Cœur givré
Sumi, Kiyo et Naho avançaient tranquillement dans le couloir, chacune portant un plateau rempli de bols et de verres vides.
Leurs pas se faisaient doux sur le sol en bois, le son familier d’une routine quotidienne.
Puis un courant d’air les frôla.
Vif.
Glacial.
Presque violent.
Les trois petites s’arrêtèrent net.
Leurs bandeaux et mèches de cheveux se soulevèrent sous l’impact, et elles clignèrent des yeux à l’unisson, surprises.
Un instant plus tard, un claquement retentit.
Une porte coulissante venait de se refermer si brutalement que le mur entier en vibra.
Les fillettes échangèrent un regard.
Elles n’avaient rien vu.
Mais elles avaient toutes compris.
Ce n’était pas le vent.
C’était Lucy.
Sans un mot, Sumi hocha la tête.
Kiyo et Naho imitèrent le geste.
D’un commun accord silencieux, elles posèrent leurs plateaux sur une petite table et se mirent à courir dans la direction opposée, leurs petites sandales claquant sur le bois.
Il fallait prévenir Shinobu.
Tout de suite.
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Pendant ce temps, dans la chambre, Lucy s’était recroquevillée dans un coin.
Ses bras entouraient ses jambes serrées contre sa poitrine, son front enfoui dans ses genoux.
Elle tremblait.
Pas de froid — elle n’en ressentait plus vraiment.
Mais d’horreur.
Son souffle était court, précipité, presque sifflant.
Ses sens démoniaques, toujours trop vifs, amplifiaient chaque pulsation de culpabilité dans son crâne.
Elle était un monstre.
Un être qui blesse.
Qui tue.
Qui dévore.
Elle avait touché Muichiro.
Et elle avait laissé une marque.
Une goutte de sang.
Un rien.
Mais ce rien suffisait à la terrifier.
À lui rappeler ce qu’elle était devenue.
Elle enfouit encore plus sa tête contre ses genoux, comme si elle pouvait s’effacer du monde.
Un monstre.
Voilà ce qu’elle était.
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Shinobu arriva une vingtaine de minutes plus tard, les trois fillettes sur ses talons.
Elle frappa doucement contre la porte, puis l’entrebâilla d’un geste prudent.
— Lucy ? Qu’est-ce qui ne va— ?
Elle s’interrompit net.
Ses yeux s’écarquillèrent très légèrement — une émotion rare chez elle — lorsqu’elle comprit ce qu’elle voyait.
Lucy était recroquevillée dans un coin, les bras autour de ses jambes, les ongles plantés si profondément dans sa peau qu’ils tracèrent des lignes rouges sur ses avant-bras.
Le sang perla, minuscule mais bien réel.
Elle tremblait.
Encore.
Toujours.
— Shinobu… va-t’en… c’est trop dangereux…, murmura-t-elle d’une voix brisée.
Mais Shinobu secoua la tête avec une fermeté sans équivoque.
Elle entra entièrement dans la pièce, glissa la porte derrière elle et fit signe aux fillettes de retourner à leurs tâches.
Les trois enfants s’éloignèrent aussitôt, leurs pas rapides disparaissant dans le couloir.
Shinobu avança jusqu’à Lucy, s’accroupit devant elle et tendit calmement les mains.
— Lucy, arrête. Tu vas te blesser davantage.
Elle attrapa doucement ses poignets — mais son geste, malgré sa douceur, était sûr, précis, maîtrisé.
Lucy se figea au contact, incapable de bouger.
— Regarde-moi, dit Shinobu d’une voix ferme, posée.
— Calme-toi.
Lucy tenta de détourner la tête, de se replier davantage.
— Arrête… gémit-elle, la voix étranglée.
Mais la poigne de Shinobu se fit plus ferme, totalement maîtrisée.
Elle tira légèrement sur ses poignets, la forçant à relever la tête.
Sa voix claqua doucement, sans dureté mais sans aucune place pour la fuite :
— Lucy. Regarde-moi.
Leurs regards se croisèrent enfin.
Celui de Shinobu était net.
Dur, inflexible, sévère — l’expression d’un pilier qui ne reculait jamais.
Celui de Lucy, en revanche, brillait de larmes.
Ses joues étaient trempées, striées de gouttes qu’elle n’avait même pas senties couler.
À cette vision, l’expression de Shinobu se transforma immédiatement.
