LES TEMPS D'AVANT

Chapitre 19

1752 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour 21/05/2020 23:08

Laura sortait de la “chambre de Fausta“ quand lui parvint l’appel. “G.R.“, lut-elle. Deux initiales si froides pour celui qu’elle aimait plus que tout.

« Comment allez-vous, Girolamo ?

Elle entendit son sourire :

— BONJOUR, Signora Cereta !

— Ha ! Ha ! Oui, je sais que c’est par là que l’on commence, normalement, mais nous nous faisons un sang d’encre pour vous, ici !

— Je vais bien, Laura, n’ayez crainte. Il n’y a que vingt-quatre heures que je suis parti… Je vais aborder la partie la plus délicate de mon entreprise et je voulais vous dire… Bizarrement, il se pourrait qu’elle soit liée à nos recherches.

— Non ?

— Je vous envoie une photo de la personne que je recherche en ce moment : retrouvez la peinture de 1068 et comparez les deux. Vous me ferez savoir si mon imagination me joue des tours. J’ai un nom aussi : Montserrat. Si vous estimez, vous aussi que la ressemblance est suffisante, tentez de remonter la généalogie de Graziella Montserrat, je serais curieux de voir où elle nous mène. Seulement, attendez mon prochain coup de fil pour le faire. Je redoute les hackers de la Forza, je ne voudrais pas mettre cette femme plus en danger encore à cause d’une trop grande activité autour de son nom sur le net. 

— Oh, ce serait une réelle avancée s’il se trouvait qu’elles sont liées !

— Ce serait un grand pas vers la confirmation de l’hypothèse de Leonardo.

— Attendez, Girolamo, il veut justement vous parler. »

En découvrant l’identité de son interlocuteur, elle avait fait de grands signes à Leo, qui était accouru…

« Bon sang, Comte ! Vingt-quatre heures, et je vous avais dit d’appeler deux fois par jour !

— Artista ! Quelle heureuse surprise de vous savoir, pour une fois, satisfait de mon initiative !

Leo rit :

— Bon. Oui. Mais ne recommencez pas, hein !

— Mon cousin vous passe le bonjour. Je l’ai rassuré à votre sujet : il redoutait l’influence de votre conduite sur moi.

Leo fronça les sourcils :

— Girolamo, vous semblez… étrange. Vous avez fumé, là ?

— Ah ! Oui. Ça aussi : votre remède contre l’insomnie semble avoir réveillé ma passion pour la cigarette, il l’a remarqué… Mais non, en l’occurrence j’en reste aux JPS : j’ai besoin de toute ma lucidité en ce moment. Laura va vous mettre au courant de mes dernières intuitions. J’espère qu’elles ne sont pas pur fantasme.

— On aurait bien besoin d’un petit coup de pouce du destin, ici !

— Prenez ma place dans la chambre de Fausta en mon absence : cette deuxième mosaïque m’intrigue et je suis impatient de la voir enfin.

— D’accord. Merci.

— De quoi ?

— De votre confiance : je n’ai pas oublié que vous ne laissez personne d’autre que vous deux y toucher.

— Oh ! Ça ? C’était surtout une excuse pour être seul. Vous êtes un artiste, vous possédez la délicatesse requise. Quant à la confiance… vous avez compris qu’elle vous est acquise, non ?

— Si. J’aimerais pouvoir moi aussi être certain que vous éviterez tout danger inutile.

— J’essayerai. Si je le peux, je vous rappelle demain… Au revoir, Da Vinci !

— Je… Hem… Oui, au revoir, Girolamo ! »

Leo regardait le téléphone fixement, sourcils froncés, comme s’il allait lui livrer la clef d’un mystère fabuleux ou lui faire traverser l’écran par magie.

Laura scrutait son visage un peu de la même manière, avec avidité, dans l’attente que la révélation le frappe enfin.

« Je déteste ça ! dit-il.

— Quoi, donc, Leonardo ? Il vous a paru étrange ?

— J’ignore si étrange est le mot, mais en tout cas… différent. Plus détendu, mais à la limite de l’exaltation.

— Je vois. Il a dû remettre son uniforme de Capitaine de la Forza, dit elle, comme absente. Cela peut paraître bizarre, mais il dit toujours qu’il a pour ainsi dire été taillé sur lui. Il y retrouve sans doute une assurance qu’il n’a pas en d’autres temps.

Leo fit la grimace :

— Vous parlez de cette horrible chose noire qui ressemble à l’uniforme des SS ?

— La croix le distingue de ce terrible uniforme, Leo !

— Oui, blanche, tapageuse, péremptoire…

— “Je suis né dedans“, voilà ce qu’il dit quand il en parle. Ça ne signifie pas qu’il aime ce à quoi il est associé. Je pense qu’il faut comparer ça à la sensation que l’on éprouve quand on enfile un vieux pull confortable, dans lequel vous retrouvez la liberté de vos mouvements.

— Et sans doute un peu de votre identité ?

— Sans doute, oui.

— Je trouve ça effrayant, que ce soit dans cette tenue, Laura.

Elle posa une main sur son épaule :

— Il n’est pas comme nous, il n’a pas notre liberté. Alors que l’absence de carcans nous ravit, elle le déstabilise. Il faut lui laisser le temps d’apprendre à se laisser porter par les courants et à choisir lequel suivre… Vous venez ? Si j’ai bien compris, il vous confie le compagnon de Fausta ?

