Si Vis Pacem...

Chapitre 5 : III -Here it comes again

Catégorie: M

Dernière mise à jour 10/11/2016 08:44

 

III –Here it comes again
 
 
 On les avait mené dans cette grande tente faite d’épaisses peaux de bêtes, les protégeant efficacement du froid redoutable qui régnait au-dehors, et on leur avait fait comprendre qu’ils ne devaient pas en sortir. Là, on les avait laissé seuls depuis cinq jours, en leur apportant régulièrement de quoi manger et boire. Une certaine agitation à l’extérieur du tipi les portait à deviner que les villageois, dehors, débattaient du sort qu’ils réserveraient à leurs prisonniers. Tous avaient été surpris de la réaction du guerrier nuskri lorsqu’il avait remarqué Metaxa, mais celle-ci n’accepta de leur en donner la raison qu’au bout de plusieurs jours.
« J’appartenais autrefois au peuple nuskri, expliqua-t-elle, mais j’ai été bannie. Mon père, le chef de la maison Takeri, s’était épris d’une femme appartenant au peuple des Kallyrys.
-Les Kallyrys ? s’étonna Nera. Ils sont encore vivants ?
-Qui sont ces Kallyrys ? demanda Katenbau.
-Il y a bien longtemps, les elfes régnaient sur Sanctuary. La légende raconte que lors de l’avènement des hommes, les elfes se retirèrent en deux régions. Dans les verts bois au sud de Kehjistan, sur les flancs des chaînes de Hammëmon, et dans les cols déserts des chaînes de Kwol-Tak-Kren. Vers Hammëmon s’établit le plus grand nombre, si bien qu’un jour ceux du sud perdirent tout contact avec les rares qui s’étaient établis au nord. Nous les pensions tous disparus.
-Les Kallyrys sont un ennemi de tous les peuples humains de ces montagnes. Ils font constamment la guerre aux autres tribus.
-Sans doute en vérité sont-ce les autres tribus qui leur font sans cesse la guerre.
-Cela, je l’ignore. En tout cas, les Nuskris ont une haine toute particulière envers les Kallyrys, qui sont leurs ennemis de toujours. Mon père a longtemps réussi à dissimuler sa liaison avec ma mère, mais à ma naissance, son peuple découvrit sa trahison. Les Tsumeha, une famille rivale, demandèrent son exécution pour trahison. Leur chef, Kanei, était un ennemi de longue date de mon père.
 Finalement, Hirato, mon père, porta l’affaire devant le conseil, et obtint mon bannissement et celui de ma mère, contre son suicide. Mon père se suicida donc, mais Tsumeha Kanei était toujours furieux. Pour rendre total le déshonneur de mon père, il fit fondre son sabre et en fit des hameçons pour les pécheurs du village.
 Ma mère et moi devions alors quitter le village. Mais le fourbe Kanei décida d’aller contre la décision du conseil, et envoya ses sbires nous assassiner la nuit qui devait précéder notre départ. Ma mère se sacrifia pour me donner le temps de fuir. Je me retrouvai seule, perdue dans les montagnes, et ce fut presque par miracle que des Kallyrys me trouvèrent errante plusieurs jours plus tard.
 Ils me recueillirent, m’enseignèrent la langue des elfes et celle des hommes, la lecture, l’écriture, l’art du combat et de la guerre. Puis, voyant que j’étais à demi-humaine, ils me rejetèrent dès que je fus en âge de survivre par moi-même.
 Bannie par les elfes et par les hommes, je quittai les montagnes de Kwol-Tak-Kren, j’errai dans les steppes, me nourrissant de baies et de viande de lapins, et enfin j’arrivai sur le Mont Arreat; là, je m’établis, mais j’évitai le peuple d’Harrogath, craignant d’être à nouveau bannie. Plusieurs années s’écoulèrent, et je vous ai rencontré peu après que la guerre se soit étendue sur le royaume barbare.
 J’espère que cela vous éclaire sur l’attitude que j’ai adopté lorsque je vous rencontrai pour la première fois. Il me paraissait inconcevable alors que l’on m’accepte telle que j’étais. L’homme qui m’a reconnu est sans doute Tsumeha Kenru, le fils de Tsumeha Kanei. Et en ce moment, le conseil se concerte sans doute sur le sort qu’ils vont nous réserver. »
 Un silence ponctua révélation. Personne n’osa dire mot, hormis Nera, qui eut par la suite une longue conversation avec Metaxa. Plusieurs jours s’écoulèrent encore, sans qu’aucun événement notable n’arrivât.
 
