New Birth

Chapitre 7 : Une question d'éthique

2423 mots, Catégorie: G

Dernière mise à jour 10/11/2016 16:17

La pluie tombe en fines gouttelettes en ce lundi matin. J'ai horreur de la bruine : elle forme un écran à mon horizon déjà restreint par les gratte-ciels. J'ouvre mon parapluie devant mon immeuble et m'engage résolument dans la circulation des piétons. Il fut un temps, parait-il, où New York grouillait de moteurs. La situation a bien changé. Depuis la grande guerre, et la baisse considérable du nombre d'habitants, ceux-ci se sont regroupés dans le centre de la ville, dont Manhattan, où j'habite. Et par conséquent les voitures ne sont plus aussi indispensables qu'auparavant. Certains en possèdent encore, ceux qui travaillent en périphérie, et surtout ceux qui en ont les moyens. Ce n'est pas mon cas. Mon emploi d'hôtesse n'est pas très bien rémunéré, mais il me suffit. Je n'ai pas de gros besoins. J'aurais sans doute pu trouver autre chose, mais à la mort de mes Adoptants, j'ai pris le premier job qui se présentait, et finalement je n'en ai pas changé. C'était il y a trois ans. Pour la première fois, je me suis retrouvée seule. Sans y être préparée. Un accident de train, alors qu'ils revenaient du travail. Je ne m'en suis pas trop mal sortie ; je n'avais guère le choix, de toute façon. Je me suis installée dans le Centre, et je suis allée de l'avant.



Les façades des immeubles défilent sous mes yeux sans que j'y fasse vraiment attention. Ils sont vieux ces immeubles, datant du XXème siècle pour la plupart, même avant pour certains, avec leurs façades en pierre parfois sculptée et d'autres en béton, rigides, gris, élancés. Mais progressivement apparaissent les façades neuves des nouveaux bâtiments du centre, dont fait partie Newbirth. Une tour flambant neuve, de presque 60 étages, sortie de terre il y a une dizaine d'années à peine. Newbirth l'a fait érigée pour remplacer celle très vétuste qu'elle occupait en périphérie de la ville depuis sa fondation, il y a des dizaines d'années. Un bâtiment moderne, solide, brillant de mille feux à la nuit tombée, et … visiblement assiégé en ce lundi matin. Je stoppe net devant la troupe assez nombreuse de manifestants qui campent à quelques mètres de la porte d'entrée. C'est apparemment Sean qui a été assigné à la délicate tâche de les tenir à bonne distance des portes coulissantes. Il m'adresse un signe de la main en me voyant arriver, que je lui rends avec un sourire. Mon geste provoque un mouvement de tête près de l'entrée. C'est Tobias. Il se tient, l'air soucieux, devant ce qu'il prend visiblement pour une menace sérieuse.



Que faire ? L'éviter et passer sans y prêter attention ? Histoire de lui faire comprendre que j'ai bien compris le message qu'il souhaite en rester là avec moi ? Ou bien continuer à lui parler malgré tout ? J'ai passé tout le week-end à essayer de lui en vouloir. Peine perdue : d'une part, je pense être aussi fautive que lui dans ce qui s'est passé et d'autre part, je le crois sincère dans les explications qu'il m'a fournies. Il aurait pu m'éviter et faire le mort, il a choisi de s'excuser et de me donner des informations personnelles qu'il n'a sans doute pas communiquées à grand monde. Pour parfaire le tout, je ne suis pas d'un naturel rancunier. Je n'y arrive même pas. « Trop facile », me dirait Suzan. Je ne crois pas. On ne peut pas aller à l'encontre de son propre caractère.



Je m'avance donc, sans plus d' hésitation et me plante à côté de lui tout en regardant les quelques dizaines de manifestants.



— Tiens, ils sont revenus ? Ça fait un bout de temps qu'on ne les avait pas vus, dis-je pour entamer la conversation.

— Tu les connais ? me questionne Tobias.

— Pas vraiment, non. Disons qu'à force de les voir, on finit par reconnaître certains habitués.

— Donc ils viennent souvent ? s 'étonne Tobias.

— Depuis de nombreuses années, oui. Ils y a les permanents, comme mon voisin George, que je désigne du menton, et d'autres qui viennent occasionnellement.

— Et le but c'est quoi ? me demande soudain Tobias.


Sa question me fait me retourner vers lui.

— Tu es le chef de la sécurité et tu ne sais même pas pourquoi ils sont là ? je m'étonne.

— Non, avoue-t-il, je viens d'arriver, deux minutes avant toi. J'ai juste eu le temps de poster un agent pour les tenir à l'écart. Et j'ai été embauché à la va-vite, je ne suis pas encore vraiment au courant de ce qu'il y a à connaître sur Newbirth. Toi qui es là depuis un bout de temps, aurais-tu quelques minutes pour m'expliquer ce qu'il y a à savoir ?


