ROPE AND ROGUE

Chapitre 5

1771 mots, Catégorie: G

Dernière mise à jour 27/05/2020 02:15

« J’ai trouvé du travail, annonça Jerome à l’assemblée des Mourning Birds ce soir-là. Rien de bien gratifiant, mais un job utile tout de même et qui me permettra de remonter la pente d’un point de vue financier.

Il souriait, pour la première fois lors d’une déclaration d’échanges.

— Qu’est-ce qui serait un job gratifiant, pour toi, Jem ? demanda Laura.

— D’un point de vue général, quelque chose qui ferait du bien aux gens, surtout aux enfants ou aux personnes âgées, je pense. Les adolescents et les adultes ont le pouvoir et les opportunités que n’ont pas ces deux catégories d’âge. D’un point de vue purement personnel, ce serait un travail qui m’apprendrait de nouvelles choses ou m’obligerait à me montrer créatif.

— Un métier artistique ?

L’expression de Jem se figea un court instant en une mimique de réprobation. Il se mit à gratter le dessus de sa main gauche, ce qui, avait remarqué Laura, était signe d’agacement ou de réflexion.

— Je ne crois pas… enfin… seulement dans le domaine de la musique peut-être, du chant.

— Pourquoi ne pas tenter l’aventure ?

Il rougit :

— Je ne suis pas très détendu en public comme vous l’avez sûrement constaté lors de mes premières participations, dit-il avec un regard à la ronde par dessous sa longue frange corbeau.

— Max et moi, on faisait partie d’un petit groupe, intervint Raoul, l’homme qui venait de perdre son compagnon. Je peux te dire que c’est la formule idéale contre la timidité. Dans un groupe, tu vois, tu te sens porté par tes potes, comme chanteur : ils sont derrière toit au propre comme au figuré… Je vous inviterai tous, un de ces jours… quand nous aurons trouvé un nouveau chanteur.

— Pourquoi ne pas auditionner Jem ? suggéra Clarice, une grande brune distinguée, elle-même organisatrice de manifestations culturelles.

— Je n’ai rien contre ça, au contraire, dit Raoul, mais je ne voudrais pas que Jem se sente obligé d’accepter..

Clarice se tourna vers Jerome :

— Vas- y ! Ça ne coûte rien d’essayer !

Rien dans l’attitude ou sur les traits du principal concerné ne disait “non“.

— Quel genre de musique avez-vous choisi, Raoul ? demanda Laura. Moi, je le sais, mais les plus nouveaux parmi nous l’ignorent encore.

— Plutôt folk en général.

— Ça te plairait, Jem ?

— Ma voix ne se prête pas à grand chose d’autre que le folk ou le rock : je chante comme je parle, avec des gravillons dans le gosier… juste un peu plus gros quand je chante, je pense.

— J’aimerais tellement entendre ça ! » dit une dame plus âgée, vous avez une voix absolument envoûtante, Jerome.

Il rougit, serra les lèvres à quelques reprises et la remercia d’un signe de tête et d’un demi-sourire de côté.

C’est comme ça qu’il se retrouva à chanter « With A Little Help From My Friends », version Joe Cocker… Plus approprié que cette chanson, il n’y avait pas.

Il eut peur du silence qui suivit. Étaient-ils déçus, navrés, gênés d’avoir envie de le huer alors que la sympathie le leur interdisait ?

Rien de tout cela bien sûr. Simplement, le thème de la chanson, la mélodie et la voix de Jem avaient touché tous les Mourning Birds.

La dame âgée essuya une larme, les autres applaudirent et félicitèrent, heureux pour lui de cette petite victoire sur sa timidité, et Raoul décida qu’une autre audition était inutile. Il l’invita à rencontrer ses autres amis musiciens au Wimpy dès le lendemain :

« Si c’est toi qui prends la relève de Max, j’ai à nouveau envie de signer de futurs engagements. »


***


C’est un miracle, d’avoir retrouvé mon regard. Mais un miracle qui ne me servira pas beaucoup, parce qu’évidemment, le gars ne veut pas poser pour moi. Je suis confiant en moi-même, trop diront certains, mais pas au point d’espérer encore.

Ça s’est passé comme ça : hier, comme chaque treize juin, je me suis rendu chez Carolyn, ma nurse, dans la banlieue ouest. C’était son anniversaire.

Je n’oublie jamais l’anniversaire de Carolyn. Je ne pourrais pas énumérer le nombre de fois où elle m’a épargné une dérouillée quand j’étais môme, en m’éloignant de mon père sous toutes sortes de prétextes. Je lui dois bien ça.

Ce n’est pas une visite très distrayante. En dehors du plaisir de la revoir, rien ne m’attire chez elle. Elle habite une vieille bicoque dans un quartier ouvrier où chaque façade est identique à la précédente et à la suivante et où seuls varient les ornements de mauvais goût exhibés aux bow-windows. Tout ça dans une enfilade à rêver de suicide.

Quand nous avons une fois de plus revisité les anecdotes du passé, elle ne me parle plus que de ses quatre enfants et trois petits-enfants et ça aussi, ça ressemble au chemin du purgatoire.