Sa fermeté fondit, remplacée par une douceur profonde, presque maternelle.
Elle soupira, relâcha ses poignets, puis glissa ses mains de part et d’autre de son visage, ses doigts effleurant les tempes de Lucy avec un soin infini.
— Oh, Lucy… murmura-t-elle, son pouce essuyant une larme isolée.
— Qu’est-ce qu’il s’est passé ?...
Lucy serra les dents, la lèvre tremblante, prête à s’effondrer en aveux.
Mais avant qu’elle ne puisse prononcer un seul mot, une autre sensation la frappa.
Une odeur de sang.
Infime.
Délicate.
Mais pour elle, beaucoup trop vive.
Elle se raidit.
Et au même instant, la porte coulissante s’ouvrit.
Muichiro resta figé sur le seuil, l’ombrelle — son ombrelle — serrée dans sa main fine.
Ses yeux passèrent de Shinobu à Lucy… puis se figèrent sur les larmes qui striaient ses joues.
Son souffle se bloqua.
— Je… je…, commença-t-il d’une voix hésitante, presque ténue.
— Je voulais te la rendre.
Il tendit maladroitement l’objet en avant, incertain, perdu, comme s’il ne savait plus quoi faire de ses mains ni de son cœur.
Lucy détourna immédiatement le regard, incapable de soutenir le sien — trop honteuse… trop terrifiée… trop consciente de ce qu’elle venait de faire.
Shinobu soupira doucement, tendit la main et prit elle-même l’ombrelle.
Son regard glissa alors sur la joue de Muichiro.
Elle vit l’éraflure.
La fine ligne rouge.
La trace du sang.
Et son expression changea aussitôt : ses yeux se plissèrent, s’aiguisèrent — une lueur de Hashira.
— Muichiro. Qu’est-ce qu’il s’est passé avec ta joue ?
La chambre sembla se figer.
Lucy eut l’impression que son cœur arrêtait de battre — ou qu’il battait trop fort.
C’était le moment qu’elle redoutait : la vérité, suivie probablement d’un ordre net… et d’un couperet.
Muichiro se raidit lui aussi.
Ses joues se colorèrent d’un rose discret alors qu’il portait une main à son visage, comme pour cacher la blessure.
— R-rien, répondit-il maladroitement.
— Juste une égratignure.
Shinobu fredonna, un son qui n’avait plus rien de léger.
Elle plissa les yeux encore davantage, scrutant son visage comme pour y déceler d’autres blessures cachées.
— Et comment t’es-tu fait cette égratignure, exactement ?
Le silence tomba comme une pierre.
Muichiro hésita.
Il ouvrit la bouche — une inspiration, un mot peut-être — puis la referma.
Il cherchait visiblement entre vérité et protection…
voir même entre mensonge et pudeur.
Mais ce fut Lucy qui le précéda, d’une voix basse, brisée :
— C’est ma faute…
Elle se redressa légèrement, sans toutefois oser bouger davantage.
— Je l’ai griffé… j’ai été surprise par un oiseau.
Muichiro secoua aussitôt la tête, les yeux grands ouverts, presque paniqué.
— Non, attends— non ! Ce n’est rien ! Ce n’est qu’une égratignure, vraiment !
Il abaissa sa main et insista, presque désespéré :
— J’ai déjà eu pire !
Shinobu le fixa, incrédule.
— Muichiro. Tu saignes.
Il rougit encore plus, baissant la tête comme s’il venait d’être pris en faute.
— Ce n’est qu’un peu de sang…, marmonna-t-il, penaud, incapable de regarder qui que ce soit.
Shinobu soupira longuement, secouant la tête d’un air exaspéré — mais pas surpris.
Puis elle tourna les yeux vers Lucy.
Plus de douceur.
Plus de sourire.
Uniquement du sérieux.
— Lucy.
Elle tendit la main.
— Tes ongles. Montre-les-moi.
Tout en fermant les yeux, Lucy obtempéra.
Ses mains tremblaient lorsqu’elle les leva devant elle, doigts lentement dépliés — révélant ses ongles… ou plutôt ses griffes, longues, fines et incroyablement aiguisées.
Shinobu se pencha immédiatement pour examiner de plus près.
Ses yeux s’arrondirent légèrement, signe rare d’une vraie surprise.
— Oh… waouh…, murmura-t-elle, sincèrement impressionnée.
Elle leva ensuite les yeux vers Lucy, puis revint aux griffes.