Je marque un temps d'arrêt, hésitante, puis finit par céder :

— Bien sûr, pas de soucis. Que veux-tu savoir ?

— Viens par là, on peut en discuter devant un café, dit-il en m’entraînant vers la salle d'attente du hall.




L'entrée de Newbirth est un vaste vestibule qui constitue la presque totalité de la base de la tour. Cet immense espace blanc, recouvert d'un revêtement moderne et brillant, est sensé représenter sans doute le sérieux et l'importance de la société. Mon comptoir d'accueil, long de plusieurs mètres, est bien proportionné par rapport à la pièce. Il fait face aux deux lourdes portes coulissantes qui permettent au visiteur de pénétrer dans cette vitrine high-tech de l'entreprise. Au fond, juste derrière mon bureau, se trouvent toute une série d'ascenseurs, que j'emprunte rarement. Ils conduisent aux bureaux d'accueil des Adoptants, au premier, au centre de sécurité , au second, au service administratif et financier, au troisième et aux laboratoires et autres parties médicales et de production, dans les étages supérieurs.

A droite du comptoir d'accueil a été aménagé un salon de réception des invités en attente. Il pourrait être cosy, mais les grands canapés blancs aux lignes Design et aux pieds métalliques, et les tables géométriques sont bien trop froids à mon goût. Quant aux éléments décoratifs, des tableaux représentant l'adoption, ils manquent singulièrement de chaleur : deux paires de mains d'adultes entourant des mains d'enfants, en noir et blanc, répondent à un triptyque composé de bras tendus. Du noir, du gris, du blanc. Des lignes droites, des cubes, du design. Glacial. Jamais de visages réjouis, de sourires enfantins, de bonheurs personnifiés. Voilà quelque chose que je n'ai jamais compris pour une société comme Newbirth qui est sensée amener le bonheur dans les familles. Quand j'en ai parlé à Suzan, elle a haussé les épaules, comme si je me posais des questions idiotes. Et j'ai fini par me fondre dans le moule, et faire comme tout le monde, travailler sans poser de questions.



Je m'installe un peu mal à l'aise pendant qu'il revient déjà avec deux cafés fumants, dont l'un qu'il dépose devant moi. J'attrape le gobelet, histoire d'occuper mes mains, les yeux baissés. Il s'assied à son tour, face à moi. Mais moins droit, moins strict dans son attitude que d'habitude. Sent-il mon stress et essaie-t-il de me décrisper ?


— Si j'ai bien compris, commence-t-il, Newbirth est une entreprise d’ingénierie génétique ? Elle fait du clonage, c'est bien ça ?

— C'est même la seule qui soit habilitée à le faire, c'est un monopole, je précise. C'était un projet gouvernemental. Trop d'enjeux éthiques pour laisser tout le monde faire sa petite sauce dans son coin. Newbirth a été fondée quand la natalité a été réduite à néant dans la ville. Néanmoins c'est une entreprise privée, dont le seul client est le gouvernement de New York. Tous les chercheurs ont uni leurs compétences pour trouver la solution qui permettrait la continuité de l'Humanité. Ce fut le clonage. Chaque habitant de cette ville est issu du clonage, sauf peut-être les plus anciens.

— Tu es un clone aussi ? me demande-t-il soudain.


Sa réaction me fait sursauter. Je me sens sale d'un coup.


— Euh oui. Comme tous les gens que tu vois autour de toi ici. Enfin scientifiquement non, un clone c'est l'ensemble des individus issus du même patrimoine génétique. Toi qui es né d'une mère, ça doit te sembler … bizarre, n'est-ce pas ?

— Un peu, avoue-t-il. Il semble se perdre dans quelques souvenirs à l'évocation du mot.


Puis ses yeux clairs reviennent vers moi, il continue.

— Comment ça se passe, au juste, ce clonage ? reprend-il.

— Je ne connais pas tous les détails. Juste les grandes lignes. C'est un processus breveté dont personne ne connaît le processus exact. Chaque habitant de cette ville dépose à un moment de sa vie son ADN ici, où il est conservé soigneusement. A sa mort, il est utilisé pour être cloné, enfin seulement s'il a été jugé apte.

— Et le processus de clonage, il consiste en quoi ? Je n'ai pas fait beaucoup de sciences, au lycée, surtout de l'informatique.

— C'est un programme un peu secret. Tout ce que nous savons, c'est que l'ADN est inséré dans une cellule – souche énucléée, qui est ensuite cultivée dans une matrice, pendant neuf mois. Les bébés obtenus sont ensuite confiés à des Adoptants, triés sur le volet.

