Cœur givré
Chapitre 12 : Le givre avant la tempête
1969 mots, Catégorie: T
Dernière mise à jour 12/11/2025 18:41
La nuit était redevenue étrangement calme lorsque Lucy se mit en marche pour rentrer.
Seul le sifflement du vent et le doux croassement de Koriha, posé sur son épaule, troublaient le silence des montagnes.
Ses pensées s’emballaient.
Des questions tourbillonnaient dans son esprit, plus glaciales encore que l’air qui l’entourait.
Pourquoi Kokushibo — le plus impitoyable, le plus mortel des démons — lui avait-il adressé un compliment ?
Et pourquoi l’avoir épargnée ?
Avait-il perçu quelque chose en elle ?
Quelque chose d’inhabituel… ou de dangereux ?
Le vent siffla plus fort, soulevant des volutes de neige autour d’elle.
Mais elle n’y prêta pas attention.
Quand Lucy passa les portes du quartier général, il était déjà midi.
Le soleil d’hiver baignait la cour d’une lumière pâle, mais tout lui semblait lointain, étouffé, comme si elle marchait à travers un rêve.
Elle n’entendait presque rien — ni le chant des oiseaux, ni la voix de Shinobu qui l’interpellait, ni même le regard grave de Giyu qu’elle croisa sur l’engawa.
Tout ce qui comptait, c’était de parler au Maître.
Elle avait déjà envoyé Koriha en éclaireur pour le prévenir, lui et sa femme, qu’elle souhaitait s’entretenir avec eux de toute urgence.
La voix de Shinobu résonna derrière elle, teintée d’une inquiétude inhabituelle.
— Lucy ? Es-tu blessée ?
Mais la jeune femme ne ralentit pas.
Ses pas restaient réguliers, son regard fixé droit devant elle.
Giyu, debout sous le porche, échangea un bref regard avec Shinobu.
Tous deux observèrent Lucy s’éloigner, silencieux, une ombre d’inquiétude traversant leurs yeux.
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Face à Ubuyashiki, Lucy s’inclina profondément avant de s’agenouiller.
À cet instant, la douce voix du Maître résonna, légère mais empreinte d’une gravité rare.
— Je sais déjà pourquoi tu es venue.
Une brève pause s’installa, suivie d’une lente expiration.
— Dis-moi tout.
Lucy releva lentement les yeux vers lui.
Une pointe d’angoisse serrait sa poitrine, mais sa voix demeura posée, respectueuse.
— Lors de ma mission… mon chemin a croisé celui de la Première Lune Supérieure.
Le silence qui suivit fut absolu.
Même le souffle du vent, à travers les portes coulissantes, sembla s’arrêter.
Ubuyashiki demeura immobile, les mains croisées devant lui, la tête légèrement inclinée.
Le poids de cette révélation flottait dans l’air, presque tangible.
Puis, après un long moment, il murmura :
— …Kokushibo ?
— Oui, Maître, répondit Lucy.
Sa gorge se serra légèrement avant qu’elle ne poursuive :
— Il m’a… félicitée pour mon potentiel. Et il m’a dit de ne pas le gaspiller.
Un autre silence tomba, plus dense encore.
Ubuyashiki resta impassible, mais Lucy sentait que son esprit travaillait déjà — mesurant chaque mot, chaque implication.
— Il te l’a dit directement ? demanda-t-il enfin, d’une voix plus basse.
— Oui.
— Après t’avoir observée combattre ?
Lucy acquiesça lentement.
Le souvenir du regard de Kokushibo — ces six yeux perçants, presque humains — la fit frissonner malgré elle.
Ubuyashiki ferma brièvement les yeux, méditatif.
— …C’est troublant, murmura-t-il, plus pour lui-même que pour elle.
Il resta silencieux un long moment.
Seul le froissement du vent dans les arbres du jardin venait troubler le calme de la pièce.
Ses doigts, posés sur ses genoux, se refermèrent lentement.
— Ce qu’il t’a dit… murmura-t-il enfin.
Sa voix, d’ordinaire si douce, portait cette fois un timbre plus grave.
— C’est rare. Trop rare. Les Lunes Supérieures ne s’adressent pas ainsi à nos chasseurs. Elles tuent. Elles provoquent. Elles ne… complimentent pas.
