LES TEMPS D'AVANT

Chapitre 14

1381 mots, Catégorie: T

Dernière mise à jour 21/05/2020 22:14

Alessandro revint fort satisfait de son week-end à Rome. Si ragaillardi par les bonnes vieilles coutumes de convivialité de sa capitale — comprenez de sa résidence romaine — qu’il avait décidé de regagner Londres un jour plus tôt que prévu.

Il avait hâte de clôturer cette pénible histoire avec Lucas Webb. D’habitude, tout se passait beaucoup plus vite : les pourparlers, les contrats, tout cela était plié en une semaine au plus. Hélas, Riario traînait depuis quelque temps une espèce de nonchalance rebelle qui le trahissait. Ce petit salopard prenait un malin plaisir à freiner les avancées de Forza.

Cela sentait la vengeance à plein nez.

Il aurait pu s’en réjouir, s’il avait aimé ce garçon. Après l’avoir traité comme il l’avait fait, il aurait estimé cette révolte saine. Mais voilà, il ne l’aimait pas et d’ailleurs, une révolte n’était saine que selon les standards modernes. 

Alessandro della Rovere n’aimait pas non plus cette modernité. Lui, il ne croyait qu’au système féodal : une belle pyramide basée sur les services et leur rétribution, où tout manquement signifiait l’éradication pure et simple de l’élément défaillant. Et au sommet, là-haut, près du soleil et de Dieu, lui, Alessandro.

Oui, il y avait des signes flagrants que l’élément Riario se fissurait.

Mais assez ressassé ces idées négatives. Il allait encore lui donner une chance. Après tout, il avait des circonstances atténuantes, malgré tout : naître d’un débris du trottoir et d’un homme tout-puissant ne rendait pas facile l’identification personnelle.

Alors, magnanime, de temps en temps il lui passait une faute, comme celle de la fausse révolte de Turin.

Mais pourquoi diable avait-il voulu épargner cette petite aguicheuse du pub ? Est-ce qu’il la voulait pour lui ?

Il allait lui poser la question.

Il composa sur-le-champ son numéro et attendit que Girolamo accoure.


***


À dix heures, le soir, il faisait enfin bon. Une petite brise s’était levée et jouait dans vos cheveux, caressait vos joues et vos bras brûlés de soleil et la nuit reposait vos yeux fatigués de trop d’attention et de lumière.

Les participants au chantier avaient invité Nico et Tom à les rejoindre autour de leur feu de camp où, tôt ou tard, chacun se mettrait à chanter ou danser quelque spécialité de son pays. C’était la coutume depuis le début des fouilles et aujourd’hui, tous finissaient par accompagner sans maladresse les danses et chants de pays parfois très lointains. Les jeunes gars de Boston en raffolaient.

En fin d’après-midi, Leonardo et Girolamo avaient dressé une liste des messages que Fausta leur avait transmis au cours de ses visites nocturnes, mais ils n’en avaient encore rien tiré de cohérent.

Tous deux assis devant la tente principale, où l’on avait ajouté trois lits de camp à l’attention des Londoniens, ils étaient las de sonder les mots, de les faire tourner en boucle et se taisaient.

« Leonardo, dit Riario, au bout d’un moment, vous avez dit tout à l’heure que vos insomnies étaient à ajouter aux choses que vous ne me pardonneriez jamais… Quels sont, ces griefs ?

— Ça vous importe vraiment, ou c’est juste une façon d’entretenir la conversation ? demanda le peintre, un peu moqueur, en fixant toujours le lointain.

— Je suis curieux, je n’aime pas le flou… Alors, oui, cela m’importe.

— Je… Je me suis senti trahi par vous , ce vendredi-là, quand je vous ai trouvé dans les ruines du Blackstag avec ces hommes.

— Je n’avais pourtant appris que cet après-midi-là que vous seriez impliqué dans les négociations… En aucune manière je ne vous aurais tendu un piège pour le compte de Forza.

— Et nos rencontres précédentes ? Mes amis avaient fini par croire que vous me faisiez la cour, vous savez ! 

Il avait terminé en riant et s’était tourné vers son voisin.

