Cœur givré
Les Hashira se rassemblèrent dans la pièce où se tenaient habituellement les réunions, assis en deux rangées, les jambes repliées sous eux.
Un silence pesant régnait. Chacun attendait de savoir ce qu’il en était.
Lucy, elle, savait déjà le sujet de cette convocation.
Ubuyashiki siégeait au centre, entouré de deux de ses enfants.
Sa présence emplissait la pièce d’une gravité presque tangible ; même Sanemi, d’ordinaire incapable de rester immobile, demeurait figé, le regard rivé au sol.
Lorsque le Maître prit enfin la parole, sa voix calme vibra d’une tension qu’aucun d’entre eux n’avait jamais entendue.
— La Première Lune Supérieure a pris contact avec l’un des nôtres.
Un court silence suivit, plus glaçant que le vent d’hiver.
— Cela change… tout.
Lucy serra les poings.
Elle sentit brièvement tous les regards converger vers elle avant que l’attention ne revienne sur le Maître.
Ubuyashiki marqua une pause, laissant ses mots résonner dans le silence.
Puis il reprit, d’un ton lent, mesuré :
— J’entends déjà les questions, les murmures : qu’est-ce que cela signifie ? Pourquoi ? Que nous veut-il ?
Les réponses viendront… mais d’abord, j’ai besoin de tout savoir. Lucy, raconte. Chaque détail.
Son regard — aveugle mais pénétrant — se tourna vers elle.
Autour, la tension monta d’un cran.
Shinobu, assise à sa droite, l’observait avec une inquiétude discrète. Même Sanemi la fixait, son air farouche assombri par un mélange de doute et de curiosité.
Lucy inspira, puis parla d’une voix claire, maîtrisée malgré la nervosité :
— Après mon combat contre le démon dans la montagne, j’ai senti une présence. Quand je me suis retournée… je l’ai vu. Ce haori violet, ces six yeux. Il s’est approché et m’a dit que j’avais affiné mes techniques de souffle. Il m’a parlé comme s’il me connaissait. Il a dit que j’avais du potentiel… et que je devais continuer à m’entraîner durement, pour ne pas le gaspiller.
Le silence qui suivit fut absolu.
Même Ubuyashiki ne réagit pas immédiatement.
Son visage s’assombrit légèrement, ses doigts se resserrant lentement sur ses genoux.
— …Il a dit cela ? murmura-t-il. Qu’il t’a trouvée prometteuse ? Qu’il t’a conseillée de t’entraîner ?
— Oui, Maître.
Un souffle.
Puis :
— C’est sans précédent…
Lucy leva les yeux.
— Maître… qu’est-ce que cela signifie ?
Ubuyashiki se pencha légèrement, son regard vide fixé sur un point invisible devant lui.
Un murmure pensif effleura ses lèvres.
— Kokushibo ne complimente pas. Jamais.
Le simple fait qu’il ait pris le temps de te parler, et encore plus de te conseiller… cela signifie qu’il voit quelque chose en toi.
Quelque chose d’unique.
Quelque chose qu’il désire.
Lucy sentit son sang se glacer.
Autour d’elle, les Hashira s’agitèrent, mais ses pensées s’envolèrent déjà, figées par la stupeur.
Shinobu posa une main légère sur son épaule.
— Tu es pâle…, murmura-t-elle doucement.
De l’autre côté, la voix calme de Muichiro s’éleva.
— Maître… pensez-vous qu’il essaie de la recruter ? Dans quel but ?
Ubuyashiki demeura silencieux un instant, le menton appuyé sur ses doigts.
— Je suis… incertain, répondit-il enfin. Mais j’ai une idée. Une hypothèse, peut-être.
Il inspira longuement.
— Kokushibo était autrefois humain. Un escrimeur d’un talent rare.
S’il perçoit du potentiel en Lucy, c’est peut-être parce qu’il reconnaît quelque chose de lui-même dans sa technique…
Il marqua une pause.
Puis ajouta, d’une voix plus basse :
— …Ou pire : parce qu’il pense qu’elle pourrait être convertie.
Un frisson traversa la pièce.
Le silence, lourd et viscéral, retomba comme une chape de plomb.
Lucy blêmit. Son visage perdit toute couleur.
Shinobu resserra doucement sa prise sur son épaule, tandis que Kyojuro et Tengen, d’ordinaire si bruyants, demeuraient figés, les poings serrés sur leurs genoux.
Même Sanemi gardait le silence, le regard sombre.
Ubuyashiki reprit, sa voix retrouvant un semblant de douceur.
— Je ne crois pas que cela se produira, dit-il lentement. Mais c’est une possibilité à laquelle nous devons être prêts.
Lucy redressa brusquement la tête, les yeux brillants de détermination.
— Maître, je ne rejoindrai jamais les démons !
Sa voix, claire et vibrante, résonna dans la pièce.
Les Hashira échangèrent un regard surpris ; jamais on ne l’avait entendue parler avec autant de force.
Ubuyashiki sembla presque désarçonné — non par ses paroles, mais par la sincérité absolue qu’elles contenaient.
— Je le sais, répondit-il d’une voix douce. Je ne doute pas de ta loyauté. Tu as rendu d’immenses services au Corps, et je n’ai jamais cessé d’avoir confiance en toi.
Un instant de calme.
Puis :
— Mais Kokushibo pourrait voir les choses autrement.
Lucy sentit son cœur rater un battement.
Shinobu lui serra brièvement la main, geste muet de soutien.
