ROPE AND ROGUE

Chapitre 3 : Paroles.

2028 mots, Catégorie: G

Dernière mise à jour 20/05/2020 22:04

Jerome dut se rende à l’évidence, il ne parvenait plus à gérer la déprime. Elle était là, tapie derrière la routine et l’amour de Mimi depuis six ans, depuis la mort de Caterina, mais aujourd’hui, il n’était plus responsable d‘aucune vie que la sienne et bien souvent, il préméditait une longue chute qui mettrait fin à la douleur permanente.

Il avait, du matin au soir, un poids sur le coeur et l’estomac et ne croyait ni à l’efficacité, ni à la pertinence des remèdes pharmaceutiques. Il ne voulait pas non plus embrumer sa conscience d’alcool ou de drogues et se méfiait de sa propension à la dépendance. Il se savait facilement accro aux choses qui lui plaisaient, au café, au sucre, au tabac. Il emportait même ses “Embassy“ là-haut, au bord du ciel, quand il travaillait encore.

Alors, l’heure de gloire du dernier recours avait sonné. La dépression remportait une victoire sur le solitarisme et l’obligeait à rompre avec une règle de vie qui lui dictait de ne pas se disperser dans des relations superficielles.

Hellen Pitch, qui avait traversé trois deuils entre le début de la guerre et 1963, lui avait à maintes reprises recommandé un groupe d’entraide qui, en dépit de son nom un peu bateau, l’avait bien aidée à s’en sortir. Les “Mourning Birds“ se rassemblaient dans une salle discrète de la High Street mise à leur disposition par la municipalité de Wimbledon.

Ce soir-là, un mois après son licenciement, il avait quitté son appartement de Colliers Wood de mauvaise grâce, mais poussé par un instinct de survie consolidé pendant toute son enfance et son adolescence par défi contre l’éducation destructrice de son père.

À présent, il voyait son reflet dans la vitre sale du métro et n’en retirait que du dépit. Son collier de barbe avait besoin des soins d’un barbier, ses cheveux noirs et drus étaient trop longs et une grande mèche retombait devant ses yeux éteints bordés de cernes. Il conclut qu’il paraissait dix ans de plus que les trente-cinq ans inscrits à son état-civil.

Il s’attarda quelque peu devant les affiches de l’Odeon. On annonçait “Tommy“, l’opéra-rock des Who qui attisait sa curiosité, mais il s’obligeait à bannir toute dépense superflue et tourna le dos à la tentation. Pressant le pas, il se trouva bien trop vite à son gré devant la porte d’une salle anonyme, sur laquelle une affiche banale « Mourning Birds » annonçait qu’il ne s’était trompé ni de lieu, ni de jour, ni d’heure.

Malgré la chaleur de cette soirée d’Avril, il remit sa veste par-dessus son T-Shirt “Queen“ par souci de politesse. La salle n’était pas bondée, mais pour Jerome Riario, trente personnes étaient une foule.

Une femme bonde, souriante, dans la quarantaine, vint au devant de lui, main tendue : « Je suis Laura, responsable des “Mourning Birds“ et animatrice du groupe du lundi… Vous devez être monsieur Riario ?

— Jerome, Jem ou Rome, selon les cas, dit-il, en serrant la main tendue.

Il passa une paume sur son front. Le chauffage devait être au maximum et la discussion animée entre tous ces gens en rajoutait à sa sensation de manque d’espace et d’air.

— Mettez-vous à l’aise, Jem, et venez prendre quelque chose.

Elle le guida par le bras vers la table de Formica rouge où se trouvaient les rafraîchissements. Un petit groupe y était agglutiné, il se scinda en deux pour les laisser passer.

Les gens lui souriaient, il leur rendit la politesse dans la mesure de ses capacités, avec quelques battements de paupières inconscients qui ne leur était pas vraiment destinés. Ils n’étaient que deux ensembles flous, comme toute foule l’est aux timides et les quelques mots prononcés lui passèrent au-dessus de la tête. Trop tôt pour enregistrer les paroles de ces anonymes.

Sensible à ce malaise des premiers contacts, Laura Cereta mit rapidement fin au rituel d’accueil et invita le groupe à prendre place en cercle, sur des chaises un peu inconfortables : « Aujourd’hui, nous accueillons un nouveau participant. Bienvenue, Jerome ! »

Comme de coutume dans ce genre d’atelier, les autres firent écho, puis Laura précisa à son adresse : « Lors des deux premières rencontres, vous pouvez vous contenter d’écouter , mais si vous décidez de prendre la parole, ce ne sera que mieux. Chacun va à présent se présenter succinctement en précisant la raison de sa présence ici et je vous demanderai de faire de même à la fin. »

Et voilà, il était à l’eau, un peu hagard dans ce cercle d’étrangers qui portaient la même détresse que la sienne. Il avait deviné que ça ressemblerait à cela, mais n’avait pas prévu que cette énumération de malheurs l’affecterait.

N’ayant jamais fréquenté beaucoup de gens, Jem se croyait imperméable au vécu d’autrui. Ce n’était manifestement pas le cas. Car venu son tour de s’exprimer, sa gorge lui faisait un mal de chien et il se sentait oppressé, en manque d’air.

Tous les regards étaient posés sur lui et il savait que dire, mais ne se sentait simplement plus la faculté de parler avec clarté.

« N’ayez crainte, Jerome, dit Laura : cela nous a fait cet effet-là à tous la première fois. C’est de l’empathie, et c’est ce dont nous avons le plus besoin ici.

