Cœur givré
Malgré la légère somnolence qui la berçait, Lucy ne dormait pas.
Elle se contentait d’écouter.
La respiration calme de Muichiro.
Les battements réguliers de son cœur.
Il était profondément endormi, épuisé par les émotions qui l’avaient traversé quelques heures plus tôt, son katana posé sur le tatami à ses côtés.
Dans son sommeil, il semblait redevenu un enfant — celui qu’il n’avait jamais vraiment eu le temps d’être.
Son visage était détendu, paisible, débarrassé de ses froncements de sourcils habituels.
Comme si les inquiétudes du monde s’étaient dissoutes en un instant.
Par moments, il murmurait quelque chose dans son sommeil. Pas des mots distincts.
Juste un souffle heureux.
Un rêve doux, peut-être.
Lucy, elle, sentait sa chaleur contre sa propre peau trop froide.
Elle capta son odeur : légère, propre, subtile.
Une nuance de terre humide après la pluie — presque du pétrichor — mêlée à quelque chose de floral.
Du bleuet, peut-être.
Et sous tout cela… la force.
La puissance d’un Hashira.
Cette énergie qui vibrait doucement sous sa peau.
Mais surtout…
Son sang.
Elle l’entendait.
Vrai.
Présent.
Brûlant.
Métallique.
Un parfum enivrant qui s’insinuait lentement dans ses poumons.
Elle déglutit difficilement.
Un inconfort chaud s’installait dans sa poitrine, serpentait le long de sa gorge.
Son instinct démoniaque commençait à s’agiter, à s’étirer comme une bête réveillée dans une cage trop étroite.
Ses yeux dérivèrent vers son cou.
La pulsation y était visible pour elle, nette, hypnotique.
Chaque battement traçait un rythme régulier, ensorcelant.
Une étrange chaleur, presque douloureuse, se répandit dans son ventre.
Ses pupilles se resserrèrent.
Son regard s’assombrit — un voile sombre émergeant du fond de son être.
Le démon en elle voulait plus.
Il avait soif.
Encore.
Lucy tenta de détourner les yeux.
Impossible.
Son souffle se fit plus court.
Plus rapide.
Son corps vibrait sous l’appel instinctif du sang.
Elle se recroquevilla légèrement, luttant contre l’élan qui montait.
Non…
Je ne veux pas.
Je ne peux pas.
Mais la petite voix dans son esprit, cruelle et visqueuse, se glissa dans ses pensées :
Va-y. Tue-le. Il dort. Il ne sentira rien.
Lucy serre les dents.
Une écume pâle perle au coin de sa bouche.
Son corps se penche tout seul — lentement, dangereusement — vers le cou offert du garçon endormi.
Elle est proche.
Beaucoup trop proche.
Un souffle.
Un battement.
Une seconde de plus, et l’instinct gagnera.
Alors un éclair de lucidité la frappe.
Je dois partir.
D’un mouvement sec, presque animal, elle se dégage.
Elle bondit hors du futon, traverse la pièce en deux pas, ouvre la fenêtre d’un geste brutal et, sans réfléchir, se jette dehors.
La nuit la dévore.
Elle disparaît.
))))))))))((((((((((
Le frôlement de l’air suffit à réveiller Muichiro.
Ses yeux s’ouvrent d’un coup.
Le froid.
Le vide.
Lucy n’est plus là.
Il se redresse brusquement, le souffle court, scrutant la pièce avec une panique qui lui noue immédiatement la gorge.
Son regard se fixe sur la fenêtre ouverte.
Il comprend.
Et son visage se crispe, ravagé par une peur qu’il n’a jamais connue.
Il se lève d’un bond — manque de trébucher — fonce vers la fenêtre et aperçoit, l’espace d’un instant, une ombre familière disparaître dans la ruelle.
— Lucy… !
Sa voix, plus rauque que la normale, se brise dans la nuit.
— Ne t’enfuis pas !
Mais déjà, elle court à toute allure entre les arbres du village.
Le sang.
L’odeur du sang est partout.
Derrière chaque fenêtre, chaque porte, chaque maison où vivent des familles endormies.
Ses sens l’empoisonnent.
Elle pourrait s’arrêter.