 Ce fut à la fin de leur neuvième jour de captivité que l’homme qui leur apportait le repas chaque soir resta plus longtemps que les quelques secondes habituelles, durant lesquelles ils posait les écuelles à même le sol et s’en allait.
 Cette fois, il s’avança jusqu’au milieu de l’intérieur du tipi, se tourna vers Metaxa, s’inclina brièvement et parla.
« Le conseil aura bientôt délibéré, et ils vont choisir la sentence de mort à n’en point douter.
-Qui êtes-vous ? demanda Metaxa. Ils n’est pas dans les usages nuskris de parler aux condamnés avant leur exécution.
 L’homme s’inclina à nouveau.
-Suneshi, ancien serviteur du clan Takeri. Vous devez savoir, madame, que les Tsumeha ne sont plus en odeur de sainteté au conseil, désormais.
-Que voulez-vous dire ?
-Vous aurez droit à une dernière volonté, madame. Défiez Tsumeha Kanei. S’il refuse, il perdra la face, et sera déchu. S’il accepte, vous pourrez le vaincre et devenir chef des Nuskris. Le conseil sera à vos ordres.
-C’est un plan intelligent, admit Katenbau. Pourquoi nous aides-tu, Suneshi?
-Je ne désire que la grandeur du clan Takeri, messire. Le retour de la fille du grand Takeri Hirato est synonyme d’espoir pour nous qui sommes privés du pouvoir depuis fort longtemps.
 Il se tourna de nouveau vers Metaxa.
-Je vous en prie, madame, défiez Kanei, il ne saurait gagner. Le clan Takeri a besoin de vous. »
 Puis il se retira subrepticement.
 
 
 
 Le lendemain, en effet, on vint les chercher dans la tente. Ils traversèrent le village enneigé, escortés par une quinzaine de guerriers à l’air menaçant. Puis ils arrivèrent à une place circulaire, délimitée par des tipis de peaux, d’une taille qu’ils estimèrent au triple de celle, déjà fort vaste, dans lequel ils avaient été retenus. Devant chacune des tentes, flottait au gré du faible vent un étendard à l’image de l’animal totem du clan qui vivait là. Une foule assez importante, apparemment toute la population du village, était réunie là, disposée le long du cercle des totems. Seuls une dizaine de vieillards, au visage mat et ridé, et au corps voûté par leur grand âge, se tenaient au milieu. L’un d’eux prit la parole.
« Le conseil décrète, énonça-t-il lentement d’une voix exténuée, que la sentence promulguée à l’encontre de Takeri Metaxa et de ses compagnons étrangers, qui ont violé le territoire nuskri en dépit de leur non-appartenance à la tribu, ou de leur bannissement, est la sentence de mort. Les condamnés ont-ils une dernière volonté ?
 Metaxa s’avança et parla d’une voix claire.
-Je souhaite défier en duel Tsumeha Kanei.
 De toute évidence, les vieillards s’attendaient à cette décision, car ils prirent très rapidement leur décision.
-Malgré votre bannissement, vous appartenez au peuple nuskri. La dernière volonté sera donc respectée. Takeri Metaxa défie Tsumeha Kanei, chef de la tribu. Le vainqueur occupera cette fonction à la place du vaincu, ou confortera sa place. »
Tous les membres de la coterie, à l’exception de Metaxa, furent placés à l’écart du disque central. Les membres du conseil se séparèrent et rejoignirent la foule. Seuls restèrent Metaxa, et un homme vieux d’une soixantaine d’années, mais au port fier. Il était encore assez grand, et son regard était toujours alerte, et ses mouvement assurés, alors même que son crâne était presque entièrement dégarni. Tsumeha Kanei. L’homme qui avait tué son père et sa mère.
 Un homme rompit les rangs du cercle qui les entourait. C’était Suneshi. Il remit un long étui d’ivoire à Metaxa, puis se retira en glissant : « Le sabre de votre père… celui que Kanei fit fondre était un faux, nous avions dissimulé le vrai. »
 Elle le dégaina lentement, et glissa l’étui à sa ceinture, tandis que son adversaire faisait de même. La lame, longue d’environ un mètre vingt, était d’une élégance sans pareille. Elle avait été forgée dans la tradition nuskri, légèrement recourbée, avec un seul tranchant, destinée seulement aux coups de taille. Kanei attaqua le premier. La lumière glacée du soleil boréal se refléta sur l’acier de son sabre tandis qu’elle parait sans problèmes le coup bien trop lent et faible de son adversaire. Il avait certes encore des réflexes, mais son corps était désormais celui d’un vieillard affaibli, et le combat était sans espoir pour lui.
 Elle bloqua un autre coup, et répliqua par un revers de lame qui balaya la garde du vieil homme. Un second coup le désarma. Kanei voulut rouler vers l’avant pour récupérer son sabre, mais son dos douloureux le stoppa au milieu de son mouvement, et il s’effondra dans la neige. Metaxa s’approcha de lui et leva son sabre. Le vieil homme, comprenant que son heure était venue, s’assit en tailleur, et ferma les yeux.
 La lame miroitante s’abattit, un flot de sang éclaboussa la neige vierge, un bruit mat se fit entendre.
 