Mais, encore une fois, je lui dois au moins ça.

Il était quatre heures, je venais, comme chaque année, pour le thé.

Déjà, pas de bol, ma place habituelle était prise, je dus garer ma mini à vingt mètres de sa porte. Ça me contrariait. Très modérément, mais tout de même.

Le gars qui vidait ses foutus sacs de charbon par le soupirail soulevait une poussière de mineur et je dus attendre qu’il veuille bien se rendre compte de ma présence et de ma volonté de passer devant lui.

Enfin, il réalisa la situation, leva les yeux et… Bingo ! Le regard ! Celui que je voulais à tout prix dessiner puis peindre… Enfin, peut-être pas avec cette ardeur furibonde tout de même.

« Ça vous casserait une jambe de faire un détour ? me dit-il, entre les dents.

— Je… Mon amie habite ici, dis-je, un rien sonné par cet abord.

Cela sembla l’amuser. Il sourit — un flash blanc dans sa face toue noire— et dit, le sarcasme flamboyant :

— Vous ne me reconnaissez pas, hein ?

— Je… vos yeux et maintenant votre voix me disent quelque chose….

— Ah ! Heureuse élite qui joue aux billes avec le menu fretin et l’oublie tout aussi vite ! dit-il, un peu théâtral. Puis, menaçant : Passez, Vinci, avant que ne me prenne l’envie de vous verser un sac entier sur le dos.

— Vous ne le feriez pas deux fois, je vous…

C’est là que la lumière se fit dans mes souvenirs.

— Vous me feriez virer, poursuivit-il pour moi.

— Je… Non. Je ne m’acharnerais pas à ce point, Riario et je peux même ajouter que je ne suis pas très fier de l’avoir fait la première fois… Je n’ose même plus vous demander ce que j’ai en tête depuis deux mois, à présent.

— Non. Ne me demandez rien. Vous n’êtes pas le genre de personne à qui j’accorderais quoi que ce soit.

Je ravalai mon orgueil. Ces yeux, ils étaient devenus une obsession, cela valait bien un sacrifice de ma fierté, une forte dose d’humilité pour retrouver la paix :

— C’est dommage. J’aurais aimé faire votre portrait. Je vous l’aurais demandé, sans ce pitoyable différend.

Il me tourna à demi le dos pour saisir un sac sur son camion :

— Vous trouverez aisément quelqu’un d’autre, l’artiste. Des tas de gens donneraient beaucoup d’argent pour être votre modèle.

— Ils n’ont pas votre regard.

De surprise, il reposa son sac et me dévisagea, incrédule :

— Attendez… Vous êtes en train de me draguer, là ?

— Je… Non… enfin, vous êtes plutôt vachement attirant, c’est sûr, mais… Ce n’est pas ça. Écoutez, c’est juste un truc d’artiste, vous voyez : il y a des choses qu’on ressent le besoin de peindre, auxquelles nulle autre ne peut être comparée… En somme, je suis en train de faire la cour à votre regard. Je le veux sur ma toile parce que j’en ai marre qu’il soit à tout bout de champ derrière mes paupières…

Il me regardait bouche bée et je me rendais cruellement compte du ridicule de ma situation. Je le lui dis :

— Bon. Je sais. Je sais que je parais ridicule… Mais ce n’est pas comme si c’était une première fois pour vous, hein ?

— La première fois, vous n’étiez pas ridicule, vous étiez méprisable. Ce n’est pas la même chose : le ridicule, nous y avons tous droit malgré nous à un moment ou l’autre, mais la bassesse… La bassesse résulte plus souvent d’un choix.

— Ou de l’inconscience… Me concèderez-vous au moins ça ?

Il me regarda longtemps, intense, comme d’habitude, apparemment, et fit “oui“ de la tête :

— Oui, je peux concevoir ça.

— Me pardonnerez-vous ?

— Je ne suis pas celui qui détient ce pouvoir, Monsieur Vinci, vous êtes seul aux commandes de votre morale, comme chacun d’entre-nous. 

— Vous accepterez de me prêter vos yeux ?

Il rit :

— Pour voir le monde à travers eux ? Quand vous voulez. Pour l’une de vos toiles ? Sans doute jamais. »

Il reprit son sac d’une main et , de l’autre, me fit signe de passer.

Je le saluai d’un signe de tête et et sonnai à la porte de Carolyn, un peu groggy et très déçu.


Au moment où j’écris, je sais que quelque chose m’échappe, une chose de valeur, digne d’être saisie, mais je ne parviens pas à lui donner un nom.

Il y a, derrière l’échange que je viens de raconter, le moment décisif d’une révélation, j’en suis certain. 

Pour faire plus simple, ça ressemble à ces occasions où vous avez sur le bout de la langue un nom que vous cherchez. C’est frustrant, ça vous paraît essentiel et urgent, mais rien ne vous aide à le trouver. Il faut s’en remettre au hasard.

Au bout du compte, le nom vous revient tôt ou tard, alors que vous avez renoncé à torturer votre mémoire (et bien souvent votre entourage).

Mais ça peut aussi tourner à l’idée-fixe.


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