Lucy baissa légèrement la tête, attentive à chaque mot.
— J’ignore pourquoi, reprit-il. Mais s’il t’a parlé, c’est qu’il a vu quelque chose en toi. Quelque chose qu’il reconnaît.
Un silence. Puis son regard s’assombrit, voilé d’inquiétude.
— Ou qu’il convoite.
Lucy sentit un frisson lui parcourir l’échine.
Kokushibo.
Ces six yeux qui semblaient sonder son âme…
— Il n’a pas tenté de t’attaquer, poursuivit Ubuyashiki. Pas même pour te tester.
— Non, Maître, répondit-elle d’une voix basse.
— Alors ce n’était pas une rencontre fortuite.
Il releva la tête, ses yeux pâles fixant un point invisible devant lui.
— Si Kokushibo s’est montré, c’est qu’il y a un but.
Son regard s’adoucit à peine lorsqu’il ajouta :
— Et je crains qu’il ne s’agisse pas que de toi.
Lucy voulut parler, mais la main du Maître se leva légèrement pour lui intimer le silence.
— Nous ne pouvons pas ignorer cela.
Il inspira lentement, le visage toujours aussi calme malgré la gravité de ses paroles.
— J’ignore ce qu’il prépare, mais s’il observe nos chasseurs, cela veut dire que la Lune et le Soleil se rapprochent du même horizon.
Une ombre glissa sur son visage.
— Il faut prévenir les autres. Immédiatement.
À ces mots, Amane, sa femme, s’inclina silencieusement à ses côtés.
Sans un mot, elle ouvrit les portes coulissantes du pavillon, laissant entrer un souffle d’air froid et quelques flocons.
— Transmets l’ordre, dit doucement Ubuyashiki.
— Que chaque corbeau de commandement parte à l’instant.
Amane hocha la tête et sortit. Quelques secondes plus tard, le manoir s’emplit de l’écho lointain de battements d’ailes.
Un, puis deux, puis neuf corbeaux prirent leur envol dans toutes les directions, porteurs d’un même message :
« Convocation d’urgence. Tous les Hashira doivent se rassembler immédiatement au domaine. »
Lucy resta à genoux, silencieuse, son regard fixé sur les ombres mouvantes projetées sur le sol.
Ubuyashiki, lui, demeurait immobile, les yeux clos.
— Que le vent porte leur réponse rapidement, murmura-t-il.
Puis, après une courte pause, ajouta d’une voix presque prophétique :
— Car je crains que cette neige ne soit que le prélude à une tempête.
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En attendant la réunion et l’arrivée des autres, Ubuyashiki avait invité Lucy à rentrer chez elle pour se reposer un peu.
Sa maison, simple et calme, se trouvait non loin du quartier général.
Lorsque la jeune femme revint dans la cour, la nuit commençait déjà à tomber.
La plupart des Hashira étaient là.
Shinobu fut la première à s’approcher, son doux sourire remplacé par un pli d’inquiétude.
Même Mitsuri et Obanaï, installés non loin l’un de l’autre, avaient cessé de parler : ils la fixaient avec un sérieux inhabituel.
Kyojuro interrompit sa bouchée de tempura, son énergie flamboyante soudain apaisée lorsqu’il croisa son regard de l’autre côté de la cour.
Muichiro, assis un peu à l’écart, releva enfin les yeux de la lame qu’il affûtait, un sourcil légèrement haussé.
Silence.
Puis, d’une voix rocailleuse, Sanemi, adossé à un pilier, rompit la quiétude.
— Alors ? crache le morceau. Pourquoi on nous a fait venir ici ?
Lucy inspira lentement avant de redresser la tête.
Son regard balaya l’assemblée.
Lorsqu’elle parla, sa voix fut claire, sans la moindre hésitation.
— Mon chemin a croisé la route de la Première Lune Supérieure, lors de ma mission.
À peine les mots prononcés, la cour s’embrasa dans un tourbillon de réactions.
— Les baguettes de Kyojuro se brisèrent net entre ses doigts.
— Mitsuri porta les mains à sa bouche, haletante.
— Les yeux d’Obanaï se rétrécirent dangereusement, sa prise sur la garde de son katana se raffermissant.