— Triés sur le volet ?

— Il faut avoir un couple stable, marié depuis au moins 5 ans et avoir un bon salaire.


Il se met à rire.

— Un bon salaire ? Quel rapport avec l'éducation d'un enfant ? Un enfant a surtout besoin de grandir dans un foyer aimant non ?


Que répondre à ça ? Il a raison.

— Bien sûr, mais les enfants sont rares, très rares. Le gouvernement veut mettre toutes les chances de leur côté. Et je pense honnêtement que les couples qui adoptent ici donnent tout leur amour à cet enfant., même s'il n'est pas génétiquement le leur. Et je suis persuadée qu'on n'a pas besoin d'avoir mis au monde un enfant pour s'en occuper correctement.

— Non, murmure presque Tobias, certains parents me méritent même pas d'être appelés ainsi. Je le vois hésiter, puis finalement il continue devant mon regard interrogateur. Mes parents n'ont pas été les meilleurs parents du monde.

— Oh ! je m'exclame. Désolée.

— Pas de soucis. Mon père, sous prétexte d'une éducation correcte, avait la main un peu trop leste, et ma mère m'a laissé seul avec lui.

— Waouh. Ça n'a pas dû être facile pour toi. Ils étaient Audacieux comme toi ?

— Non, Altruistes. J'ai préféré changer de faction pour les fuir.


Si Tobias a choisi d'intégrer une faction si éloignée de sa faction d'origine, c'est que son enfance n'a pas dû être simple. Il me semble que c'était assez rare.


— Il y a quand même un truc que je ne comprends pas, continue Tobias en se rapprochant de moi, pourquoi les enfants sont-ils si rares si le clonage est si facile ?


Son rapprochement me met mal à l'aise. J'essaie de me donner de la contenance en calant les bras sous mes aisselles.


— Les débuts ont été fantastiques, ça marchait très bien. De nombreux Adoptants ont ainsi pu très vite obtenir le bébé tant attendu. Mais au bout de quelques années, de gros problèmes sont arrivés.

— Quel genre de problèmes ? s'étonne Tobias

— De nombreux enfants sont tombés malades. Une maladie terrible, une accélération rapide du processus de vieillissement. As-tu déjà entendu parler de la Progeria ?

— Non, m'avoue Tobias.

— 90 % des enfants sont morts en quelques années. Et toute l'opération a été arrêtée, laissant le gouvernement face à des milliers de familles en deuil.

— C'est de là que vient le mouvement de protestation dehors ?

— Oui ; ça n'a jamais cessé depuis. Ils militent contre les dérives scientifiques.


Tobias semble réfléchir activement au pour et au contre de toutes les informations qu'il vient d'obtenir.


— Décidément, j'ai l'impression que toutes ces manipulations sur l'ADN n'amènent rien de bon … conclut-il. Ce sont elles qui ont amené l'Humanité à ne produire quasi uniquement que des Déficients. Pour finir par les parquer dans des villes expérimentales... Et ici, ça n'a amené que souffrance et désolation. Mais toi, et tous les autres vous êtes là, donc une solution a été trouvée non ?

— Oui, au bout de quelques années, les chercheurs ont trouvé un moyen d'éviter la maladie. Et la production a repris.


Je vois bien que Tobias tique sur le mot « production ». C'est pourtant ce que nous faisons ici, et lui aussi par la même occasion.


— Elle a repris, mais pas dans les mêmes quantités, reprend-il.

— Non en effet, le processus est plus compliqué. Il nécessite plus d'étapes, plus de contrôles au niveau du patrimoine génétique, plus de sélections. Mais il marche, la preuve ! dis-je en lui suggérant d'un geste des bras de me regarder.


Ce qu'il fait, de haut en bas. J'aurais mieux fait de me taire.


— Effectivement, il marche plutôt bien, me répond-il avec un sourire.

Je ne sais comment prendre cette phrase. Je me mets à rougir comme une collégienne. Je suis pitoyable.


Il finit par se lever. Je l'imite aussitôt, ne sachant trop quoi faire.

— Merci pour toutes ces explications, je comprends mieux maintenant.

— Pas de soucis, réponds-je, n'hésite pas si tu veux d'autres renseignements, ou si tu as besoin de moi pour autre chose.


Ma dernière phrase reste en suspens, sans réponse dans un silence embarrassant. Il y a des jours où j'ai envie de me baffer. Je finis donc par partir en souriant, espérant atteindre mon comptoir d'accueil avant de me liquéfier.

Je m'y assieds en baissant la tête, ne la relevant qu'après être quasi assurée de son départ. Opération réussie, il a disparu de mon champ de vision.


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