New Birth

Chapitre 6 : Explications

1586 mots, Catégorie: G

Dernière mise à jour 11/11/2016 20:49

Tobias m'a évitée toute la semaine.Tout du moins, c'est l'impression que j'en ai eue. Pas un regard, pas un mot. Enfin, si. Les formules de politesse habituelles, bonjour, au revoir, merci, où sont les dossiers ? Je n'ai pas bronché de mon côté, imitant son indifférence. Mais je bous intérieurement. J'ai envie de pleurer et d'exploser.


C'est d'autant plus difficile que de nombreux souvenirs ont fini par me revenir en tête, autant de petits fragments qui, mis bout à bout, m'ont permis de reconstituer l'intégralité de ma soirée et de ma nuit de vendredi, minute par minute, seconde par seconde. Et de regretter avec encore plus d'intensité ce qui s'est passé. Pas que ça se soit mal passé, bien au contraire : c'est d'autant plus frustrant que j'en garde des souvenirs merveilleux qui me font des fourmillements jusque dans les orteils. Avec lui qui passe sans arrêt sous mes yeux, ça en devient carrément douloureux.



Plongée dans un dossier de candidature, je n'ai pas vu le temps passer. Il est déjà 18h30. Difficile à croire qu'il y a déjà huit jours j'étais déjà chez moi, ignorant que la soirée allait changer radicalement l'orientation de ma semaine. Suzan est déjà partie. Cette fois, elle n'a pas osé me demander de sortir. Je crois qu'elle s'en veut un peu. Elle n'y est pour rien, évidemment, mais je compte la laisser y croire encore un peu, histoire qu'elle me laisse tranquille pour les semaines ( les mois ? ) à venir.


J'enfile mon manteau et franchis les portes. Malgré la nuit qui est quasiment tombée, je perçois nettement la noirceur des nuages. Je ferais mieux de rentrer au plus vite. Un petit week-end tranquille s'annonce et après cette semaine stressante et décevante, j'en ai besoin. J'irai peut-être faire un peu de shopping, quelques courses ou je finirai peut-être par appeler Suzan, histoire de lui faire comprendre que je ne lui en veux pas. Je fais quelques pas, mais je m' immobile soudain. Quelqu'un se tient devant moi , l'épaule contre un lampadaire solaire de la rue. Il tient son visage baissé, mais je reconnaîtrais entre mille la haute charpente musclée. C'est Tobias. Que fait-il là ? Est-ce qu'il m'attend ? Ou quelqu'un d'autre ? Rassemblant mon courage, je m'avance vers la rue, déterminée à continuer le jeu d'indifférence qu'il a instauré depuis quelques jours. Quand soudain, alors que je passe près de lui, il me retient par le bras. Paralysée, je réussis néanmoins à lever la tête vers lui.


Je le vois qui hésite, puis finalement il finit par prendre la parole.

_ Clare...

Il marque un temps d'arrêt. Il semble chercher quoi dire puis finalement se lance :

_Je suis désolé.

Clair, net, simple.


Ces quelques mots prononcés dans la noirceur de la nuit m'agressent littéralement. Je sens monter une colère qui n'a cessé de croître depuis lundi et que j'avais gardée enfouie au fond de moi. Sous l'effet de cette simple phrase, je ne la retiens plus et elle explose sur mes lèvres.


_Tu es désolé ? j'éclate. De quoi au juste ? D'être venu chez moi ? D'être resté ? De t'être barré ? De ne pas avoir téléphoné ? Ou de t'être comporté comme un goujat toute la semaine ? 


Mon emportement le fait sursauter ; il baisse la tête. Je vois sa lèvre trembler un peu, sans que j'en sache exactement la cause.

_ Pour tout je crois , finit-il par répondre. Désolé d'avoir bu, désolé d'avoir fait un truc que je n'aurais jamais dû faire. J'ai merdé. C'était pas le bon jour, j'avais bu, je ne sais pas ce qui m'a pris. 



Son évidente sincérité me radoucit. Il a l'air encore plus mal que moi. Ses yeux clairs trahissent son émotion. La colère que j'avais accumulée retombe aussi vite qu'elle est sortie.

_ Et ça t'arrive souvent de boire comme ça ? je demande en baissant le ton.

_ Non, pas souvent, la dernière fois remonte à de nombreuses années... Un jour où je n'allais pas très bien non plus.

_ Me diras-tu au moins de qui tu commémorais le décès ? Tu me dois au moins ça.


Ma demande semble le déstabiliser. Je le vois hésiter intérieurement. Pour lui qui ne semble pas avoir un naturel expansif, ma requête est peut-être trop difficile. Néanmoins, après quelques longues secondes de réflexion, Tobias m'invite à marcher d'un geste de la main. Nous nous mettons donc en route. Va-t-il parler ?