— Le sourire de Shinobu s’effaça entièrement.
À ce moment précis, Gyomei et Tengen franchirent les portes du domaine, leurs pas s’arrêtant dans un même élan en entendant ses mots.
Puis Sanemi éclata :
— Quoi ? Tu veux dire que tu as croisé Kokushibo ? Et tu es restée plantée là ?!
Lucy tourna lentement la tête vers lui, la mâchoire crispée.
— Quoi ? Qu’est-ce que j’étais censée faire ?
Le visage de Sanemi s’assombrit. Ses dents grincèrent.
Il fit un pas en avant — mais Shinobu s’interposa avec calme, son sourire revenu, bien que ses yeux brillassent d’un éclat plus froid.
— Voyons, voyons, fredonna-t-elle. Ne transformons pas cela en interrogatoire.
Muichiro, toujours assis, murmura alors, presque pour lui-même :
— …Il ne t’a pas attaquée ?
Lucy secoua la tête.
— Non. Il… m’a félicitée, en fait.
Un silence pesant tomba, plus lourd que le précédent.
Même Muichiro releva les yeux vers elle, le visage figé entre la confusion et l’incrédulité, comme s’il tentait de concilier ce qu’il venait d’entendre avec ce qu’il savait du démon.
— Il t’a… félicitée ? répéta lentement Shinobu, sa voix hésitante entre surprise et méfiance.
— Je ne me l’explique pas non plus, répondit Lucy d’un ton bas, encore secouée.
Le silence dura une fraction de seconde… avant que Sanemi n’explose.
Ses poings se crispèrent sur son katana, les jointures blanchissantes.
— Foutaises ! Impossible que ce monstre n’ait rien tenté !
Lucy écarquilla les yeux, se tournant vers lui, le ton brusquement plus tranchant.
— Est-ce que tu es en train d’insinuer que j’aurais menti ? Au Maître ? À vous tous ?!
Sanemi ricana, un son sec et dénué d’humour.
— Bien sûr que c’est ce que j’insinue ! Tu veux qu’on croie quoi ? Que Kokushibo s’est contenté de dire “bon travail” avant de repartir ?!
— C’est pourtant ce qu’il s’est passé ! répliqua-t-elle, la voix montant d’un cran.
Le rire de Sanemi résonna dans la cour, dur et amer.
— Foutaise ! C’est impossible ! Il n’a pas essayé de te blesser, ni de t’intimider, ni même de te tester ? Pourquoi ?!
Lucy serra les poings, exaspérée.
— Qu’est-ce que j’en sais ?!
Sa voix claqua dans le silence soudain revenu.
La tension était si lourde qu’on aurait pu la trancher au katana.
Un silence de mort s’abattit sur la cour.
Même la rage de Sanemi sembla se figer : ses yeux s’écarquillèrent légèrement, surpris par la force de sa réaction.
Kyojuro s’étouffa bruyamment avec le reste de son tempura, tandis que Mitsuri agrippa instinctivement la manche d’Obanaï, prête à intervenir si la situation dégénérait.
Et puis, une voix s’éleva.
Froide. Tranchante.
— …Je la crois.
Tous les regards se tournèrent vers Muichiro.
Assis un peu à l’écart, il fixait Lucy d’un air impassible.
— Elle n’a aucune raison de mentir sur une chose pareille, ajouta-t-il calmement.
Lucy sentit un poids s’alléger dans sa poitrine.
Elle poussa un léger soupir, remerciant le jeune Hashira d’un regard.
Le plus jeune… mais souvent le plus lucide.
Sanemi, lui, se tourna presque aussitôt vers Muichiro, la mâchoire serrée.
— Évidemment que tu la défends ! cracha-t-il. Mais c’est impossible ! Tu ne peux pas croire à ces conneries ! Kokushibo, de tous, ne ferait jamais ça—
Il n’eut pas le temps d’achever sa phrase.
Une voix douce, mais ferme, coupa net la dispute.
— Venez.
Tous se figèrent.
Amane Ubuyashiki se tenait sur le seuil du pavillon, sa silhouette baignée par la lueur des lanternes.
Ses yeux paisibles glissèrent sur chacun d’eux, et sa voix, à peine plus qu’un murmure, résonna dans le silence retrouvé :
— Il vous attend.