 Katenbau observa avec effroi la tête du vieil homme glisser lentement le long du cou décapité avant de chuter dans la neige teintée de son sang, rapidement imitée par le reste du corps. Quelle était donc cette culture folle et impitoyable, où l’on envoyait à la mort des vieillards, où l’on assassinait des bébés et leur mère ? Il croyait auparavant connaître Metaxa, mais il se surprit à éprouver pour elle, sinon du dégoût, une totale incompréhension. Il avait jusqu’alors interprété sa froideur comme une scrupuleuse réserve, mais il comprit qu’il y avait autre chose. En fait, tout comme chez les autres nuskris, son calme n’était qu’apparent, servant à dissimuler une terrifiante violence intérieure. Cependant, comme Katenbau le comprit en voyant l’expression dégoûtée de Metaxa alors que celle-ci tranchait le cou du vieillard, il ne s’agissait pas de la cruauté des démons; le peuple nuskri n’était pas sanguinaire, mais impitoyable. Ils ne toléraient pas la faiblesse, ni chez les vieillards, ni chez les nourrissons. Il frissonna en imaginant les pratiques eugénistes qui devaient découler d’une telle philosophie. C’était comme si, affrontant un adversaire non-humain, les nuskris avaient renoncé à leur propre humanité pour obtenir la victoire.
 
