Cœur givré
À peine arrivée au Manoir, Lucy n’eut droit à aucun répit.
Shinobu l’avait attrapée avec la délicatesse d’une feuille… mais avec la détermination d’un scientifique sur le point de disséquer une découverte révolutionnaire.
En moins d’une minute, elle se retrouva assise sur une table d’auscultation, dos droit, l’air vaguement coupable — et le bout de papier de Muichiro serré dans sa main, comme une relique sacrée.
Shinobu la contourna lentement, un carnet dans une main, un stéthoscope dans l’autre, le visage illuminé d’une curiosité qui n’annonçait jamais rien de reposant.
Elle prit des notes rapides :
- Rythme cardiaque quasi inexistant,
- Température anormalement basse,
- Respiration légère,
- Pupilles diluées comme de la menthe à l’eau.
Lucy, elle, ne suivait rien.
Ses yeux revenaient sans cesse vers la petite note pliée dans sa paume.
Shinobu leva un sourcil minuscule.
— Tu as quelque chose en tête, hm ? demanda-t-elle d’un ton nonchalant.
— …Muichiro m’a donné ça. Il m’a dit de le lire plus tard…, répondit Lucy, la voix lointaine, comme si le reste du monde avait disparu.
Shinobu fredonna doucement, un son trop innocent pour être sincère.
Son amusement brillait jusque dans ses pupilles violettes.
— Bien… c’est tout pour le moment, dit-elle en rangeant son matériel.
Elle fit deux pas en arrière, les mains jointes derrière le dos, son sourire malicieusement étiré.
— Tu es libre de partir… et de lire cette petite lettre.
Elle lui fit signe de la main, presque théâtrale.
— Aoi te guidera jusqu’à ta nouvelle chambre, ajouta Shinobu avec une douceur venimeuse.
Lucy hocha la tête, la remercia, et suivit Aoi dans les couloirs.
La jeune fille marchait raide comme un bâton, les épaules contractées, visiblement pas rassurée d’être avec un démon.
Lucy évitait soigneusement les fenêtres, leurs rayons trop vifs sur sa peau.
Les pas d’Aoi résonnaient brièvement contre le bois poli, et le silence entre elles était presque pesant.
Sa nouvelle chambre se trouvait dans l’aile où elle avait été soignée après sa transformation.
Le lit d’hôpital avait disparu, remplacé par un futon simple.
La pièce était dépouillée : un coffre, un paravent, une table basse — les fournitures médicales avaient été déplacées ailleurs.
Une fois Aoi repartie, Lucy referma soigneusement la porte derrière elle.
Elle se laissa tomber en tailleur devant la table basse, la note toujours serrée entre ses doigts tremblants.
Le silence de la chambre pesait presque autant que son anticipation.
Après quelques secondes d’hésitation — peut-être une minute entière — elle déplia finalement le papier.
Les lignes étaient courtes, écrites d’une main rapide, nerveuse :
« Je me fiche de ce que tu es devenue.
Je maintiens ce que j’ai dit. »
Une rature.
Un mot réécrit.
Une hésitation visible.
« … Je ne t’abandonnerai pas. »
Lucy sentit quelque chose fondre en elle.
Ces mots, si simples, si maladroitement sincères…
La voix de Muichiro lui revint en écho : Amie…
Il l’avait dit comme quelqu’un qui cherche un mot… et choisit le mauvais par manque de mieux.
Une chaleur soudaine envahit ses joues.
Un sourire idiot — incontrôlable — étira ses lèvres.
Et sans réfléchir, elle se laissa basculer en arrière, retombant contre le tatami, la note posée contre sa poitrine.
Lucy ressemblait vaguement à une adolescente frappée par son premier coup de cœur.
Elle était tellement absorbée par la petite note qu’elle n’entendit presque pas les bruissements d’un haori derrière la porte.
Ce n’est que lorsque celle-ci coulissa brusquement qu’elle sursauta légèrement.
Shinobu se tenait sur le seuil, appuyée avec nonchalance contre le cadre, un sourire amusé accroché aux lèvres.
— Alors ? lança-t-elle d’un ton délicieusement taquin.
— Qu’est-ce que ça disait ?
Lucy leva les yeux vers elle.
Il suffit à Shinobu de croiser son expression pour que son sourire s’étire encore, éclatant d’un plaisir coupable.
— Ohhh ~ Maintenant j’ai encore plus envie de savoir.
