’avança à grands pas pour pointer l’index sur lui :

— Quand vous m’aurez dit de quel droit vous nous avez tous les quatre mis en danger ! Vous connaissez les méthodes de Forza, personne ne les ignore… en me faisant entrer dans vos magouilles, vous impliquiez automatiquement Vanessa, Niccolo et Tommaso… Et je me serais montré délicat ? Vous vous foutez de ma gueule, en plus ? »

Le visage de Lucas vira à l’écarlate, il se jeta sur son employé et de là, ce ne furent plus que bris de chaises et de verre dans le pub.

De l’autre côté de la rue, Alessandro della Rovere sourit en entendant ce vacarme et se tourna vers Girolamo : « Cette petite rousse, Riario, vous me l’amènerez à l’hôtel demain après-midi. »


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