 Tirant Katenbau de ses pensées, quelqu’un, à sa gauche, sortit des rangs, et s’avança au milieu du cercle. C’était Tsumeha Kenru, le fils de Kanei. Tandis que des hommes traînaient à l’écart le cadavre de son père, laissant derrière eux une bande de neige rougie par le sang, il s’écria :
« Je défie Takeri Metaxa en duel !
-Je relève le défi, répondit-elle. »
 Les membres du conseil hochèrent la tête en signe d’approbation. Tsumeha Kenru dégaina ses deux sabres et se mit en garde. L’assistance redoubla d’attention, car le second combat s’annonçait beaucoup plus équilibré donc intéressant. Un silence de mort s’abattit de nouveau.
 Car Metaxa avait beau être une immense guerrière, ayant affronté et vaincu l’élite des troupes de Baal, et ayant combattu contre Moloch lui-même, le sabre n’était pas son arme de prédilection. Kenru, au contraire de son père, était dans la force de l’âge –Katenbau lui donnait un peu moins de quarante ans, et au contraire de Metaxa, s’entraînait depuis son enfance au combat au sabre.
 Ils commencèrent à décrire des cercles l’un autour de l’autre, attendant de repérer un défaut dans la garde de l’adversaire. Lorsqu’il arriva au niveau de la tache de sang qu’avait laissé le corps de son père sur la neige, Kenru s’agenouilla et embrassa la neige maculée de sang.
 « Père… »murmura-t-il.
 Puis il se redressa, et attaqua. Le coup était rapide, précis, puissant. Il entailla la tunique de Metaxa, sans la blesser toutefois. Elle riposta par un coup qu’il bloqua en croisant ses deux sabres, avant de la repousser.
 Kenru ne baissa pas les bras, et passa de nouveau à l’attaque. De son bras gauche, il se fendit en un estoc que Metaxa para à grand peine, avant de se rétablir, et, d’un revers de lame de son bras droit, de coincer le sabre de Metaxa, de la désarmer, et d’achever son mouvement en un formidable coup de pied retourné qui atteignit la guerrière au plexus et la projeta plusieurs mètres plus loin.
 Metaxa se releva; elle attendit que Kenru, qui la chargeait, soit à son niveau, puis elle saisit son bras, et, profitant de l’élan du guerrier, le fit basculer par dessus son dos. Le fils de Kanei chuta lourdement sur le dos, et le temps qu’il se soit redressé, Metaxa avait récupéré le sabre de son père, et s’était mise en garde.
 Les deux combattants décrivirent à nouveau des cercles l’un autour de l’autre, chacun étant décidé à ne plus commettre d’erreur. Kenru chargea le premier. L’instant paru durer une éternité à Katenbau, qui observait le combat avec une étrange fascination. Il neigeait, à présent, sur le village, et les flocons tombaient autour d’eux dans un silence absolu, et leur image se reflétait sur l’acier miroitant des sabres. Katenbau observa les lames, d’une finesse et d’un tranchant mortels, sectionner les flocons, s’entrechoquer en produisant des tintements suraiguës qui semblaient ne jamais devoir cesser. Les lames dansaient en un ballet d’une fluidité et d’une grâce ineffables, composé par quelque génial compositeur, dans lequel chaque geste, chaque tintement d’acier, chaque craquement de la neige sous les pieds des combattants, chaque goutte de sang s’envolant d’une entaille paraissait programmé, orchestré par la maestria d’une providence maniaque, esthète et sanguinaire.
 
 Metaxa para les deux coups circulaires l’un après l’autre, riposta par un coup du bas vers le haut qui fut dévié et bloqua de justesse un estoc meurtrier qui s’en alla entailler sa tunique. Elle para un autre revers de lame, puis un coup venant de la droite, puis enfin elle vit une ouverture, passa en un clin d’œil sous la garde déstabilisée de son adversaire, et frappa.
 Le sabre s’enfonça droit dans le cœur de Kenru, qui fut stoppé en plein mouvement. Il haleta, sentant la mort venir. Déjà, ses membres faiblissaient. Ses deux sabres lui échappèrent. Metaxa retira son sabre, et Kenru se courba vers l’arrière, avant de s’effondrer sans bruit dans la neige. Un silence cosmique s’abattit sur la foule. Même le vent se tut, comme s’il jugeait inapproprié de se faire entendre, retenant son souffle. Puis la voix de Metaxa se fit entendre dans toute la vallée.
« Par le sabre de Hirato, et par la main de moi, Metaxa sa fille, les Takeri sont vainqueurs à présent et pour toujours des Tsumeha.
 Les membres du conseil se concertèrent rapidement, puis l’un d’eux déclara :
-Takeri Metaxa est chef du peuple des nuskris. »
 
 
 
 
……………
 
 
 