_ Il y a dix ans jour pour jour, j'ai perdu la femme que j'aimais, lâche-t-il tout à coup.

Son aveu me surprend. Cela colle si peu avec la façade froide et distante qu'il affiche en permanence. Difficile à croire qu'il puisse cacher derrière sa carapace une sensibilité telle.


_ Dix ans ? Ça fait loin. Quel âge avait-elle ?

_ Presque 17 ans.

_ Et toi ?

_ 19.


Je réfléchis en silence. Il est en train de me dire qu'il ne s'est pas remis d'un amour de jeunesse vieux de dix ans ? Difficile à imaginer pour moi. Je n'ai rien connu de tel. Et j'ai du mal à me représenter Tobias en amoureux transi.


_ C'était donc une relation très importante malgré votre jeunesse ?

_ Oui. Je ne pense pas pouvoir expliquer ça facilement. Une fusion, une évidence. Tris est morte en se sacrifiant pour sauver Chicago.

Ses mots se finissent avec une fêlure dans la voix.


Je m'arrête pour le regarder, pétrifiée. Comment pourrais-je un jour rivaliser avec ça ? Il est évident qu'il ne s'en remettra jamais, si au bout de dix ans il est encore dans cet état – là.


_ C'est pour ça que tu es venu à New York ? Pour oublier ?

_ Oublier ? Non, surtout pas, je ne veux pas oublier. Pour changer d'air, ça oui. Mais oublier sûrement pas. J'ai fait le tour de ce que j'avais à faire à Chicago. J'ai participé à sa reconstruction, à la mise en place d'une nouvelle société sans factions, et ça n'a pas été simple d'aller à l'encontre de règles profondément ancrées depuis des siècles. Je me suis battu pour ça et ça a marché. Et je me suis dit qu'il était temps d'aller voir un peu ailleurs.


J'essaie de me remémorer mes cours sur les expériences menées dans les villes-tests. Elles avaient été fondées après les guerres qui avaient réduit l'Amérique à néant, à cause des manipulations génétiques. Chicago était divisée en 5 factions, si je me rappelle bien : Erudits, Altruistes, Fraternels, Sincères et Audacieux. Chacune d'entre elles correspondait théoriquement à un type de pensée pour les personnes déficientes qui avaient été regroupées là-bas. Sauf pour les Divergents, qui n'entraient dans aucune catégorie. Une expérience qui était censée garantir la paix après des années de conflits. Mais qui s'est elle-même finie dans une guerre meurtrière entre les factions.


_ Tu as participé activement à la révolte à ce que j'ai entendu dire ?

_ Moi qui pensais venir incognito, c'est raté apparemment ? sourit-il.

_ Oui, je le crains, acquiescé-je doucement. Les journaux ont pas mal parlé de ça, à l'époque. Enfin, il me semble que je l'avais aperçu sur les journaux de mon Adoptant, je ne suivais pas tout, mais ça m'intéressait un peu, même si ça me semblait à des années lumières de ma petite vie. Ton nom et celui d'une certaine … ( je cherche activement dans mes souvenirs ) Béatrice Prior revenaient souvent. C'est elle Tris ?

_ Oui, c'est elle.


A l'évocation de son nom, je le sens se refermer. Il stoppe d'un coup et me regarde fixement.



_ Tu sais, l'autre soir, j'étais mal. J'avais bu. Tu étais là, dans la pénombre, j'ai vu ta queue de cheval se balancer comme la sienne. J'étais perdu. Je suis désolé, je ne voulais pas.


Je reste immobile, essayant de digérer ses aveux.

_ Je lui ressemble alors ?

_ Un peu, poursuit-il en prenant mes cheveux entre ses doigts. Elle était blonde aussi, avec cette coiffure qui la rajeunissait terriblement. Mais pas aussi jolie que toi, finit-il par lâcher.


Qu'est-ce que je suis censée répondre à ce genre de réflexion ? Je suis plus jolie mais je n'ai aucune chance d'arriver à lui faire oublier ? Super. J'ai l'impression de m'enfoncer encore un peu plus dans le sol.



Il a cessé de parler. Il n'est jamais très bavard, à ce que j'ai pu voir jusqu'à présent. Et visiblement, il n'a pas l'intention d'aller beaucoup plus loin dans ses explications.


_ Bien, je finis par dire. Merci pour ta franchise. Je suis au moins fixée. Bon week-end à toi.


Puis je tourne les talons et m'enfuis presque en tournant au coin de la rue. Je m'arrête juste après pour m'adosser au mur froid d'un immeuble de pierres noircies. Je souffle, et je regarde les nuages s'amonceler, dans le ciel et dans mon existence. M'a-t-il suivie du regard ? Ça m'étonnerait. Il est bien trop englué dans ses souvenirs pour envisager me faire une place dans sa vie.



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