Lucy se redressa d’un bond, passant en position assise sur ses rotules, le visage soudain sérieux.
— Shinobu, j’ai besoin de ton aide ! Il faut que je redevienne humaine !
Le sourire de Shinobu s’effaça aussitôt, remplacé par un calme grave.
Elle avança légèrement dans la pièce, les bras croisés.
— Tu veux… redevenir humaine ? demanda-t-elle doucement.
Elle se tut un instant, réfléchissant, puis reprit d’une voix plus douce encore, presque maternelle.
— Je vais faire tout mon possible pour trouver un remède. Mais… sache que ce sera probablement impossible.
— Il faut quand même essayer, répondit Lucy, tendue, les mains crispées sur ses genoux.
— Je ne veux pas rester… ça.
Son geste nerveux vers son propre corps trahissait tout le dégoût qu’elle ressentait.
Dans son état, elle ne pouvait pas imaginer qu’on l’aime.
Pas vraiment. Pas honnêtement.
Shinobu hocha la tête, un pli soucieux entre les sourcils.
— Je comprends. Ce ne sera pas facile… mais je vais essayer.
Elle soupira doucement, puis observa Lucy avec attention.
Un mince sourire revint se loger sur ses lèvres — le genre de sourire qui annonçait une question piquante.
— Toutefois… je dois demander. Il y a une autre raison à ce revirement, n’est-ce pas ?
Lucy resta silencieuse.
Son regard glissa vers ses mains crispées.
Elle acquiesça d’un mouvement brusque, presque honteux.
Puis murmura dans un souffle fragile :
— … Muichiro…
Le sourire narquois de Shinobu s’élargit instantanément.
Elle adorait ça.
Elle vivait pour ça.
— Je le savais ! Vous êtes vraiment incorrigibles !
Elle secoua la tête, toute rayonnante.
— Très bien, d’accord. Je ferai de mon mieux pour trouver un remède.
Puis, d’un ton bien trop innocent pour l’être vraiment :
— Mais pour l’instant… tu devrais probablement aller lui parler.
Lucy hocha la tête, même si la nervosité lui enserrait déjà la poitrine.
— J’irai lui parler à la nuit tombée…
Shinobu poussa un petit soupir satisfait.
Son sourire s’élargit, triomphant.
— Parfait ! Va retrouver ton petit copain ! Bonne chance !
Elle salua d’un petit mouvement de la main avant de quitter la pièce, le haori flottant derrière elle comme un rire silencieux.
Lucy resta immobile un long moment, la note serrée contre son cœur, rougissante aux mots « Petit copain ».
))))))))))((((((((((
Lucy partit avant le crépuscule, son ombrelle déployée au-dessus de sa tête pour se protéger des derniers rayons du soleil.
Le ciel glissait lentement de l’orange chaleureux au bleu profond du soir lorsque le domaine de Muichiro apparut enfin entre les arbres.
À l’approche, elle aperçut une silhouette assise sous un grand cèdre : un genou replié contre lui, l’autre jambe étendue dans l’herbe.
Muichiro tourna légèrement la tête en entendant les pas.
Son expression se tendit un instant — réflexe de guerrier — puis se relâcha tout aussi vite lorsqu’il la reconnut.
Quand Lucy arriva à sa hauteur, le soleil avait disparu derrière les monts.
La pénombre était assez douce pour qu’elle replie son ombrelle.
— …Salut, dit-elle doucement.
Muichiro hocha la tête en guise de salutation.
Son visage restait neutre, réservé, mais quelque chose dans ses yeux — un éclat trop vif, trop mobile — trahissait une légère nervosité.
— Salut…, répondit-il d’une voix étonnamment douce.
Il tapota l’herbe à côté de lui.
Une invitation silencieuse.
Lucy hésita à peine une seconde avant de s’asseoir à ses côtés.
La proximité fit battre son cœur un peu trop vite.
— …J’ai lu ta note, tu sais, murmura-t-elle.
Il détourna aussitôt le regard, une rougeur soudaine teintant ses joues.
Il tenta maladroitement de la cacher en s’éclaircissant la gorge.
— Tu… tu as fait ça ? lâcha-t-il d’une voix plus sèche que prévu, les yeux fixés au sol.
Le silence qui suivit fut long.
Pas pesant — juste… chargé.
Comme s’il cherchait désespérément les mots justes.
Puis, d’une voix plus basse :
— …Et ?
Lucy tourna légèrement le visage vers lui, l’observant du coin de l’œil.
