Cœur givré
Chapitre 9 : Le Hashira du serpent ; Iguro Obanaï
1652 mots, Catégorie: T
Dernière mise à jour 12/11/2025 16:59
Obanaï l’entraîne dans la forêt, à l’arrière du village.
Le sentier s’éloigne des torches du quartier général, avalé peu à peu par les ombres des arbres.
Leurs pas s’enfoncent dans l’humus humide, accompagnés du bruissement discret des feuilles et du souffle lointain du vent.
Une tension sourde émane de lui, chaque pas trahissant une émotion contenue — colère, honte, ou peut-être peur.
Lucy garde le silence.
Elle sent dans la raideur de ses épaules qu’il lutte contre quelque chose qu’il ne montre jamais.
Le suivre ici, dans ce recoin isolé du monde, lui semble soudain terriblement intime.
Ils atteignent un petit espace dégagé.
Un vieux chêne se dresse, massif, ses racines tordues enserrant un banc de pierre couvert de mousse.
L’air y est plus froid, comme s’il retenait la mémoire de ce qu’on ne dit pas.
Obanaï s’arrête à côté, les bras croisés.
— Ici.
Lucy s’approche lentement et s’assoit. La pierre est glacée sous ses mains.
Elle lève les yeux vers lui, sans le presser.
Il la fixe longuement.
Ses yeux — l’un d’un bleu clair presque spectral, l’autre d’un or fatigué — semblent hésiter entre la lumière et l’ombre.
Un instant, elle croit y voir une peur nue.
Il avance d’un pas, puis d’un autre.
Ses bras restent croisés, mais sa posture s’assouplit légèrement.
— …Avant d’expliquer, dit-il enfin, tu dois jurer de ne rien répéter. À personne.
Lucy lève la main droite sans hésiter.
— Je jure. Ton secret mourra avec moi.
Un bref relâchement traverse son visage, presque imperceptible.
— Bien.
Il inspire lentement, puis laisse retomber sa respiration, comme s’il déposait un poids qu’il portait depuis trop longtemps.
— Tu veux savoir pourquoi je cache mon visage ?
Elle hoche doucement la tête.
Il détourne les yeux vers la forêt.
— Ce n’est pas parce que je ne veux pas… C’est parce que je ne peux plus.
Sa voix se voile, rauque, comme chargée d’une fatigue ancienne.
— C’est à cause de ce qui lui est arrivé, dit-il.
Lucy se redresse un peu.
— Il t’est arrivé quelque chose ? Quelqu’un t’a fait du mal ?
Ses poings se ferment.
— Oui. Quelqu’un.
Elle attend, patiente. Il semble hésiter à parler, les mots coincés entre ses dents.
— Un humain ? Ou un démon ?
Une ombre passe dans ses yeux.
— …Un démon.
Le mot tombe, net, lourd, et la nuit semble se refermer autour d’eux.
Lucy sent un frisson lui remonter la colonne, mais ne détourne pas le regard.
— Que s’est-il passé ?
Il ferme les yeux un bref instant, puis les rouvre.
Son regard n’est plus celui du Hashira froid et distant.
C’est celui d’un survivant.
— Ce démon se faisait passer pour une femme.
Une humaine. Belle, douce, parfaite. Mais avec un corps de serpent.
Elle a charmé ma famille, les a endormis dans son mensonge.
Ils l’adoraient… Et moi, je la craignais. Dès le premier instant.
Lucy sentit un serrement dans sa poitrine. Ce n’était pas de la peur, mais une tristesse silencieuse — comme si elle devinait, entre ses mots, tout ce qu’il ne disait pas sur la méfiance qu’il portait encore aux femmes depuis.
Ses doigts tremblent. Kaburamaru resserre son étreinte autour de son cou, comme pour lui rappeler de respirer.
— Elle m’observait la nuit, poursuit-il.
Elle disait que j’étais “spécial”.
Et puis… elle m’a marqué. Ici.
Il effleure le tissu autour de son visage.
Lucy devine, à sa voix fêlée, qu’il ne parle pas seulement de cicatrices.
— C’est ce que tu caches sous les bandages ?
Il détourne la tête, honteux.
— …Oui.
Un silence s’étire.
Les grillons, le vent, le battement de deux cœurs.
Puis, lentement, il lève une main tremblante.
Ses doigts défont les nœuds du bandage, un à un.
Lucy sent sa gorge se nouer.
Le tissu glisse à moitié, dévoilant la peau mutilée : une entaille profonde, irrégulière, barrait la moitié inférieure de son visage.
Une plaie ancienne, rouverte par le souvenir.
Il se couvre aussitôt, brusquement, pris d’un sursaut de honte.
— Attends… murmure-t-elle.
Il se fige. Son regard se lève, méfiant, crispé.
— Quoi ?
Elle s’avance doucement.
— Je peux ?
Ses yeux la scrutent, défiants, fuyants, blessés.
Elle voit qu’il n’est pas seulement en colère : il a peur.
Les femmes le mettent mal à l’aise — leur douceur, leur regard.
Peut-être parce qu’une femme l’a détruit.
Un long silence. Puis, raide, il incline la tête.
Lucy tend la main. Ses doigts frôlent le tissu, qu’elle soulève lentement.