Entrer n’importe où.
Céder.
L’idée la transperce d’horreur.
Elle ne fuit pas Muichiro.
Elle le protège.
Elle protège tout le monde…
D’elle-même.
))))))))))((((((((((
— Lucy ! Bon sang… reviens !
Muichiro jure entre ses dents, ramasse son katana puis se lance hors de la chambre.
Il s’élance dans les ruelles nocturnes, pieds nus sur les dalles froides, son pouls battant à un rythme affolé.
La panique le ronge.
Il saute un muret, contourne un arbre, accélère encore.
Chaque seconde où il ne la voit plus lui arrache une bouffée de terreur brute.
Mais il continue.
Il refuse de la perdre de vue.
Il refuse de la laisser seule avec ce qu’elle combat.
))))))))))((((((((((
Lucy court toujours.
Ses pas frappent le sol à une vitesse démentielle, les arbres deviennent des lignes floues autour d’elle.
Le vent cingle son visage.
Son souffle est court, rauque, presque arraché.
Encore un peu… encore… sortir du village… loin d’eux…
Son instinct hurle dans son crâne.
Le sang. Le sang. Le sang.
Une clairière se dessine.
Elle force son corps à accélérer.
Mais soudain—
Un frisson.
Infime.
Un courant d’air qui n’est pas le sien.
Une présence.
Son corps réagit avant même qu’elle ne comprenne.
Elle tourne légèrement la tête — juste assez pour voir quelque chose bouger derrière elle.
D’abord, c’est une ombre.
Un éclat.
Un trait d’argent dans la nuit.
Puis le monde ralentit.
Vraiment.
Terriblement.
Chaque battement de son cœur devient distinct, lourd, espacé.
Ba-dum.
La lame fend l’air.
Un sifflement sec, déchirant, presque aigu.
Ba-dum.
Le métal reflète la lune dans une traînée blanche.
Ba-dum.
Lucy voit la trajectoire.
Droite vers elle.
Vers son cou.
Elle n’a même pas le temps de respirer.
Ses yeux s’écarquillent — un mélange de stupeur, de peur et d’un instinct primal qui gronde au fond de ses entrailles.
))))))))))((((((((((
Le monde reprend sa vitesse.
La lame s’abat — Lucy se baisse d’un réflexe brutal.
Un souffle.
Un froissement.
Une mèche entière de ses cheveux se détache dans l’air, tranchée net.
Elle pivote aussitôt sur ses appuis.
Le second coup arrive déjà, rapide, instinctif — elle glisse sur le côté juste assez vite pour sentir l’air coupé frôler son oreille.
Quand elle relève les yeux, son assaillant est devant elle.
Un pourfendeur.
Jeune.
Trop jeune.
Son haori flotte autour de lui, son katana tremble dans sa main — non pas de peur, mais d’adrénaline.
Dans ses yeux, elle voit une détermination pure, brûlante.
La même qu’elle avait eue… quand elle l’était elle-même fraîchement devenue.
Au-dessus d’eux, un corbeau tourne, s’époumonant :
— Démon ! Démon ! Démon !
Chaque battement d’ailes amplifie l’urgence.
Lucy esquive encore.
Puis encore.
Mais elle ne réplique pas.
Elle refuse.
Répondre, même une seule fois, même légèrement… pourrait le blesser.
Ou pire — le tuer.
Mais ce refus la met en danger.
Très en danger.
))))))))))((((((((((
À plusieurs rues de là, Muichiro court.
Il entend le bruit :
Le sifflement d’une lame.
L’impact contre le sol.
Le souffle d’un combat.
Son cœur explose dans sa poitrine.
— Lucy…
Il accélère encore, dérapant presque dans les virages tant sa panique le consume.
Il ne réfléchit plus.
Il ne respire plus.
Il ne restera PAS les bras croisés.
Pas si elle est en danger.
Pas une seconde.
))))))))))((((((((((
Lucy bondit en arrière.
Trop tard.
La lame lui entaille l’avant de la gorge.
Une coupure fine, nette — mais profonde assez pour faire jaillir un filet rouge sombre.
Un choc brûlant traverse tout son corps.
Elle porte instinctivement la main à son cou.