 
 Les deux cavaliers descendirent de leur montures et les guidèrent prudemment le long d’un sentier à la pente dangereusement abrupte et à la chaussée truffée de galets de forme irrégulière qui semblaient n’être là qu’afin de facturer les chevilles des voyageurs imprudents.
« Grihor ne veille guère à l’entretien des routes de son royaume, fit observer l’un des voyageurs. »
 Parvenus à un coude, ils purent admirer en contrebas la fertile vallée de la Hwèthrïvar, où s’élevait la glorieuse Duncraig, à l’ombre des collines, avant que le sentier ne s’éloigne à nouveau, serpentant parmi une multitude de vallons.
 Enfin, après avoir passé la dernière combe, et la dernière colline, ils arrivèrent dans la vallée principale, celle où s’écoulaient les eaux tranquilles de la Hwèthrïvar, et où se dressait la majestueuse Cité des Rois et sa Tour des Etoiles.
 La plaine était enfermée par un cercle de collines hautes d’environ trois centres, et de vallons d’où jaillissaient des ruisseaux et des cours d’eau qui se jetaient ensuite dans la Hwèthrïvar. Celle-ci scindait la plaine en deux, traversant les champs où de nombreux ponts de bois l’enjambaient, passait à travers la cité puis poursuivait son cours vers le sud, là où la vallée s’ouvrait en une large plaine fluviale qui s’étendait jusqu’au littoral du Grand Océan. De la Cité des Rois, ils ne pouvaient pour l’instant voir que la tour et les murailles. Celles-ci délimitaient Duncraig d’un cercle parfait et s’élevaient à près de vingt mètres au dessus du sol, faisant de la ville une citadelle puissante et difficilement prenable. Les murs cyclopéens, qui selon la tradition se dressaient déjà bien avant que ne vienne le premier roi étaient d’une telle construction que l’on ne pouvait distinguer entre eux les blocs qui les formaient; ainsi le mur ne laissait aucune prise ni saillie à d’éventuels assaillants. La tour, elle, était érigée au centre de la cité. Blanche, élancée et splendide, elle dominait de plus de cent mètres les terres environnantes, tandis que les rayons du soleil jouaient sur les miroirs qui ornaient son pinacle en le faisant resplendir. A son sommet, la bannière blanche des rois du Westmarch flottait dans la brise matinale. Taillée, de même que la puissante muraille, dans un seul roc, elle semblait jaillir de l’ossature même du monde.
 Après avoir traversé les champs qui s’étendaient des pieds des murs jusqu’au terrasses aménagées sur les flancs des collines, ils arrivèrent devant les Grandes Portes.
 Celles-ci avaient été forgées dans un passé lointain et obscur, et nul en Westmarch ne pouvait dire depuis quand elles s’élevaient. Les portes étaient, comme la cité entière, déjà là quand vint le premier roi, et même quand vinrent les premiers paysans –et même, racontait-on autrefois dans les campagnes, avant que ne viennent les hommes sur Sanctuary, mais ce n’étaient là que des histoires, aux yeux de la plupart.
 Les montants d’acier avaient beau être nus de tout ornement, fresque ou gravure, il en émanait une indéfinissable impression de majesté surnaturelle. Les portes étaient tenues grandes ouvertes, en ces temps de paix –encore qu’elles fussent toujours sous la surveillance de l’élite des gardes de la ville, et les deux voyageurs entrèrent par là.
 
 Duncraig n’était pas une immense ville commerciale, surtout en comparaison de Kingsport, mais il y régnait une certaine agitation. Les larges rues pavées étaient, sinon bondées, au moins encombrées par une foule de passants qui allaient à pied, à cheval ou en charrette, traversant les rues de façon anarchique. Les gens paraissaient gais et sereins, comme si la fin de la guerre du Péché leur avait ôté un énorme poids.
 Ils n’avaient guère parcouru qu’un kilomètre à l’intérieur de la ville lorsqu’une voix connue d’eux les héla :
« Treng-Al, Nathyle, quelle heureuse surprise !
 Ils cherchèrent Ylln des yeux avant de le repérer à la fenêtre d’un carrosse arrêté de l’autre côté de la place où ils se trouvaient. Ils traversèrent la rue et échangèrent de chaleureuses salutations. Ils avaient rencontré Ylln lors d’une précédente visite à Duncraig.
-Pourquoi diantre entrez-vous dans Duncraig comme des voleurs? Vous avez ici droit de cité à vie et le Roi se fait toujours un plaisir de vous accueillir!
-Nous préférons la discrétion à tout le faste que la reine s’ingénie à organiser chaque fois qu’elle nous reçoit, sourit Treng-Al.
-Il est vrai que la reine Ercala aime particulièrement impressionner ses invités de marque, mais quand enfin cesserez-vous d’être des rustres dénués de toute forme de civilisation, au Khanduras ?
-Lorsque vous autres du Westmarch cesserez d’être pavaneurs et prétentieux, continua Nathyle sur le ton de la plaisanterie.
-Nathyle! Feignit de s’insurger Ylln. Est-ce un incident diplomatique que vous voulez? Je vous rappelle que le Westmarch a la meilleure armée de l’ouest.
-D’ailleurs, demanda Treng-Al, quelle est cette escorte, Ylln ?
-Ah, ça… ce n’est guère agréable, mais Grihor m’a nommé bourgmestre de la cité, et je suis donc chargé de la collecte de l’impôt. Autant dire que ma popularité auprès du peuple décroît, ces derniers temps. Mais montez, montez, ne restez pas là…
 
