LES TEMPS D'AVANT

Chapitre 18

2441 mots, Catégorie: T

Dernière mise à jour 21/05/2020 22:59

Leonardo avait mis ses amis au boulot et, jusqu’ici, les recherches généalogiques concernant Fausta avançaient bien. 

Tandis que l’équipe des fouilles poursuivait son travail, Tommaso, Vanessa, Nico et lui-même ratissaient le net à la recherche de ses ascendants et descendants.

Rien de bien surprenant à ce qu’on trouve vite le nom de ses parents, frères et soeurs et enfants, puisqu’après tout on ne représentait pas le commun des mortels sur des mosaïques. Elle appartenait bel et bien à une maison célèbre.

Au bout d’une journée, ils savaient donc qu’elle était la petite-fille d’un seigneur et cousine d’une comtesse et d’une reine de Sicile, née en 1060 et décédée en 1108 à Palerme.

Elle s’appelait Fausta Montserrat et avait épousé un certain Fabrizzio della Vecchia, condottiere décédé à l’âge de trente ans.

Leo avait fait un aller-retour à la bibliothèque de Palerme et était revenu avec une liste de références, mais il faudrait bien sûr y envoyer l’un des amis italiens pour consulter les documents. Nico avait bien quelques notions de la langue, mais pas suffisamment pour lire des documents d’une époque parfois lointaine où la langue n’était même pas standardisée. C’est sans doute Alberto ou sa femme, Audrey, les deux professeurs qui s’attèleraient à la tâche, car Girolamo et Laura, obnubilés par la deuxième mosaïque partiellement révélée ne laissaient personne d’autre y poser le doigt.

Ce soir-là, surlendemain de l’arrivée de Vanessa, alors que l’équipe presque au complet était réunie à table pour le repas du soir — les Ghanéens et Bostoniens avaient décidé de faire une escapade en ville — Nico perdit soudain patience. Au milieu d’un festin de penne al arrabiata, lui revint en mémoire que l’année académique débutait trois jours plus tard et qu’il n’était inscrit à aucun cours.

Il rumina cette idée pendant quelques bouchées puis lança, posant ses couverts bruyamment et triturant a serviette : " Et après tout ça, qui nous dit que ton hypothèse est la bonne, Leonardo ?

Leo le dévisagea, bouche entrouverte, puis dit :

— Personne. C’est juste celle des trois interprétations qu’on a choisi d’explorer pour l’instant.

— Oui, eh bien… si tu veux mon avis, je ne vois pas comment reconstituer la généalogie de cette Fausta Montserrat va nous permettre de sauver des vies ! Enfin, c’est débile, ton histoire !

— Il faut fermer cette porte avant d’en ouvrir une autre, intervint Riario en dégustant son Chianti, c’est la seule procédure logique, Nico.

— Et c’est logique aussi de nous garder tous ici au service d’une cause dont on n’a rien à foutre et qui ne nous concerne pas plus qu’un pet de chat en Abyssinie ? fit Tom.

— Si Lucas Webb vous manque, dit Leo, je ne m’oppose pas à votre retour à Londres… Sachant bien sûr qu’il vous fera payer cher de l’avoir lâché.

Tom leva l’index pour rectifier :

— Pardon ! De ne pas lui avoir fourni ce qu’il voulait ! 

— Quoi, Girolamo ? dit Vanessa. Si l’un d’entre vous s’abaisse à ça, je vous préviens tout de suite qu’il est rayé de mon répertoire !

— Ha ! On aura tout vu ! Dame tourterelle s’amourache du vautour maintenant ! railla Tom.

Elle leva les yeux au ciel et rougit intensément :

— Qu’est-ce que tu peux être con quand tu t’appliques ! Que ce soit Girolamo, Laura ou n’importe qui d’autre, l’idée me répugne. On ne livre pas une personne à la vengeance d’un salopard sans en devenir un soi-même. Voilà, de quoi il est question… ni d’amour, ni de jalousie primaire.

— Moi, je suis d’accord avec ça, confirma Nico. Le problème n’est pas là. Est-ce qu’on est en train de poursuivre des fantômes ou de faire quelque chose d’utile ? Moi, c’est ça qui m’importe.

— Tu ne peux pas le savoir, dit Riario. C’est la grande question de la recherche dans son ensemble : toutes les grandes découvertes et avancées sont nées d’une intuition, d’une idée. Fallait-il, sous prétexte qu’elles n’avaient rien de concret a-priori, les abandonner pour retourner à des activités plus réalistes ? Je pense que non.

— Et si cette femme nous apparaît de nulle part et nous vole notre sommeil, ça m’interpelle, renchérit Leo. C’est trop inouï pour être vide de sens.

— Dit l’écho des ténèbres ! fit Tom.

