New Birth

Chapitre 11 : Mariage

4446 mots, Catégorie: G

Dernière mise à jour 08/12/2016 16:13

Ma robe me serre terriblement, malgré le changement de taille effectué lors des essayages. Merde, il semblerait que mon ascension pondérale soit exponentielle. Il va pourtant bien falloir que je la porte, aujourd'hui, pour le mariage de ma meilleure amie. C'est elle qui l'a choisie, je n'ai pas le choix. Elle est jolie, rien à dire, un long fourreau bleu nuit, dégagé sur les épaules, dans un sublime tissu mat. Suzan a du goût, sans aucun doute. Mais avec la taille au-dessus.




J'enfile mes escarpins en nubuck du même coloris, pas de bijoux. J'aime la simplicité, j'aurais l'impression de ressembler au sapin qui trône dans le hall de Newbirth. Et puis je n'ai pas envie. Je me sens patraque, et j'ai dû vraiment me forcer à me lever ce matin. C'est de plus en plus dur d'ailleurs en ce moment. Je me tâte à aller voir le docteur Smith. Il ne m'a pas appelée, il n'a donc rien vu dans mes analyses. Peut-être a-t-il loupé quelque chose ? J'irai le voir au retour de la nouvelle année. J'ai pris quelques jours de vacances. De toute façon, l'entreprise marche au ralenti pendant les fêtes de fin d'année. Seuls les employés responsables des embryons se relayent pour assurer les soins. Et il n'y a aucune remise d'enfants à ce moment-là. Une fois le mariage passé, j'ai bien l'intention de me mettre sous la couette et de n'en émerger que début janvier. Je commencerai mon régime à ce moment-là d'ailleurs, je n'ai pas envie d'y penser maintenant.




Je descends sur le trottoir attendre mon taxi ; je le prends rarement, mais le mariage a lieu dans la grande salle de l'hôtel de ville et c'est un peu loin de mon appartement. Et puis je n'ai pas le courage d'y aller à pied en ce moment. J'avoue que je n'arrête pas de penser à la Progeria depuis quelques temps. Je me sens épuisée, même les autres l'ont remarqué. Et si j'en étais atteinte moi-aussi ? La technique de clonage a été améliorée mais est-elle infaillible pour autant ?




Je m'installe sur la banquette arrière ; c'est confortable, et je me félicite de mon choix. Je suis nerveuse ; d'abord parce que les mariages, ça rend tout le monde nerveux. Et ensuite parce que Tobias y sera . Quelle idée de faire de nous deux ses témoins. Elle ne m'aide pas là. Elle pense bien faire, c'est certain, mais elle se plante sur toute la ligne. Il n'y aura jamais rien entre nous, en tout cas de son côté à lui. Je me penche pour saisir la poignée de la porte, quand soudain, au moment où je ferme la portière, une main s'abat sur la mienne. Je manque hurler, mais réussit à verrouiller au moment où le taxi démarre. Je me retourne immédiatement, pour essayer de voir de qui il s'agit. Le découvrir me cloue sur place : George, mon voisin !


Tandis que mon taxi s' élance sur la route, j'essaie de me calmer. Mince, Suzan me m'a-t-elle pas dit qu'il avait été arrêté suite à son intrusion dans l'entreprise ? Un logiciel de reconnaissance faciale a d'ailleurs confirmé mes dires : c'était bien lui. Mais s'il n'a pas démenti l'intrusion, il n'en a pas révélé la raison . Il a refusé d'en dire plus. Il devrait être derrière les barreaux ! Alors pourquoi est-il là ? Et que me veut-il ? Sait-il que c'est moi qui l'aie reconnu et cherche-t-il à se venger ?


Je frissonne, tout cela m'épuise, physiquement comme nerveusement. Je m'enfonce dans la banquette, exténuée. Comment vais-je faire pour rentrer chez moi ? Je ne pourrai pas en parler à Suzan, ce n'est vraiment pas le jour. Tobias ? Non, je ne peux pas. Et surtout je ne veux pas.