Son sang.
L’odeur métallique monte aussitôt à son nez.
Son esprit vacille — affamé.
Elle tente de se reprendre, mais le pourfendeur fonce.
Elle esquive…
Une fraction de seconde trop tard.
La lame s’abat sur son épaule.
La douleur explose, fend sa chair.
Elle grimace — un souffle rauque lui échappe.
Son instinct de survie, jusque-là retenu, hurle.
Il hurle si fort qu’il recouvre tout.
En un battement de cœur :
— ses griffes ressortent, noires et luisantes
— ses crocs se dévoilent, acérés
— les veines de son visage s’assombrissent
— le blanc de ses yeux vire lentement au noir
Le démon en elle prend presque le dessus.
Le jeune pourfendeur, sans le savoir, vient de réveiller un prédateur.
Lucy chancelle, un genou fléchit — mais son regard, lui, n’est plus humain.
Elle respire fort, trop fort, sa gorge vibrante d’un grondement qu’elle ne contrôle plus.
Elle lutte.
Elle lutte encore.
Mais l’instinct griffe, lacère, rugit :
"Tue-le avant qu’il ne te tue."
Une pulsation monstrueuse traverse Lucy.
Ses veines s’assombrissent, ses crocs s’allongent, l’écume lui brûle la langue.
Son instinct rugit, sauvage, affamé.
Et alors que le pourfendeur lève son katana pour frapper—
— STOP !
La nuit explose sous la voix de Muichiro.
En une fraction de seconde, il traverse la clairière.
Il n’est qu’un flou, une lame blanche, un souffle.
Son katana jaillit, parant l’attaque du jeune pourfendeur avec un CHOC métallique qui fait vibrer le sol.
Le pourfendeur recule, stupéfait, les yeux écarquillés.
— H-Hashira Tokito ??!
— Que faites-vous ?! Cette chose est dange—
Il n’a pas le temps de terminer.
Lucy bouge.
Elle ne choisit pas de bouger.
Son instinct bouge pour elle.
D’une brutalité fulgurante, elle se jette… sur Muichiro.
Il n’a même pas le temps d’achever son geste.
Le sol lui arrache l’air des poumons lorsqu’il s’écrase sur le dos.
THUD !
Lucy est sur lui.
Littéralement sur lui.
Ses genoux encadrent ses hanches, ses mains — armées de griffes — plaquent ses épaules au sol.
— L-Lucy… ! halète-t-il, la voix étranglée par le choc, la surprise… et la peur pour elle, pas pour lui.
Elle grogne au-dessus de lui.
Un son guttural, déformé.
Des halètements courts et affamés.
Ses yeux ne sont plus humains.
Ses pupilles noires avalent le peu de lumière.
Ses crocs brillent sous la lune.
Des veines sombres courent le long de ses tempes.
L’odeur du sang de Muichiro — son sang si proche, si chaud — la rend folle.
Il la regarde.
Il ne bouge pas.
Ses mains montent vers ses bras…
Mais il ne la repousse pas.
Il ne l’attaque pas.
Il ne se défend même pas.
Il lui offre son contact.
Parce qu’il refuse — refuse — de lui faire du mal.
Son souffle est chaud contre sa gorge.
Trop chaud.
Trop près.
Le jeune pourfendeur, toujours debout, restait figé de terreur.
Il voyait la scène sans rien comprendre :
Lucy, déformée par l’instinct…
Muichiro, plaqué sous elle, sa gorge exposée, son souffle court…
Et pourtant —
pas une once de peur dans ses yeux.
L’instinct de Muichiro hurlait pourtant.
Fuis.
Éloigne-toi.
Protège-toi.
Mais il refusa.
Au lieu de se débattre, il força chaque muscle à se détendre.
Ses mains glissèrent lentement des bras de Lucy pour venir s’agripper à l’herbe, paumes ouvertes, signe qu’il ne se défendrait pas.
Un geste complètement insensé.
Et totalement lui.
Sa gorge se contracta ; il déglutit difficilement, essayant d’humidifier une bouche soudain devenue sèche.
Il inspira — un souffle court, tremblant.
Puis il parla, avec une clarté qui n’aurait pas dû être possible dans une telle position :
— Lucy… tu m’entends ?