Leo pâlit et se leva, dans une rage froide :

— Tom, tu viens avec moi. Il faut qu’on l’aie, cette discussion. J’en ai ras la casquette de tes remarques aussi vaines que débiles. 

Tom lança sa serviette sur la table et le suivit d’un pas très décidé :

— Ah, ça oui ! Putain, oui, il faut qu’on parle ! »

Le silence tomba un moment sur la tablée. C’est Laura qui le brisa : « Tout compte fait, l’amour ne fait que des malheureux, en somme.

— Pas toujours, dit Alberto… mais il faut pouvoir ouvrir les yeux et renoncer quand on voit que c’est perdu. »

Vanessa fut la seule à remarquer le regard effrayé que Laura lança à sa gauche et la crispation aux lèvres de Girolamo. Il fallait qu’elle parle à cette femme, parce que de toute évidence, elle aussi, elle savait.

Le téléphone du Comte sonna à ce moment précis. Il répondit, pâlit et se leva : « Pardonnez-moi, je dois m’absenter. » dit-il en se hâtant de sortir.


***


« Ne faites pas ça ! C’est une ruse pour vous rappeler à Londres et vous faire payer votre désobéissance ! plaidait Leo.

Le Comte remplissait un sac sans même se soucier de plier son linge. Leo sut à ce moment-là qu’il ne le convaincrait pas : l’ordre et le soin étaient une seconde nature chez Riario, s’il les bafouait à ce point, l’heure était vraiment grave.

— Je ne peux pas laisser Giovanni régler ça tout seul, Artista : c’est sa femme, elle sort d’une très mauvaise passe et il fera tout pour la protéger. Il ne peut le faire seul, il a besoin de mon aide.

— Je comprends… vous lui êtes loyal et c’est honorable et naturel, mais… Mais faites attention, Girolamo.

Riario s’interrompit pour le regarder :

— Merci, Leo.

— Appelez-nous au moins une fois par jour, que nous sachions que vous allez bien.

— J’essayerai, c’est promis."

Ils étaient là, face à face, paralysés de gêne.

Des amis auraient pu se donner l’accolade, des ennemis se lancer des insultes et des mauvais sorts, mais eux, qu’étaient-ils en somme ? Ni vraiment l’un, ni vraiment l’autre.

Ils étaient là, gorge serrée et dehors, les crapauds faisaient un bruit d’enfer pour chanter combien ils s’en moquaient, combien ces humains les faisaient rire.


***


À dix heures trente, le lendemain matin, Giovanni della Rovere reçut un message sur son téléphone. Il vibrait, comme l’autre, celui ont le Pacha avait connaissance, mais il le rangeait toujours dans une autre poche. C’est ainsi que Giovanni et son cousin le trompaient depuis des années.

« Qu’est-ce que c’est, Commandant ? s’enquit Della Rovere.

— Une confirmation de Florence, Monsieur : l’affaire Basito est réglée.

— Très bien ! dit-il en se servant de chocolat chaud. Faites-moi appeler Carmino et Webb. Ces deux-là vont régler mon problème londonien entre eux. Faites-leur savoir que je les attends à trois heures cet après-midi, ici même.

— Monsieur, est-ce bien prudent de…

— Quoi, vous allez m’apprendre le métier ? Allez ! Faites comme je vous dis. Quand ils seront arrivés, je vous veux ici : on ne sait jamais ce que ces sauvages sont capables de rêver… ils n’ont guère de sang froid et je compte bien là-dessus, mais sans pour autant vouloir exposer ma personne !

— Très bien, Monsieur.

— Allez ! Moi, je vais prendre un bain. Qu’on ne me dérange pas ! » 

Dès qu’il fut sorti du salon, Giovanni distribua les consignes et se mit en route pour Little Venice. Il prit le métro : n’utiliser aucune des voitures de la Forza pour les usages personnels, surtout de cette nature !

Il espérait que Girolamo n’en avait pas trop dit à Da Vinci, quand il lui avait demandé la clef de son bateau, après tout, c’était un homme de Webb et les hommes étaient faciles à manipuler, il était bien placé pour le savoir. Cela faisait trente ans que lui-même obéissait aveuglément pour assurer la sécurité des siens.

Quand on fait partie de la Forza, en quelque sorte par voie de « dynastie », on ne devrait pas nouer de liens, ni d’amitié, ni d’amour. Girolamo lavait bien compris, lui. Giovanni s’en voulait d’autant plus de l’impliquer dans cette histoire. Il se doutait de ce que coûtait une liberté de cette sorte : la solitude totale, noire et glaciale. Ne jamais s’autoriser d’amis, ne pas tomber amoureux et faire une croix sur les gosses. Giovanni avait essayé, mais il n’avait pas tenu le coup. Quand Giovanna, sa première épouse, était morte, il avait eu un aperçu de ce genre d’isolement affectif et avait détesté ça. C’est comme ça qu’il avait cédé à l'élan puissant qui le poussait vers Graziella, après un an de veuvage et qu’il l’avait épousée.