— Tes mains sont toujours comme ça ? Ou… dois-tu les dégainer ?
Derrière elle, Muichiro resta raide sur le seuil.
On lisait dans sa posture qu’il ne savait absolument pas s’il devait rester ou partir.
— Elles sont comme ça depuis que j’ai été transformée…, répondit Lucy, sa voix tremblante.
Shinobu hocha lentement la tête, croisant les bras, pensive.
Elle baissa les yeux de nouveau, observant les griffes avec attention.
— Je vois…, murmura-t-elle doucement.
Ce fut à ce moment-là que Muichiro sembla reprendre vie.
Il inspira, puis fit un pas timide dans la pièce.
Lucy leva les yeux vers lui, hésitante — et son cœur se brisa un peu davantage lorsqu’elle aperçut la petite ligne rouge sur sa joue.
La légèreté de cette blessure ne changeait rien : la culpabilité la perfora comme une lame.
Muichiro s’arrêta, remarquant son expression.
Il se déplaça maladroitement sur ses pieds, un peu comme s’il cherchait sa place.
Ses yeux glissèrent vers le sol, puis remontèrent vers Lucy, avant de se tourner doucement vers Shinobu.
— Je peux… ? demanda-t-il, la voix presque timide, en désignant l’espace libre près d’elle.
Malgré le regard suppliant de Lucy, Shinobu hocha simplement la tête en signe d’approbation.
— Bien sûr, dit-elle, en se reculant légèrement pour leur laisser de la place.
Muichiro s’avança avec hésitation et s’assit à côté de Lucy.
Sa posture était raide, presque maladroite ; il ne savait pas encore comment se tenir si près d’elle maintenant que tout était mis à nu.
Lucy l’observa à travers ses cils, toujours rongée par la honte et la détresse.
Elle avait l’impression que son geste — minuscule, pourtant — avait fissuré quelque chose de précieux.
— Lucy…, commença le jeune Hashira d’une voix douce, l’expression indéchiffrable.
— C’était un accident. Tu n’as pas à t’en vouloir.
— Un accident… mais c’est quand même arrivé, murmura-t-elle.
— Si je te griffe en étant juste un peu surprise… imagine ce que je pourrais faire si… je…
Muichiro détourna le regard, les sourcils froncés.
Il cherchait ses mots.
— C’est… différent, finit-il par dire.
— Tu ne ferais jamais ça exprès. Tu étais juste distraite.
Puis, comme pris d’un courage soudain, il lui lança un regard en coin.
Un regard doux.
Empreint d’une confiance qu’elle ne se sentait pas digne de recevoir.
Lucy secoua la tête et baissa les yeux vers le sol, les poings tremblants serrés sur ses genoux.
— …J’ai une demande à vous faire. À tous les deux.
Shinobu et Muichiro tournèrent immédiatement leur attention vers elle — alertes, attentifs.
Shinobu gardait son calme, ses yeux violets patients et doux.
Muichiro, lui, semblait tendu : inquiet, curieux… presque effrayé de ce qu’elle allait dire.
— Vas-y, on t’écoute, dit Shinobu.
Lucy inspira, profondément, la tête toujours baissée.
Elle ressemblait à quelqu’un qui prononçait sa dernière prière.
— Si je deviens dangereuse…
Sa voix se brisa.
— Si je perds le contrôle et que je m’en prends à l’un d’entre vous. Ou à des civils…
Elle trembla de tout son corps.
— Peu importe les sentiments. Peu importe la situation.
Elle ferma les yeux.
— Tuez-moi.
Le silence tomba d’un coup, lourd comme un couperet.
— Promettez-moi que vous y mettrez un terme avant que je ne fasse du mal à quelqu’un.
Muichiro sursauta comme si elle venait de le gifler.
Son visage s’assombrit instantanément — non pas d'irritation, mais d’une tristesse si profonde qu’elle semblait lui tomber dessus d’un seul coup.
Shinobu, elle, laissa échapper un long soupir.
Son expression était douloureuse, presque résignée, comme si les mots de Lucy lui lacéraient le cœur.
— …Lucy…
Mais celle-ci releva brusquement la tête.
Ses yeux, trempés de larmes, cherchaient les leurs avec une détresse brute.
— Promettez-le-moi !
Sa voix se brisa sur les derniers mots.
Muichiro la fixa sans ciller, comme paralysé par l’ampleur de sa demande.
