ROPE AND ROGUE

Chapitre 4 : Cauchemars

1469 mots, Catégorie: T

Dernière mise à jour 21/05/2020 18:44

Caterina tombe. Je la retiens de justesse par le la bande de boutonnage de son chemisier blanc orné de petits bouquets de mimosas. En dessous, les quelque cinquante-sept mètres de la Torre Volognana du Bargello de Florence, la tour des exécutions. Ses yeux sont exorbités de terreur et ses lèvres blanches et muettes forment les mots « aide-moi ». Quelqu’un à l’entrepôt a dû exposer mon harnais à la chaux ou aux vapeurs acides car les sangles s’effritent comme du vieux caoutchouc desséché. Les cordes elles-mêmes se transforment en fils de laiton pour mieux me couper la taille et les épaules. Ma combinaison se déchire et les liens entaillent ma chair de tout mon poids. Le sang coule et des gouttes éclaboussent le visage de ma femme, tandis qu’au-dessus de moi la voix de mon père m’insulte en riant. Le visage de Caterina se brouille alors que j’arrive en bout de souffle et ce n’est plus elle que je tiens par son vêtement, mais Bono et sa bonne bouille ronde. Il crie que la lampe se détache et m’insulte, lui aussi, puis tombe en emportant mon bras scié par le fil qui me retient.

Je me réveille en sursaut, en sanglots de désespoir. Mes draps sont trempés de sueur et mon appartement me semble étranger, dans la lueur glauque de l’éclairage de rue.


***


Cette bande de petits cons, qui rient aux éclats ! Sans doute encore une des blagues potaches de Tom. Je suis sur l’estrade de l’auditorium, les coutures de mon pantalon ont lâché sans raison, de la taille à l’entrejambe. Je suis tout nu, le pantalon sur les chevilles et tout le matériel à l’air. Je ne me suis jamais senti aussi humilié de toute ma vie. Le jeune Nico, ange écarlate d’hilarité, crie que pour l’amour de l’art il faut trancher net tout ce qui dépasse et mon père surgit de derrière le claustra pour me battre comme quand j’étais môme, à coups de poings dans les flancs. Il crie qu’il a toujours su que j’étais un bon à rien et la honte des Vinci, qu’un jour, on me croisera dans la rue en train de collecter les sacs poubelles. Tom descend à son tour des gradins en riant à s’en faire péter les zygomatiques. Il porte la tenue de scène d’Arlequin de ce paon de Freddie Mercury et vient me poser une couronne sur la tête. Enragé, j’envoie la chose valdinguer dans l’allée du parking de la tour Vinci. Concert de klaxons. Les automobilistes sortent de leur véhicule et s’avancent vers moi, menaçants. Je m’enfuis, trébuche dans mon jean et tombe à plat ventre, souffle coupé.

Je me réveille en sursaut, en sanglots de honte. Mes draps sont trempés de sueur et mon appartement me semble étranger, dans la lueur glauque de l’éclairage de rue.


***

L’homme chargé du recrutement me regardait de la tête aux pieds, dubitatif : « Je ne vous vois pas porter des sacs de cinquante kilos à longueur de journées, vous m’avez l’air bien frêle, mon gars pour ce genre de job.

— J’ai de l’entraînement. Je pratique la lutte depuis des années. Mettez-moi à l’épreuve.

— De la lutte, hein ? Il grimaça et hocha la tête, incrédule. Ôte-moi un peu ton T-shirt de tafiotte que je voie ça !

Le feu aux joues, j’obéis. J’avais besoin de ce job. Des factures impayées s’accumulaient, j’étais à deux doigts de me retrouver à la rue. Pas question que mon orgueil réclame son dû en ce moment. 

— Ah, oui… tout de même ! Il n’y paraît pas sous tes fringues, dit l’homme. Il but une gorgée de bière au goulot et sourit :

il est vrai que vous prenez soin de vous, la plupart du temps, vous autres… Va pour un essai d’une semaine. Si tu fais l’affaire, on te donnera le boulot et si tu ne fais pas d’histoires, tu pourrais même le conserver un bon bout de temps… »

Il me posa les questions habituelles, celles que posent tous les employeurs, mais les agrémenta d’allusions homophobes multiples, que je laissai passer à grand peine. J’avais encore à l’oreille les paroles de l’un des hommes du groupe Mourning Birds qui venait de perde son compagnon de longue date et ce dénigrement trop commun des homosexuels m’était encore plus insupportable aujourd’hui.