Et voilà où on en était : elle, prisonnière à Florence, à deux doigts de devenir le jouet d’un de ces réseaux sordides qui rapportaient tant de pognon à la Forza ; lui, impuissant et mort de peur et son cousin entraîné malgré lui dans une tentative de sauvetage périlleuse.

De tout ça, quand il frappa à la porte du bateau, il aurait bien pleuré. Quel gâchis !


***


En voyant la photo de Graziella, Girolamo blêmit. Il avait connu Giovanna, mais, par choix, jamais rencontré sa nouvelle cousine par alliance. Non seulement Giovanni et lui étaient censés être rivaux, mais aussi parce qu’il n’avait pas voulu mettre un visage sur ce nom frappé d’office du sceau “victime potentielle“.

« Quoi ? demanda Giovanni, lui-même soudain trop pâle.

Girolamo le réalisa :

— Non, rien. Pardonne-moi. C’est juste une impression de déjà-vu, tu sais, un moment qui ressurgit.

— Tu m’as fait peur !

— Je le vois bien. Désolé, Gio… Alors…

— Attends ! Tu es sûr de ce jeune peintre ? Tu crois qu’il peut soutenir le secret ?

— Oui. Il gardera le secret.

— Je ne te parle pas de garder, cousin, je te parle de le supporter, de l’aimer au point de lui faire traverser l’enfer sans le lâcher.

— Oui, j’ai confiance en son courage. C’est un rebelle, Giovanni, un vrai, un de ceux qu’on ne rompt pas.

— Alors, ça va.

— Bien. À ton tour. Tu es certain qu’ils l’on emmenée à Florence ?

— Je suis certain que c’est là que Gabrielle l’a vue la nuit de mardi à mercredi.

— Ce qui nous laisse une grande chance qu’elle y soit encore. Spinella vient les chercher le jeudi en général. De là, elles essaiment vers les quatre points cardinaux et là, ça se complique. Donc, je prends le premier vol pour Florence, j’aurai contacté des amis sur place au préalable. J’aurai besoin d’aide : je ne pourrai pas la sortir de l’ Arsenale tout seul. Dès que je l’ai… Ah ! Attends : il faut que tu me donnes quelque chose qui lui assure que je suis fiable.

— Elle sait qui tu es, mais tiens, prends mon alliance !

— Pour que le Pacha remarque que tu ne la portes plus ? Pas question. Juste un souvenir commun, une phrase, une anecdote que vous seuls connaissez.

— Venise 2016. Le gondolier fou d’amour.

Girolamo sourit :

— Ce n’est peut-être pas si rare, mais on fera avec.

— Pas si rare, c’est vite dit : c’était pour moi qu’il était fou d’amour !

Riario ne put retenir un éclat de rire en pensant à la mine de son cousin dans de telles circonstances :

— C’est parfait ! Elle saura que tu n’as pas confié ça à n’importe qui ! Donc, dès que je suis parvenu à la sortir de là, je t’envoie un message que toi seul pourra comprendre et je l’emmène en Sicile, sur le chantier. C’est encore l’endroit le plus sûr en attendant l’exil. Pour la suite, on avisera.

— J’aimerais tant aller avec toi.

— Je le sais, mais tu ne peux pas. Il se douterait de quelque chose. Tu es supposé ignorer tout de son enlèvement, si je ne me trompe ?

— Oui. D’après Gabrielle — tu sais, le gars des Tornatori qui m’a averti, il ne va se servir du chantage que quand les filles auront été… “dispatchées“, comme ils disent.

Giovanni eut un frisson et des larmes lui vinrent aux yeux. Girolamo posa une main sur son bras :

— Courage et confiance, Gio. On va la sortir de là, à n’importe quel prix. Si les choses allaient vraiment aussi loin, Leo connaît un gars qui pourrait nous aider à échelle européenne.

— “Leo“, hein ? sourit Giovanni.

Girolamo haussa les épaules en signe d’impuissance et changea au plus vite de sujet :

— Voilà. Je ne veux pas perdre de temps, donc, je te quitte tout de suite.

— Merci, cousin !

— Seulement quand j’aurai réussi… Tiens bon et prie pour nous, ça peut peut-être aider.

— Peut-être ? Où est passée ta foi, Giro ? fit Giovanni, surpris.

— Je crois que je l’ai un peu trop sollicitée, il est temps de m’en remettre à moi seul.

— Cet athée bouleverse ta vie. Méfie-toi, vieux ! »

Ils se levèrent pour sortir.

Avant de refermer la porte, le Comte jeta encore un dernier coup d’oeil à l’intérieur : c’était chez Leo, c’était un peu lui.


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