— Oui. Mais j’aimerais mieux être là-bas, dans l’action ! »

Elle ajouta pour lui, en pensées, les mots qu’il n’était pas encore prêt à reconnaître : « À ses côtés. »


***


L’ “Arsenale“ était un labyrinthe que Girolamo maîtrisait comme sa propre villa florentine. On le lui avait fait visiter dès sa prime adolescence, au sortir du monastère où il avait grandi et cela pou deux raisons tout à fait différentes : pour découvrir les armes à feu et les filles.

Il n’avait malheureusement pas plus aimé les unes que les autres.

De la sexualité, très tôt, son corps avait intégré intimement les notions de honte et de servitude. Il avait appris que votre propre corps est une machine, un traître qui vous fait jouir au moment-même où vous écoeure la contrainte qui vous est prématurément imposée. Il en avait retiré une faculté de se dédoubler dans les moments pénibles, de sortir de son propre corps en attendant que cela passe.

Des armes à feu, il n’aimait ni le bruit, ni le toucher, ni le principe. Il est trop facile de nier la réalité d’un corps que l’on détruit si on le fait de loin. Il avait appris à s’en servir avec expertise, parce que sa formation l’exigeait, mais n’avait jamais abandonné ses lames, dissimulées sous ses manches ou bien en évidence, à sa ceinture, comme en ce moment.

Il les trouvail par ailleurs beaucoup mieux adaptées aux fonctions qui étaient les siennes la plupart du temps. De la protection rapprochée de son père ou d’un hôte important aux pourparlers hasardeux ou quasi voués à l’échec, presque toutes ses missions réclamaient une intervention au corps-à-corps.

Bien entendu, quand il entra, le garde le reconnut sur-le-champ. Il présenta ses deux compagnons comme étant de nouvelles recrues, alors qu’Enzo et Domenico appartenaient au groupe anarchiste d’Alberto et Audrey qui, comme eux, auraient payé cher pour jouer un mauvais tour à la Forza. En l’occurence, c’était l’inverse qui se passait et c’était encore bien plus savoureux : la Forza les payait pour lui tirer une balle dans le pied !

Girolamo leur avait donné un plan bien précis des lieux et leur avait passé quelques consignes en cas d’échec éventuel et les abandonna au sous-sol tandis que lui-même gagnait le bureau du Commandant Perti, en charge de l’Arsenale.

« Commandant Perti, j’ai besoin de trouver cette fille. Elle détient des informations de première importance pour nous et je suis chargé de les lui prendre.

L’homme regarda à peine la photo et continua de mordre goulument dans un beignet suant de graisse :

— C’est une recrue très spéciale, Capitaine Général, elle ne se trouve pas avec les autres, dit-il d’une voix dégoulinante d’obséquiosité. 

— Je ne vous demande en aucune façon de me dire si elle se trouve ou non avec le troupeau : je veux que vous me conduisiez à elle.

— C’est que… les ordres viennent d’en-haut : elle ne doit voir personne !

— Vous ai-je jamais donné l’impression de vous parler d’en-bas, Signor Perti ?

L’homme réalisa sa maladresse et perçut la menace dans la voix gutturale, mais plus puissante du Comte. Une goutte perla à son front :

— Ce n’est certes pas ce que je voulais dire, Capitaine, pardonnez-moi… Mais votre… notre maître m’a appelé personnellement et a bien stipulé : absolument personne !

Riario dégaina son couteau et entreprit de se faire les ongles :

— Avez-vous la sensation en ce moment même d’une certaine chaleur qui vous brûlerait la plante des pieds ? demanda-t-il, attentionné.

— T… Très nettement, Monseigneur.

— Bien ! Cela veut dire que vous n’êtes pas mort. Vous pourriez l’être assez vite, mais par chance pour vous, je n’aime pas jouer avec les morts : ils sont flasques, taiseux et horriblement apathiques. En revanche, les vivants… C’est là qu’il bondit sur l’homme, l’immobilisa et menaça : je n’ai pas de limite de temps, Commandant Perti, je peux consacrer toute la nuit et plus à vous curer les ongles, comme ça … Il glissa son couteau sous l’ongle de l’index du Commandant, imprimant une infime oscillation pour déloger l’ongle tout en piquant la chair à vif. L’homme hurlait, il arrêta… Par un effet de sa grande bonté, le Seigneur nous a pourvus d’ongles aux pieds, mais aussi de paupières aux yeux et de dizaines d’autres centres de grand plaisir… Il attaqua l’ongle du majeur.

Le Commandant sanglotait entre ses cris, il capitula :

— Je vais vous montrer ! Je vais vous montrer !

— Vous voyez ! dit Riario, bienveillant, en essuyant sa lame sur la cravate de sa victime, était-ce bien la peine d’y laisser deux ongles ? »

Il aida l’homme à se relever et, son bras toujours dans le sien, le serrant étroitement, le suivit pas à pas jusqu’au réduit où Graziella était détenue.

Ce serait la dernière, très courte promenade du Commandant Perti, mais peut-être aussi du Capitaine Général Riario.


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