Muichiro, à ses côtés, la fixait toujours, impassible mais attentif.
Ubuyashiki soupira faiblement ; une brève fissure passa dans son calme immuable.
— Nous devons rester vigilants, dit-il d’une voix ferme.
Tant que nous ignorons ses intentions, méfiez-vous de tout ce qui semble étranger. Ne faites confiance à personne sans certitude. Vous me comprenez ?
Un murmure unanime répondit :
— Oui, Maître.
((((((())))))))
La réunion se termina, mais la tension resta suspendue dans l’air.
Les Hashira commencèrent à se lever lentement, murmurant entre eux, visiblement secoués.
Lucy, elle, demeura assise, le regard perdu dans le vide.
Ce ne fut que lorsqu’une main se posa sur son épaule qu’elle sursauta.
Muichiro la fixait, son expression égale.
— Hé, dit-il simplement. Tu trembles.
Ce n’est qu’à ce moment-là qu’elle le remarqua.
Ses doigts tremblaient, faibles et nerveux.
Elle les contempla longuement, pensive.
Pourquoi avait-il fallu qu’elle attire l’attention ?
Elle allait mettre tout le monde en danger.
Muichiro soupira.
— Ce n’est pas de ta faute, dit-il d’un ton direct. Et s’inquiéter ne sert à rien. Entraîne-toi plus dur… comme il l’a dit.
Lucy releva légèrement la tête.
Elle hocha lentement la tête, un souffle court entre ses lèvres.
Elle ne l’avouerait jamais.
Mais la peur, glaciale, avait déjà trouvé refuge dans son cœur.
(((((()))))))
Lucy rentrait chez elle, la mort dans l’âme.
Son fidèle Koriha, perché sur son épaule, frottait doucement sa tête contre ses cheveux, comme pour tenter de l’apaiser.
Le chemin du retour se déroulait dans un silence presque irréel, seulement rythmé par le bruit régulier de ses pas et le battement discret des ailes de son corbeau.
Le village dormait, plongé dans la pénombre d’une nuit calme.
Enfin, la silhouette familière de sa maison apparut à l’horizon.
Elle marcha lentement jusqu’à la porte, mais s’arrêta juste devant, hésitante.
Ses doigts tremblaient légèrement sur la poignée.
Elle était nerveuse. Beaucoup trop.
Et l’idée d’être seule cette nuit, après tout ce qui venait de se passer, n’arrangeait rien.
Elle inspira profondément, prête à tourner la poignée, lorsqu’une voix brisa le silence.
— Eh.
La voix monocorde de Muichiro fendit l’air comme une lame.
Lucy sursauta, un petit cri lui échappant.
— …Ça va ?
Elle pivota brusquement, les yeux écarquillés.
Muichiro se tenait à quelques mètres, immobile, les mains le long du corps comme à son habitude.
Son visage restait impassible, mais son regard… il y avait là une attention discrète, presque une inquiétude.
Il haussa un sourcil.
— Tu es nerveuse, constata-t-il simplement. Toujours inquiète ?
Lucy expira longuement, réalisant qu’elle retenait son souffle.
Elle tenta un sourire.
— …Navrée. Je ne voulais pas avoir l’air si… surprise.
Muichiro inclina légèrement la tête, un geste infime, presque imperceptible.
Il l’observa un moment en silence, les yeux plissés.
— Ne t’excuse pas, répondit-il. C’est normal d’être inquiet.
Sa voix restait calme, dénuée de jugement.
— N’importe lequel d’entre nous réagirait de la même manière.
Il marqua une pause.
— Mais ne la laisse pas te contrôler.
— Je sais… murmura Lucy, baissant les yeux vers la poignée de sa porte.
Le regard de Muichiro suivit le sien, puis revint vers son visage.
Il la fixa longuement, pesant ses mots avec cette précision tranquille qui lui était propre.
— Tu réfléchis, dit-il simplement.
— Ne réfléchis pas trop.
Lucy eut un petit rire sans joie.
— J’ai mes raisons…
Muichiro fronça légèrement les sourcils. Il perçut la tension dans sa voix, ce poids invisible qui l’écrasait encore.
Il s’avança d’un pas, s’arrêtant à une distance respectueuse.
— …Ton cerveau ne t’aidera pas ce soir, dit-il doucement. Tu vas juste t’enfoncer davantage.
Il la scruta un instant, puis ajouta, presque dans un souffle :
— Tu as l’air épuisée.
Lucy resta muette.
Le silence s’étira.
Puis, dans un souffle à peine audible, elle murmura :
— Je n’ai pas envie d’être seule, ce soir…
Muichiro ne répondit pas immédiatement.
Son expression demeura neutre, mais son regard s’adoucit imperceptiblement.
Après un bref instant, il tendit la main et posa ses doigts sur son épaule.
Son toucher était étonnamment chaud, stable. Rassurant.
— Je peux rester un moment, dit-il simplement.
— Si tu veux.
Lucy le regarda, surprise par la douceur dans sa voix.
Elle hocha la tête, reconnaissante.
Puis elle se tourna vers la porte et l’ouvrit lentement.
Un grincement discret résonna.
La pièce à vivre était plongée dans l’obscurité.
Koriha se hérissa aussitôt, ses plumes se gonflant, un croassement étouffé s’échappant de sa gorge.
Lucy sentit l’air changer.
Glacial. Oppressant.
La pièce sentait la poussière et le froid.
Mais sous cette odeur familière, autre chose flottait… une présence
Il y avait quelque chose ici.
Ou quelqu’un.