 Après qu’ils se fussent confortablement installés à l’intérieur du carrosse, celui-ci repartit, et Ylln reprit la conversation :
-Et commet vont les choses, au Khanduras ?
-Pas très bien. Le pays a terriblement besoin d’une autorité centrale, mais tous refusent le retour de la royauté –le souvenir de Léoric est encore trop vivace, voyez-vous. Et le temps où nous pouvions fédérer tous les villages et les petits nobles en leur faisant unir leurs forces est passé. Tous les hameaux sont reliés entre eux par des routes sûres et protégées des bandits, et d’autres routes mènent vers les grandes villes des autres pays. Nous avons faire construire de grands ports sur le littoral nord, et le commerce a connu un essor formidable, et le peuple est plus prospère qu’il ne l’a jamais été au cours de son histoire. Mais à présent qu’il ne reste plus rien à faire au niveau du pays entier, chacun s’occupe simplement de ses affaires propres. A ce rythme, je ne donne guère de temps avant que n’apparaissent les premiers conflits d’intérêts et les premières dissensions. »
 
 Tandis qu’ils parlaient, le carrosse était arrivé dans les quartiers les plus pauvres de Duncraig. Les rues sales étaient bondées de mendiants en guenilles, d’orphelins hagards, de toutes sortes de rejetés, de bannis, de difformes, de simples d’esprits; des vieillards à l’air exténué arpentaient péniblement les rues, trouvant à peine la force de s’écarter au passage de quelque lépreux ou pestiféré. Ici, un enfant amputé à la diable se battait avec des chiens pour récupérer de quoi se nourrir parmi un tas d’ordures. Là, une fille d’à peine quatorze ans se vendait à des voleurs pour quelques pièces. Partout où les hommes s’assemblaient, la misère apparaissait, car les forts finissent invariablement par bannir les faibles, et les faibles finissent par se regrouper, et alors ils rejettent derechef les plus faibles d’entre eux, et ainsi de suite, jusqu’à ce que soit réunie dans la misère la plus sordide l’ultime lie de la société.
 Et cette lie était étalée devant eux, comme une ironie de mauvais goût illustrant la fatalité des sociétés humaines.
« Comme vous pouvez le voir, soupira Ylln, il subsiste une terrible misère dans certains quartiers. Toute notre action depuis quelques temps est consacrée à ce problème, mais il semble que nous soyons impuissants à combattre la pauvreté.
 Sa voix trahissait une certain abattement. Ni Treng-Al ni Nathyle ne répondirent. Assez brusquement, le carrosse s’arrêta. Treng-Al le nota à peine, car son attention s’était portée sur un jeune homme autour duquel était massée une petite foule.
-Allons-nous bientôt repartir ? cria Ylln par la fenêtre.
-Il semblerait que non, répondit le cocher. Un chariot brisé encombre la rue.
-Malédiction ! Il y a bien des endroits à Duncraig où il ne serait pas désagréable de s’arrêter, mais l’idée de m’éterniser ici ne m’enchante guère.
-Pourquoi ne pas sortir ? proposa Treng-Al. »
 Ils s’exécutèrent, et suivant le nécromancien, ils se dirigèrent vers l’endroit où une petite foule s’était assemblée. Au centre se trouvait un jeune mendiant jouant de la guitare. Il avait un visage imberbe, presque poupin, encadré de cheveux bruns mi-longs, à l’expression rieuse qui annonçait une personnalité joviale, perpétuellement de bonne humeur. Seul son regard venait contredire cette conjecture: il s’y trouvait une étincelle de ruse, presque de malignité symptomatique d’un esprit brillant, vif et calculateur. Quelque chose chez le jeune musicien intrigua Treng-Al. Puis il comprit lorsque son regard croisa celui du jeune homme. Son visage était d’une propreté impeccable, et il était, sans être gros, assez bien nourri, ce qui n’était guère caractéristique d’un véritable mendiant. Au même moment, avec une vivacité surprenante, le jeune homme se redressa, et asséna un grand coup de guitare à Ylln, ce qui l’assomma.
 Presque simultanément, derrière eux, le cocher poussa un cri et s’effondra sur les pavés. Un autre jeune homme le remplaça. Treng-Al lui donnait plus ou moins le même âge qu’au faux mendiant. Bien qu’étant physiquement plutôt différent, plus grand, plus athlétique, avec un visage plus sérieux, des cheveux plus courts, un front plus haut et un menton prolongé par un court bouc, il avait en commun avec lui un regard vif et d’une intelligence presque dérangeante.
 Il fit repartir le carrosse où se trouvait toujours l’impôt fraîchement récolté. Dans la confusion, le faux mendiant réussit à s’enfuir et à atteindre le carrosse avant que celui-ci n’ait acquis une trop grande vitesse.
 Treng-Al se lança à leur poursuite tandis que Nathyle s’efforça de réveiller Ylln. Il traversa en courant la longue rue, bousculant les gens sur son passage, mais c’était perdu d’avance. La foule le ralentissait, et la carrosse s’éloignait de plus en plus. Il lança alors un esprit d’os. Le sortilège rattrapa rapidement sa cible et fit exploser une des roues. Mais le nécromancien fut trop lent à couvrir la distance qui le séparait du carrosse immobilisé, et évidemment, ce dernier était vide de tout occupant lorsqu’il l’atteignit, en nage. Bien entendu, le coffre contenant les recettes de l’impôt avait disparu.
 