— Ça m’a beaucoup touchée.
Surtout… ce que tu as dit pendant la réunion.
Muichiro baissa la tête encore davantage.
Ses joues avaient viré du rose tendre au rouge franc.
— Je le pensais, murmura-t-il.
— Je ne l’aurais pas dit autrement.
Il se tourna alors vers elle.
Leurs regards se croisèrent une fraction de seconde — brève, brûlante — avant qu’il ne détourne les yeux encore une fois, incapable de soutenir l’intensité du moment.
Lucy sentit immédiatement sa nervosité.
Pas seulement parce qu’elle l’observait…
Mais parce que ses sens démoniaques percevaient tout :
la chaleur qui montait sous sa peau,
la légère accélération de son souffle,
le minuscule tressaillement de son pouls juste sous sa gorge.
Il ne disait rien.
Mais son corps, lui, criait.
Dans un geste taquin et incroyablement doux, Lucy leva une main et pinça légèrement sa joue — sans aucune force, juste un effleurement.
Le résultat fut instantané.
Muichiro se figea comme frappé par un éclair.
Sa nuque se raidit, son visage vira à l’écarlate, et ses yeux s’écarquillèrent à peine, trahissant un bouleversement total.
— Qu’est-ce que tu… balbutia-t-il, complètement décontenancé.
Il ne recula pas.
Il en aurait été incapable.
Puis, pour l’achever totalement, Lucy se pencha.
Ses lèvres effleurèrent la zone qu’elle venait de pincer — une caresse si légère que ce n’était presque rien… mais pour lui, c’était tout.
Le cerveau de Muichiro se déconnecta simplement.
Il la fixa, pétrifié, abasourdi, les yeux trop larges, la bouche entrouverte sans que le moindre mot n’ose en sortir.
Et, si c’était encore possible, ses joues rougirent davantage — un rouge brillant, impossible à masquer.
Lucy percevait tout grâce à ses sens exacerbés :
la chaleur fulgurante sous sa peau,
le bond soudain de son pouls,
la vibration infinitésimale de son souffle court.
Il était bouleversé.
Incroyablement.
Complètement.
Finalement, un petit son lui échappa.
Un mélange étouffé entre un gémissement et un couinement.
Lucy sourit — un sourire tendre, attendri par ce bruit adorable qu’il aurait sûrement voulu avaler tout entier.
D’un geste prudent, son pouce frotta sa joue, effleurant sa peau sans jamais approcher trop près ses ongles désormais longs et aiguisés.
— …Muichiro.
Il sembla presque fondre en entendant son nom prononcé avec cette voix-là.
Il parvint à reprendre un peu de contrôle — juste assez pour articuler quelque chose.
— O-Oui ? répondit-il, d’une voix bien trop rauque pour un garçon de son âge.
Lucy chercha son courage.
Son regard vacilla, ses doigts tremblèrent un peu.
— …j’ai demandé à Shinobu de chercher un remède à mon état.
Je ne veux pas rester comme ça si… tu…
Sa voix se brisa.
Les mots restèrent coincés dans sa gorge.
Elle baissa le regard, incapable de finir.
Muichiro tendit alors la main et saisit doucement son poignet.
Ses doigts se refermèrent autour avec une délicatesse presque irréelle — comme s’il avait peur de la briser.
Lucy releva légèrement les yeux, surprise.
Il fronçait les sourcils, non pas de colère mais d’une concentration profonde.
Un regard doux, extrêmement attentif, qu’il posa entièrement sur elle en l’obligeant à relever la tête.
Il la fixa longtemps.
Très longtemps.
Ses yeux parcouraient son visage, comme s’il cherchait… quelque chose.
Un mot, peut-être.
Un sentiment qu’il reconnaissait sans pouvoir le nommer.
Puis, soudain, sa voix trancha doucement l’air :
— Ne change pas qui tu es à cause de moi, Lucy.
Il baissa légèrement les yeux avant d’ajouter, plus fermement :
— Le fait que tu sois un démon ne change rien.
Elle écarquilla les yeux, touchée d’une manière qu’elle n’aurait jamais cru possible.
Son cœur — ou ce qui lui restait, désormais — sembla gonfler d’une chaleur douce, presque douloureuse.
Un sourire discret, timide mais vrai, étira les lèvres du jeune Hashira lorsqu’il vit sa réaction.
Il serra un peu plus son poignet, juste assez pour lui transmettre quelque chose qu’il n’arrivait pas encore à dire.