Je me maîtrisai en me répétant que pour en faire une obsession à ce point, le pauvre gars devant moi devait être sacrément travaillé par la question, probablement refoulé et donc plus à plaindre qu’à blâmer… enfin, c’est ce dont je tentais de me convaincre pour éviter un mot malheureux.

La bonne nouvelle c’était que je commençais dès le lendemain et que je toucherais ma première paye dans une semaine et chaque semaine après cela.

Quelque part dans ma tête, tandis que je sortais de l'entretien, mon père ricanait : « Belle promotion, Riario ! Le Comte de Forli va transbahuter des sacs de charbon chaque jour de la semaine… Ça vaudrait bien une une du Daily Mirror ! »

Mais là-bas, dans sa villa romaine, il n’en apprendrait rien.

Dommage. 


***


J’avais envie de tordre le cou à Tom, qui était pris d’un fou rire irrépressible au récit de mon rêve et qui, par-dessus le marché, une fois remis de son hilarité, se payait le culot de commenter : « L’émeraude glaciale de tes beaux yeux me transperce le coeur, Leo... Arrête de prendre ça au sérieux, ce n’est qu’un rêve, bon sang !

Cela ne me déridait pas, c’était trop vivace encore :

— Ça va me poursuivre à chaque fois que je devrai m’exprimer en public : soit la gêne et plus tard sans doute le fou rire, comme toi !

— Oh, ça, ça m’étonnerait, dit-il en me tendant une clope qu’il avait allumée pour moi, comme un calumet de la paix.

— Puis-je demander à ton omniscience pourquoi ? dis-je en la prenant.

— Parce que tu es incapable de la moindre autodérision, mon bon Leo.

— C’est faux !

— C’est vrai ! Cite-moi une seule fois où tu t’es moqué de toi-même, d’une boulette que tu as faite, d’un mot mal choisi, d’une maladresse…. ?

Il me fixait, du marron pétillant, moqueur, rebelle, de son regard.

Pourquoi n’avais-je jamais dessiné cet regard-là, été hanté par lui, alors que depuis plus d’un mois je tentais en vain de reproduire au fusain un regard que j’avais croisé, sans doute dans une foule, peut-être dans une disco ou lors d’un vernissage ?

Il se méprit sur mon absence :

— Ah ! Tu vois bien ?

— Je ne cherchais pas… Mais il doit bien y avoir des exemples. Qu’importe. Oublions tout ça. Il faut que je rejoigne mon père dans son bureau du Vinci, il veut me parler et je ne suis pas trop sûr d’avoir envie de découvrir ce qu’il a à me dire.

— Putain, Leo, depuis le temps… Pourquoi tu n’envoies pas ce salopard aux quatre cents diables une fois pour toutes ? Tu ne dépends plus de lui pour bien vivre, tu peux t’offrir ce que tu veux et aujourd’hui, plus personne ne pense à la banque quand on dit “Vinci“. Ce qui vient en premier, c’est Leonardo, pas Pierro !

— Je n’en sais rien… j’ai la vague impression qu’il me réserve des surprises, de bonnes surprises à l’avenir. Je m’accroche à cette intuition depuis toujours, en tout cas, depuis que je sais que je ne retrouverai sans doute jamais ma mère.

— Ouais, ben, rêve toujours, ça ne coûte pas cher !

J’écrasai ma cigarette et me levai, fis signe à la petite serveuse du Shelter et dis à Tom :

— Retrouve-moi à cinq heures à l’appart’, on discutera du programme de la soirée.

Il haussa plusieurs fois les sourcils et posa une main sur la mienne :

— On pourrait peut-être utiliser ce temps-là à autre chose ?

Je ris :

— Pas aujourd’hui, Tom, ton costume d’Arlequin risquerait de ressurgir au plus mauvais moment ! »

Il rit et m’envoya un baiser du bout des doigts.

En sortant du pub, je me demandai quel genre de gars je serais devenu si je ne l’avais jamais rencontré.


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