 
 
 
……………
 
 
 
 
 Le balrog passa à l’attaque sans crier gare. Son adversaire, qui devait lui arriver au plexus, et qui ne devait guère peser que la moitié de son poids, para le coup sans problème et répliqua par un revers de lame qui balaya la garde du démon. En quelques instants, ce dernier fut désarmé et mis au sol.
« C’est prodigieux… murmura Scatar.
 Il observait le combat avec fascination.
-Ils n’ont pas encore atteint la moitié de leur développement, renchérit l’invocateur des ténèbres…
-Et déjà ils rivalisent avec des démons adultes au combat. Stupéfiant.
 Ils restèrent ainsi un certain temps à observer les demi-démons, qui approchaient de l’adolescence, combattre des balrogs qui étaient de plusieurs décennies leurs aînés. L’invocateur des ténèbres hésita, puis ajouta.
-Cependant, il y a quelques déceptions.
Son maître resta silencieux un moment, et il craignit une explosion de colère. Mais quand Scatar répondit, ce fut d’une voix parfaitement maîtrisée.
-Quelles sont-elles ?
-Pour être franc, ils sont aussi doués au combat qu’incapables d’user de la magie.
-Ils n’y entendent rien ?
-Goutte, maître. Pas plus qu’un chaman déchu ne pourrait prendre votre succession.
 Scatar sourit.
-Intéressante comparaison et flatterie admirablement dissimulée sous le trait d’esprit. Comment expliques-tu cela ?
-Ils ont l’esprit obtus, maître.
-Je vois. Et combien y en a-t-il ?
-Près de mille, maître. Devons-nous stopper la production ?
-Certainement pas ! Ils sont doués pour le combat, mais pas pour l’exercice de l’esprit, dis-tu ?
-Absolument.
-Dans ce cas, intensifiez la production. Ils feront d’excellents soldats, et constitueront le gros des troupes. Cependant, je veux que vous continuiez les recherches pour les améliorer. Réalisez tous les croisement qui vous traverseront l’esprit, faites-les se reproduire avec des humaines, ou avec des succubes, ou avec des mort-vivants, peu m’importe ! Arrachez-leur le cœur et remplacez-le par celui d’un démon, donnez-leur à boire du sang de balrog et à manger de la chair de goule, peu me chaut ! Mais perfectionnez-les. Intensifiez la production de ceux-là, mais intensifiez aussi la recherche. Me suis-je fait comprendre ?
-Sans nul doute, assura l’invocateur des ténèbres, trop heureux de savoir que sa tête serait encore reliée au reste de son corps pour réaliser l’ampleur de la tâche qui s’annonçait. »
 