Il semblait incapable de croire ce qu’elle venait de dire.
Puis, soudain, sa voix jaillit :
— Je ne le ferai pas. Hors de question.
Lucy inspira violemment.
— Je te le demande !
— Non !
La réponse de Muichiro claqua comme un fouet — sèche, instinctive, viscérale.
Pas de colère : de la peur.
La peur de la perdre.
Lucy ouvrit la bouche pour répliquer, prête à lui hurler sa raison… quand Shinobu intervint brusquement.
— Silence, vous deux !
Sa voix, pourtant douce de nature, coupa l’air net.
Le silence qui suivit fut presque palpable.
Shinobu inspira profondément, plusieurs fois, comme pour reprendre le contrôle de la situation avant qu’elle ne leur échappe.
Quand elle rouvrit les yeux, son expression avait retrouvé ce calme tendu, professionnel, celui d’un médecin confronté à deux patients au bord de l’effondrement.
Elle tourna son regard vers Lucy.
— Je vais te poser une question. Réponds-moi honnêtement.
Lucy hocha la tête, une angoisse sourde battant dans sa gorge.
L’expression de Shinobu était difficile à déchiffrer, à la fois douce et grave.
— Crois-tu vraiment que tu finiras par blesser l’un des nôtres ?
Lucy la fixa, décontenancée.
— Si je le crois ?! Regarde Muichiro ! Je l’ai griffé !
À ces mots, Muichiro laissa échapper un soupir bref, saturé de frustration.
Puis, soudain, il craqua.
— Ça suffit !
Les deux femmes tournèrent la tête vers lui, étonnées de la violence contenue dans sa voix.
Chez lui, c’était rarissime.
Il tremblait légèrement, pas de colère… mais d’émotion brute.
— Tu pourrais m’arracher le visage maintenant, ça ne changerait rien ! lança-t-il d’une voix qui vibrait.
— Je ne voudrais toujours pas que tu meures !
Shinobu cligna des yeux, réellement surprise.
La sincérité brute de sa voix, sa force, son intensité — elle ne s’y attendait pas.
Lucy, elle, restait figée, les yeux grands ouverts.
— Mais…
Elle n’eut pas le temps d’aller plus loin.
Muichiro attrapa délicatement son visage entre ses mains, d’un geste si tendre qu’il contrastait avec son emportement précédent.
Ses doigts étaient légers, presque hésitants, mais sa détermination était implacable.
Il l’obligea doucement à croiser son regard, à rester avec lui.
— Pas de mais, dit-il d’une voix basse, brisée mais ferme.
— Je te jure que je ne t’abandonnerai jamais. Jamais.
Lucy sentit son cœur se serrer si fort qu’elle en perdit le souffle.
Shinobu les observait — et, pour la première fois, une réelle surprise traversa son visage.
Elle comprenait maintenant.
Elle voyait ce que même Lucy refusait encore d’admettre.
— Lucy…, murmura Shinobu doucement.
— Il est sincère.
Le cœur de la jeune femme se gonfla, lentement, douloureusement, d’un mélange de soulagement et d’affection brûlante.
Muichiro ne la quittait pas des yeux — un regard intense, tranquille, ancré, comme s’il ne voyait plus rien d’autre dans la pièce.
— Je ne te quitterai pas, dit-il fermement.
— Tu es coincée avec moi.
Shinobu observa la scène en silence, les lèvres étirées en un sourire léger.
L’air autour d’eux vibrait d’émotions à vif, de tension douce, d’un quelque chose de fragile et puissant à la fois.
Lucy laissa échapper un souffle tremblant face à ses paroles.
Puis, dans un élan qu’elle ne tenta même pas de contrôler, elle se pencha et déposa un baiser — court, chaste, presque volé — sur ses lèvres.
Muichiro se figea comme s’il avait été frappé par la foudre.
Il oublia littéralement de respirer.
Ses yeux s’écarquillèrent.
Son visage vira à l’écarlate.
Il la fixait, complètement hébété, comme si son âme avait quitté son corps pendant une seconde entière.
Et Shinobu…
Shinobu laissa échapper un petit cri aigu, ses yeux s’ouvrant grand comme des soucoupes.
Elle porta aussitôt une main à ses lèvres pour étouffer l’explosion de joie qui menaçait de s’échapper de son corps entier.
On aurait dit qu’elle allait imploser de bonheur à tout moment.