Il se rapprocha.
À peine.
Juste assez pour que leurs genoux s’effleurent.
Cette minuscule distance disparue changea tout dans l’air entre eux.
— Je le pense. Vraiment, dit-il d’une voix sincère, presque fragile.
— Ça ne me fait rien. Tu es toujours toi, pour moi. Toujours celle que je…
Il s’interrompit net, cligna des yeux, comme si le mot lui échappait au dernier moment.
Ce n’était pas de la gêne.
Ni de la panique.
Lucy le sentit immédiatement — ses sens démoniaques captaient la frustration précise qui montait en lui.
Il fronça les sourcils, cherchant.
Son regard se perdit un instant, comme s’il fouillait dans une pièce vide.
— …Que tu quoi ? demanda Lucy avec douceur.
Muichiro détourna brusquement les yeux, mais pas par timidité — plutôt par irritation envers lui-même.
— Rien, marmonna-t-il.
Sa mâchoire se contracta légèrement.
Son regard fixait l’herbe, comme s’il s’énervait silencieusement.
Lucy pouvait sentir le petit pic de frustration dans son souffle, le minuscule tressaillement de sa main encore posée sur son poignet.
Il n’avait pas voulu esquiver.
Il avait simplement…
oublié.
Le mot lui avait échappé.
Mais Lucy n’abandonna pas.
Un sourire doux naquit sur ses lèvres tandis qu’elle se penchait légèrement vers lui, cherchant à combler la distance qu’il venait d’interrompre.
Sa main, toujours posée sur son poignet, glissa un peu plus haut pour l’inciter à relever le visage.
Elle allait s’approcher, peut-être même—
Un battement d’ailes soudain fendit l’air.
Lucy sursauta, tournant la tête vers le son. Un corbeau.
Dans ce mouvement involontaire, l’un de ses ongles effleura la peau de Muichiro.
Une simple éraflure.
À peine une ligne rouge, plus fine qu’un cheveu.
Mais une goutte de sang perla aussitôt — minuscule, brillante.
Lucy se figea.
Ses yeux s’écarquillèrent.
La terre se déroba presque sous ses pieds.
— Oh… oh non… je suis désolée…
Muichiro porta instinctivement une main à sa joue.
Il fronça les sourcils, mais pas de douleur — juste de surprise.
— Ce n’est rien, dit-il doucement.
— Ce n’est qu’une égratignure. J’ai eu pire.
Il frotta la zone blessée du bout des doigts, distrait, comme si ce n’était vraiment pas important.
Puis ajouta, avec une douceur presque involontaire :
— …Lucy, tes ongles sont vraiment pointus.
Mais Lucy n’entendait plus rien.
Ses yeux restaient fixés sur la fine trace rouge, sur sa propre main tremblante…
Et, dans son esprit, le goût du danger éclata comme un éclair noir.
L’odeur du sang — faible mais présente — la traversa comme un coup de poignard.
Elle sentit quelque chose en elle hurler.
Sa lèvre trembla.
Elle serra les dents si fort qu’un muscle tressaillit dans sa joue.
Puis elle bondit en arrière.
Avant même que Muichiro ne puisse tendre la main, elle se leva d’un mouvement trop rapide pour être humain.
Son ombrelle glissa et resta appuyée contre l’arbre, abandonnée.
Et Lucy partit.
Désespérément.
Elle se jeta dans la nuit, ses pas laissant derrière elle un souffle d’air et un léger nuage de poussière, comme si elle se dissolvait dans les ombres.
Muichiro resta pétrifié une seconde.
Puis ses yeux s’écarquillèrent lorsqu’il réalisa.
— Lucy… attends !
Il se leva d’un bond, fit quelques pas en avant, la main tendue —
mais elle avait déjà disparu.
Bien trop vite pour qu’il puisse la suivre, même lui.
Il s’immobilisa.
Son bras retomba.
Ses épaules s’affaissèrent lentement.
Son regard se perdit vers l’endroit où elle avait disparu dans la nuit.
Puis il se posa sur l’ombrelle restée contre l’arbre — fragile, immobile, terriblement seule.
Son expression se brisa en un mélange étrange… frustration, inquiétude, et une douleur sourde qu’il ne savait même pas nommer.
Il se pencha, ramassa l’ombrelle avec un soin presque excessif.
La fit tourner un instant entre ses doigts.
Puis, dans un souffle discret — un soupir qui disait tout — il se mit en marche vers le Domaine des Papillons.