Tout absorbée par mes réflexions, je me rends compte que le taxi vient de s'arrêter devant l'hôtel de ville. Le New York City Hall est un des bâtiments les plus anciens de la ville. Il doit dater du XIXème siècle si ma mémoire est bonne, mais voilà un bon moment que je n'y suis pas allée. La dernière fois doit dater de mes années collège, lorsque notre professeur de civilisation américaine nous y avait emmenés. La façade est telle que dans mes souvenirs : claire, ouvragée, avec ses grandes fenêtres à petits carreaux et ses nombreuses sculptures. Elle me semblait plus grande quand j'étais petite mais sans doute est-ce normal : les deux étages sont toujours surmontés de la tour et de la coupole, et la terrasse du premier étage, autrefois interdite aux scolaires me fascine toujours autant. Je rassemble mes esprits, tente de tirer sur ma queue de cheval avant de me rendre compte que je l'ai troquée pour une coiffure relevée sophistiquée que le coiffeur en bas de chez moi a accepté de me faire en dernière minute. Je soupire, descends de la voiture et me pose devant la série de marches du grand escalier central, qui mène au perron. Gravissant les marches avec précaution, à cause de ma robe étroite et de la hauteur inhabituelle de mes talons, je redécouvre des colonnes classiques de l'entrée, que franchissent sans s'arrêter quelques couples sans doute invités eux-aussi. Je suis crispée. Il va falloir jouer le jeu jusqu'au bout.



Le hall est toujours aussi impressionnant par sa hauteur sous plafond ; les bâtiments modernes ne permettent plus cette extravagance. Même Newbirth paraît bien bas à côté du hall d'entrée de la mairie. J'avance prudemment vers la série de colonnes devant laquelle se tiennent quelques hôtesses en tailleur marine, tout sourire. Des collègues, pensé-je avec un sourire. Même allure, même silhouette, même rôle sans doute : l'une d'elle, jolie brune au chignon impeccable, s'avance d'ailleurs vers moi.


— Bienvenue au City Hall, Madame. Etes - vous une invitée du mariage ?


Sa question m'amuse quelque peu. Qui d'autre viendrait donc un samedi soir en robe longue à la mairie de New York ? Néanmoins, je me garde bien de le lui dire et acquiesce de la tête.


— La cérémonie aura lieu au premier étage, continue-t-elle sans se déparer de son sourire. Les escaliers situés au fond vous y mèneront. Je vous souhaite une bonne soirée !



La remerciant chaleureusement, je gravis les marches en marbre blanc du monumental escalier qui s'élève devant moi ; plus fatiguant, certes, que les ascenseurs modernes de mon bâtiment de travail, mais tellement plus fascinant et plus impressionnant ! Il émane du lieu un sentiment de respect que l'on ne retrouve plus aujourd'hui dans les nouveaux bâtiments de Manhattan. Heureusement que des lieux comme celui-là ont été préservés, comme des vestiges de la splendeur de la ville, en des temps que nous avons de nos jours bien du mal à imaginer.



J'ai le souffle court en parvenant à l'étage supérieur, m'obligeant à faire une pause pour me ressaisir. Je pose une main sur la rambarde en pierre, m'appuie un instant, puis reprenant une respiration plus lente, je relève la tête vers la prochaine étape : l'entrée de la salle de réception. Les portes de la grande salle du Conseil, grandes ouvertes, invitent visiblement les convives à pénétrer au plus vite au cœur de la cérémonie. J'y reconnais le style colonial d'origine, ainsi que les fresques du plafond, mais le décor a entièrement été modifié depuis ma dernière visite. Les murs, autrefois sobres, sont désormais recouverts d'un revêtement high-tech comme on en trouve dans certains bâtiments très récents. Le procédé, original, permet de créer un hologramme parfait en quelques secondes. Tout décor est désormais possible, permettant de passer d'un décor baroque ou classique à la reproduction quasi réelle d'un aquarium en mouvement, au gré des attentes des bénéficiaires de la pièce. Et je dois dire que Susan n'y est pas allée de main morte ! Me voici littéralement happée par le Romantisme de l'événement. Les murs présentent des décors de jardins à la française, comme on en voit encore dans les livres d'histoire : des fontaines en pierre vieillie, élégamment surmontées de statues antiques et d'angelots dodus, des buis ronds ou des topiaires aux formes animales, des allées recouvertes de gravillons blancs, des pergolas de glycine ou en fer forgé aux formes arrondies. Au plafond sont suspendues d'élégantes guirlandes de fleurs fraîches roses et blanches mêlées de lierre et de jasmin.