Riario sourit :

— Ils s’intéressent vraiment beaucoup à votre vie amoureuse, je pense ! Laissez-moi vous raconter les événements dans l’ordre… J’ai rencontré Lucas Webb en chair et en os pour la première fois le samedi. Nous avons parlé affaires, bien entendu, mais aussi d’un peu de tout. À un moment donné, il m’a dit qu’il employait et soutenait financièrement un jeune peintre particulièrement brillant. J’ignore pourquoi, j’ai tout de suite imaginé cet artiste cultivé et intelligent ici même, cherchant avec moi la clef des énigmes de la mosaïque. J’ai donc demandé à Lucas à ce que notre rencontre du lendemain ait lieu au Shelter… Après nos échanges un peu… piquants, dirons-nous, je suis allé voir vos peintures. Vous connaissez la suite. Alors, il est vrai que dès le départ j’ai espéré pouvoir vous attirer dans mon projet, mais absolument pas dans ceux de Forza. Pour ça, oui, je plaide coupable.

— Vous auriez pu me dire que vous apparteniez à ce monde ! 

— Vous croyez que nous le crions en place publique ? Nous le disons encore moins volontiers à ceux que nous apprécions, soyez-en sûr !

— Parce que le simple fait de le savoir est dangereux, déduisit Leo.

Riario confirma d’un signe de tête.

— Reste que d’enlever Nico n’était peut-être pas nécessaire.

— Seriez-vous venu ? À moins que vous ayez l’intention de me livrer à Lucas Webb, évidemment.

— Non, je ne serais pas venu. Je croyais que vous vouliez faire de moi un jouet de la Forza, je ne vous faisais plus confiance.

— J’apprécie l’emploi de l’imparfait dans cette phrase.

Leo le fixa, sourcils froncés :

— Comprenez-moi bien : j’ai toujours beaucoup de difficulté avec votre tendance à ôter des vies et à torturer des gens !

— Je le comprends. Nous vivons dans des mondes très différents et certaines de nos valeurs ne nous sont pas communes, c’est un fait. Cela ne nous empêche nullement de tenter de résoudre une énigme ensemble, si ?

— Fausta.

— Fausta.

Leo avait accordé plus d’attention au rythme de la parole et au visage de son interlocuteur, il demanda :

— Depuis combien de temps prend-t-elle vos nuits ?

— Deux mois et neuf jours.

— Seigneur ! Pas étonnant que vous ressembliez à un spectre ! Il se leva : venez, je vais vous montrer quelque chose qui marche un peu pour moi et qui pourrait être plus efficace pour vous… Allez ! Je ne vais pas vous attaquer sauvagement : je me défends plutôt bien dans une bagarre, mais je n’imagine pas vous égaler, croyez-moi !

— C’est la seule raison qui vous retiendrait ?

— Non. Je crois ce que vous m’avez dit.

Alors seulement, Riario se leva et le suivit, docile, jusqu’aux lits de camp.

— Asseyez-vous, dit Leo, là, oui.

Il trouva sa pipe à opium, une antiquité dont il était plutôt fier, la remplit et l’alluma…

— Et maintenant, ouvrez la bouche et aspirez…

— Je…

— Allons ! Faites-moi confiance, je vous promets de ne pas en profiter pour vous embrasser... sourit-il. Mais je ne peux pas vous proposer une bouffée normale… à moins que vous ayez l’habitude de l’opium ?

— Ciel non ! 

— Alors, faites comme je dis. »

Il tira une bouffée de son calumet et projeta la fumée droit dans la bouche de Riario, qui inspira, se laissa prendre par le vertige et sombra enfin, très vite.

Leo lui étendit les jambes sur le lit de camp et le regarda un moment. L’artiste en lui prit les commandes de ses pensées. 

Un visage de gamin des rues un peu dangereux, un long corps musculeux qui criait force et souplesse… « Sait-il seulement que tous les ateliers se l’arracheraient ? Non. Il aime s’entourer de luxe et de belles choses, mais se croit dépourvu de charme : il est depuis trop longtemps enfermé à double tour. » 

Il se reprit et alla s’étendre sur le lit de Tom sans aucun remords : cet imbécile méritait bien de dormir sur le sol.



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