— Je… Il était au bord du sanglot et se fâchait contre lui-même. Alors, il prit une grande inspiration et refit une tentative : je m’appelle Jerome Riario. J’ai perdu mon épouse il y a six ans. Après ça, j’ai vécu de routine et de l’amour pour un animal de compagnie. Il s’agita un peu sur son siège et croisa les jambes… Mimi. Mimi est morte il y a un mois et j’ai perdu mon job de cordiste très peu de temps après. Je ne parviens plus à gérer ça tout seul et une amie m’a conseillé de faire confiance à ce groupe… et voilà.

— Merci de cette confiance, Jerome, et dites-vous bien que comme l’indique le nom de notre association, nous sommes tous, comme vous, des oiseaux en deuil qui se heurtent aux vitres du passé. » dit Laura.

Après cela, Jem ne s’adressa plus au groupe mais écouta sans faillir les autres membres.

Oui, ils réapprenaient tous à voler.


***


« L’art ne peut pas être ce qu’il menace de devenir à part entière, une valeur sûre pour des gens fortunés, un accroissement financier. Les oeuvres d’art sont les véhicules de sensations et d’idées, c’est là leur seule légitimité dans l'absolu.

Quand un oeuvre d’art n’est acquise que comme un placement, cela équivaut à lui planter un coup de couteau dans la toile, à lui ôter toute substance. Autant encadrer un billet de banque et l’exposer à la National Gallery. 

Le jour où nous verrons ça, nous aurons perdu tout droit de revendiquer une âme ou, pour les non-croyants, un esprit. » conclut Leonardo.

La centaine d’étudiants se leva pour l’applaudir, il leur sourit, un peu goguenard, et se dit que deux d’entre eux, peut-être, étaient acquis à cette cause. C’était déjà ça. Il répéterait cette conférence dans toutes les écoles d’économie qui voudraient bien l’inviter, si seulement il convainquait deux étudiants à chaque fois.

Leonardo Vinci ne désespérait jamais. Deux convertis valaient mieux que pas un seul.

Il ne se faisait pas d’illusions non plus : il n’inverserait pas le cours des événements, il visait simplement la survie d’une espèce menacée, celle des véritables amateurs d’art. Car tout était en place pour les broyer. Le rouleau compresseur des media et de l’économie avançait de plus en plus vite et se faisait de plus en plus large. Il fallait à tout prix se saisir d’un maximum d’individus qui se trouvaient sur sa route pour les mettre à l’abri, dans le fossé, pour qu’ils transmettent à leurs gosses un autre culte que ceux des Disney et Mc Donald’s. 

Une jeune fille rousse et un blondinet aux cheveux d’ange s’approchèrent, elle enjouée, lui timide. Leo leur sourit avec son froncement de nez habituel : « Lequel de vous deux est étudiant ici ?

— Moi, dit le garçon, rougissant. Vanessa est mon amie et suit des cours de chant et de théâtre.

— Alors, jeune futur économiste, des objections à mon exposé ? dit Leo en rangeant quelques feuilles de notes dans son porte-documents.

— Je suis d’accord avec ce que vous avez dit. Il faut penser à entrer ans le monde de la finance et de la politique pour détourner un peu de leur pouvoir au bénéfice des arts. Tous les arts.

Leo lui posa un doigt sur le torse :

— Yessss ! Precisely ! Oh ! Tu me plais bien, jeune homme.

Il consulta sa montre : cinq heures. Il avait rendez-vous au restaurant avec son père et l’un de ses plus chiants amis à huit heures, ça lui lissait le temps :

— Allons prendre un verre ensemble !

Les deux jeunes gens se regardèrent, ébahis, et sourirent à l’artiste de toutes leurs belles dents blanches et brillantes. Ils étaient partants, et plutôt deux fois qu’une.

La Mini Cooper n’en finissait pas d’être à la mode. Celle de Leo était rouge vermillon et peinte par ses soins des baisers qui avaient fait sa renommée en 1961 « Love Has No Gender » : une femme en embrassait une autre et un homme un autre homme. Il l’aimait, bien entendu et cela justifiait sa présence sur sa voiture, mais, Leo n’en étant pas à une contradiction près, il voyait aussi là un moyen de faire sa propre promotion. L’économie n’était donc pas que prédatrice, après tout ?

Ils prirent place dans la petite bombe de feu et parcoururent les rues encombrées de la ville à une vitesse peu raisonnable et suivant le code de la route du conducteur. Leonardo conduisait en effet comme il vivait, selon ses propres règles. Il n’hésitait pas à dépasser un véhicule par la gauche, montait sur le trottoir si cela lui faisait gagner une place dans une file et expliquait à Nico que l’Angleterre s’étouffait depuis des siècles à force d’autodiscipline, ce qui faisait d’elle l’une des nations les plus castratrices au monde.

« Mais, essaya encore Nico, la musique pop, les fringues… Enfin ! Combien de pays peuvent se vanter d’avoir un groupe qui fait un énorme pied-de-nez aux convenances en se baptisant  "Queen" !

Leo fit la grimace :

— Ouch ! Aucun pays de bon goût ne se vanterait d’avoir un groupe comme Queen ou les Bay City Rollers et toute leur clique, gamin…" 

Nico se renfrogna un peu, ce qui fit sourire Leo dans le rétroviseur.

Il se gara à deux pas du Shelter, l’un de ses pubs préférés à Paddington.

Alors qu’ils descendaient, un agent vint leur dire poliment : « Désolé, des travaux de rétablissement de l’électricité sont en cours là-haut, on ne peut pas se garer ici pour le moment. » Il pointa du doigt en direction d’une haute façade ou un gars suspendu à ses cordes réparait un contact dans un coffret de distribution électrique.

Leo regarda la scène, un instant fasciné, puis reprit place au volant en grommelant des jurons incompréhensibles en italien… Intraduisibles aussi.

Les deux jeunes se dirent qu’ils n’en étaient sans doute pas au bout de leur surprise en sa compagnie.


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