Cette fois, il ne bouge pas.
Il la laisse voir.
Les cicatrices serpentent sur la moitié inférieure de son visage, sauvages et irrégulières, comme si la chair avait été arrachée puis recousue à la hâte.
Mais sous la lueur de la lune, elles semblent presque argentées, comme un rappel que même les blessures peuvent refléter la lumière.
Lucy ne détourne pas les yeux.
Elle tend la main, effleure la peau, légère comme un souffle.
— Je comprends mieux, murmure-t-elle simplement.
Obanaï retient sa respiration.
Personne n’avait jamais osé le toucher ainsi.
Pas sans pitié. Pas sans peur.
Le silence devient presque sacré.
Puis, d’une voix à peine audible, il souffle :
— Maintenant… tu sais.
Tout en abaissant doucement sa main, Lucy murmura :
— Pourquoi as-tu peur de les montrer ? C’est… à cause de la réaction des autres ?
Obanaï rit. Un son bref, âpre, sans joie.
— Bien sûr que c’est pour ça. Qu’est-ce que tu crois ? Ces… cicatrices… — il effleura son visage d’une main tremblante — elles sont hideuses. Elles provoquent le dégoût. Les gens détournent le regard.
— Est-ce que je l’ai fait ?
Le silence tomba.
Il se figea, surpris, presque pris en faute.
Son regard s’accrocha à celui de Lucy — il la regarda vraiment pour la première fois depuis qu’il avait ôté son masque — cherchant la moindre trace de peur, de pitié, de répulsion.
Rien.
— …Non, finit-il par souffler, la voix plus basse. Mais tu es différente.
Lucy esquissa un sourire léger, presque moqueur.
— Différente ? En quoi ?
Il ricana, un son amer, incrédule.
— Tu ne tressailles pas quand tu me regardes. Tu ne détournes pas les yeux de… de ces horreurs.
Elle fronça les sourcils, un éclat doux mais ferme dans le regard.
— Arrête. Ne parle pas comme ça. Oui, elles ne sont pas… jolies. Mais de là à dire que c’est monstrueux…
Il serra les poings, la mâchoire tendue.
— Mais c’est ce qu’elles sont, Lucy ! Monstrueuses. Hideuses. Laides.
Sa voix se brisa sur le dernier mot. Il détourna les yeux, incapable de supporter le sien.
— Je ne trouve pas, dit-elle simplement.
Puis, avec un petit sourire qui allégea l’atmosphère :
— Et je suis presque certaine que Mitsuri ne trouverait pas non plus.
La réaction fut immédiate.
La tête d’Obanaï se tourna vers elle d’un mouvement brusque, les yeux écarquillés.
— Ne… ne dis pas ça.
Sa voix tremblait, une panique sincère perçant sous le contrôle habituel.
— Ne prononce pas son nom quand je suis dans cet état.
Lucy rit doucement, sans moquerie.
— Allons. Je ne suis pas aveugle. Je vois bien comment tu la regardes. Pourquoi tu ne lui dis rien ?
Cette fois, son regard se durcit. La vulnérabilité s’effaça, remplacée par la défense instinctive.
— Pourquoi ? Parce que c’est Mitsuri. Elle pourrait avoir n’importe qui.
Il désigna son visage, la colère et la honte se mêlant dans ses gestes.
— Et moi, je ressemble à ça. Elle ne voudrait jamais de quelqu’un comme moi.
Lucy inclina légèrement la tête, un éclat de malice tranquille dans les yeux.
— Hm.
Elle marqua une courte pause, le regard toujours accroché au sien. Puis, d’un ton presque nonchalant :
— Ce n’est pas ce qu’elle m’a dit.
Sa mâchoire se décroche presque.
Il la fixe, totalement décontenancé, les mots semblant mettre un moment à atteindre son esprit.
— Que… que veux-tu dire ?
Sa voix n’est qu’un souffle, mais le dernier mot porte une lueur d’espoir fragile.
Lucy lui adresse un sourire tranquille.
— Parle-lui, tu verras. Et n’aie pas peur d’être honnête. Je te promets qu’il n’y aura pas de rejet.
Un silence tombe. Le visage d’Obanaï s’assombrit — pas de colère, cette fois, mais de pure nervosité.
Sa bouche s’ouvre, se referme, s’ouvre encore… avant qu’il ne laisse échapper un long soupir, presque résigné.
— …je te déteste, murmure-t-il sans la moindre conviction. Pourquoi tu m’as dit ça ?
Il détourne le regard, l’air renfrogné, mais moins fermé qu’à son habitude.
Lucy souffle du nez, amusée.
— Parce que c’est insupportable de vous voir tourner autour l’un de l’autre sans jamais oser. Alors fonce.
Obanaï lui jette un regard noir — ou du moins, essaie.
Le geste est un peu trop hésitant, un peu trop… attendri pour être crédible.
Le bout de ses oreilles, lui, n’a pas échappé à la teinte rosée qui les colore.
— Tu ressembles à Uzui, marmonne-t-il.
Kaburamaru se redresse légèrement sur son épaule, comme s’il partageait son trouble.
Un dernier soupir lui échappe, à mi-chemin entre la lassitude et le trouble.
— Je vais… y réfléchir.