Elle ne bougea pas.
Elle le fixait.
Fixait son cou.
Fixait son sang.
Les crocs visibles derrière ses lèvres tremblantes.
L’envie violente, primitive, dévorante, pulsa dans tout son corps.
Mais il restait en elle…
un fragment.
Un minuscule fragment d’hésitation.
Et ce fragment la maintenait immobile.
))))))))))((((((((((
À l’horizon, l’aube commençait à naître.
Lentement, une lueur pâle se déploya dans le ciel.
Une lumière douce, presque irréelle, teinta les nuages d’orange et de rose.
Le monde changeait de couleur —
et ce moment, sans la terreur, aurait été magnifique.
Muichiro sentit la lumière sur sa peau.
Un souffle lui échappa, un peu tremblant.
Il continuait de la regarder, ses pupilles vibrantes de peur et d’amour mêlés.
Son cœur battait si fort qu’il en avait mal.
Il attendait.
Juste un mouvement.
Juste une réponse.
Juste une preuve qu’elle était encore là.
Face à son immobilité absolue, un faible sourire, las et tendre à la fois, étira ses lèvres.
Il murmura, d’une voix presque brisée :
— Tu es… toujours là, n’est-ce pas ?
Lucy se crispa aussitôt.
Ses griffes s’enfoncèrent dans les épaules de Muichiro.
Il serra les dents à la douleur, mais ne bougea pas.
Lucy tremblait.
Son souffle rauque se bloquait dans sa gorge.
Ses yeux sombres vacillaient, traversés d’une lueur hésitante — un écho de ce qu’elle était, de ce qu’elle voulait être.
Puis quelque chose la frappa.
Un picotement.
Un brûlure superficielle.
Le soleil.
La toute première lueur du jour venait de toucher sa peau.
La lumière glissait sur son bras, sa joue, son cou — et sa peau commença à craqueler, lentement, comme de la porcelaine chauffée à vif.
De minuscules fissures s’ouvraient, blanches, lumineuses, douloureuses.
Muichiro le remarqua immédiatement.
La panique passa dans son regard.
Ses mains tressaillirent — inconsciemment prêtes à l’attraper, à la tirer contre lui, à la mettre à l’abri.
Il dut retenir un geste trop instinctif.
Il contracta la mâchoire, les bras tendus, les poings fermés pour résister à l’envie de la sauver de sa propre brûlure.
Parce qu’un mouvement trop abrupt pourrait l’effrayer.
La perdre.
La faire basculer.
Il resta immobile.
Mais chaque fibre de son corps voulait la protéger.
Son expression mêlait nervosité brûlante et affection dévorante.
Ses yeux scrutaient le visage de Lucy, cherchant désespérément un signe.
Un seul.
Un minuscule signe qu’elle l’entendait encore.
— Regarde-moi, murmura-t-il, si doucement que seul un démon pouvait l’entendre.
— Je sais que tu es encore là.
Il inspira, tremblant.
— Bats-toi, Lucy.
Les lèvres de la jeune femme se mirent à trembler.
La bête en elle grondait, affamée, violente.
Mais la part humaine…
celle qu’il avait appelée,
celle qu’il avait touchée,
celle qu’il avait embrassée quelques heures plus tôt…
…se débattait.
Elle le reconnaissait.
Et cette reconnaissance lui faisait peur.
Une peur brute, viscérale :
celle de lui faire du mal.
Celle de briser sa parole.
Celle de perdre ce qu’elle avait trouvé en lui.
La lumière du soleil lui mordait la peau.
Les craquelures s’étendaient, brûlantes, insupportables.
Mais elle ne s’éloignait pas.
Elle restait au-dessus de lui.
Comme partagée entre deux instincts contraires.
Sa voix finit par franchir ses lèvres, brisée, déraillée :
— …Muichiro…
Un simple mot.
Mais ce mot laissait tout deviner :
La souffrance.
La faim.
La peur.
La reconnaissance.
La lutte.
Et surtout…
Sa présence.
Elle était encore là.
Il inspira, prêt à tendre la main vers elle, à la ramener entièrement.
Mais il n’en eut pas le temps.