 
 
 
……………
 
 
 
 
 Cela faisait trois jours que Metaxa était devenue chef des nuskris, et déjà elle avait du déjouer une demi-douzaine de tentatives d’assassinat et de trois complots d’une ampleur conséquente.
« Leur isolement n’empêche pas les nuskris de maîtriser les rudiments de la politique moderne, dirait-on, ironisa Minnoca alors qu’ils étaient tous réunis dans le tente de Metaxa, qui était la plus confortable du village. Ni la corruption, ni l’assassinat, ni la sédition ne leurs sont inconnus.
 Ils sourirent.
-Je pense partir demain pour le sommet, tenta Katenbau sur le ton de la conversation.
 Il y eut un silence. L’effet avait lamentablement échoué.
-Tu veux y aller seul ? demanda Minnoca.
-Les instructions de Lëkor me paraissaient assez clair sur ce point-là, répondit le barbare en haussant un sourcil.
-Mais ça n’a pas de sens ! On ne sait même pas si l’ascension est dangereuse ! On ne sait même pas ce qui t’attend en haut !
-Je fais confiance à Lëkor.
-Mais enfin, suis-je la seule à juger imprudent d’aller escalader seul une montagne, tout en n’ayant de ce qui se trouve à son sommet qu’une vague idée ?
-Tu veux dire que Lëkor se conduirait de façon irresponsable ? demanda Nera. Tu insinues qu’il ne sait pas ce qu’il fait ?
-Jusqu’ici, si on résume, il nous a emmené dans une jungle maudite où plusieurs d’entre nous ont failli mourir, puis à Scosglen où il s’est rendu compte bien trop tard des projets de Moloch.
 Nera explosa.
-Sans Lëkor, aujourd’hui…
-Aujourd’hui quoi ? la coupa Minnoca. Scatar serait lâché sur le monde ? Mais c’est également le cas dans notre situation, et pourtant Lëkor a tenté de l’empêcher, mais il a échoué. Il faut savoir juger objectivement les gens, Nera, même ceux qu’on aime. Lëkor est un archange, pas un Dieu.
-Chacun de ceux qui sont assis ici doit au moins la vie deux fois à Lëkor.
 Metaxa tenta d’intervenir.
-Après tout, ce qui compte, c’est ce que pense Katenbau. S’il juge que c’est son devoir d’aller seul au sommet, alors il doit en être ainsi.
-Il n’est toutefois pas toujours sage de n’écouter que soi et pas les autres, répondit Milobrec. Ce que nous jugeons être notre devoir n’est pas toujours ce qui est bon.
-J’avais oublié que les chevaliers de l’église de la Lumière savent toujours distinguer ce qui est juste et bon et ce qui ne l’est pas, rétorqua Metaxa. Particulièrement les paladins de la Main de Zakarum, à ce que j’ai entendu dire.
-Je crois que les Nuskris ne sont pas en reste, dit hargneusement le paladin. Je ne prétends pas toujours savoir ce qui est juste, mais je suis au moins certain qu’assassiner des vieillards ne l’est pas. Il ne s’agit pas de coutumes ou de rituels.
-Tu ne sais rien de ces choses-là ! s’écria Metaxa.

-Il suffit ! Cria Katenbau plus fort que tous les autres. Dans un tel moment, où l’unité est de mise et où la solidarité va de soi, vos conduites sont irresponsables. Et cela vaut pour tous. Demain je partirai seul pour le sommet. Et il n’y a aucune, je dis bien aucune contestation possible, ajouta-t-il en voyant Milobrec prêt à le couper. Il vaudrait mieux pour vous que l’ambiance soit moins délétère à mon retour. Je tiens à vous rappeler, dit-il en haussant la voix car c’était cette fois Nera qui s’apprêtait à le couper, que je suis encore le chef de ce groupe. Si tel ne devait pas être le cas, il se pourrait que j’en laisse certains derrière moi, dit-il en regardant tour à tour Minnoca, Nera, Milobrec et Metaxa. »

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