A ma gauche se trouvent des tables recouvertes de nappes en damassé blanc, égayées de grandes compositions florales reprenant les mêmes végétaux qu'au plafond. La vaisselle en porcelaine blanche, les verres en cristal, élégants et délicatement ciselés, les couverts argentés concourent à la splendeur de l'ensemble.



J'ai du rester un bon moment à admirer le décor, lorsqu'une voix féminine me tire de ma rêverie, me faisant presque sursauter. Une dame se présentant comme l'Adoptante de Suzan offre de prendre mon manteau. Evidemment, elle n'a rien à voir physiquement avec elle : blonde, petite et assez forte. Mais elle possède le même style vestimentaire, qui lui donne un air familier. On me présente à tour de rôle les quelques invités : l'Adoptant de ma camarade, un bel homme à la peau mate et au sourire forcé, les Adoptants du marié, que je zappe assez vite, le représentant du gouvernement chargé du mariage et quelques amis d'enfance ou de quartier. Pas vraiment de famille : ici personne n'a de frère ou de sœur, et donc encore moins de cousins potentiels. Il y a néanmoins pas mal de monde : la situation des Adoptants de Suzan, plutôt élevée dans la communauté aisée de la ville, nécessite sans doute d'inviter beaucoup de collègues ou de personnalités de New York. J'évite soigneusement Tobias, que je visualise, seul, dans un coin de la pièce, pour aller rejoindre directement Suzan. Elle est sublime dans son fourreau blanc ajusté. Elle a passé des fleurs blanches dans ses cheveux foncés et quelques perles autour de son cou. Je remarque que tout le monde a forcé un peu sur les bijoux et le maquillage. Un doute m'assaille : en ai-je assez fait pour mon amie ?


Elle ne semble pas remarquer quoi que ce soit, trop absorbée par la cérémonie qui va commencer. Elle m'embrasse avec entrain, mais je sens bien qu'elle tremble légèrement. Elle qui d'habitude est si sûre d'elle et enjouée semble bien avoir été rattrapée par l'importance de l'événement. L'émotion est palpable. Je la serre contre moi et lui glisse quelques mots de réconfort à l'oreille. Suzan sourit puis finit par se positionner aux côtés de Sean sous l'arche fleurie où se tient déjà l'officier d'état civil. C'est un homme déjà âgé, aux tempes grises et à la chevelure clairsemée, vêtu d'un classique costume noir. Je me place à côté de ma camarade, ne sachant trop si telle est ma place. Un petit coup d'oeil vers Sean me conforte dans mon idée : Tobias se tient de façon symétrique à côté de son collègue de travail. Je finis par me détendre en me concentrant sur les discours, tendres et sincères, de mes deux amis et j'en oublie momentanément le reste. Je suis chaque mot, chaque geste et me précipite quand on me demande de signer. J'arrache presque des mains le stylo avant de me rendre compte que c'est Tobias qui le tient. Un coup d'oeil vers lui me rassure qu'il ne m'en tient pas rigueur : il sourit.

Voilà, c'est fini. La cérémonie fut belle malgré sa courte durée. Je pose pour les quelques photos d'usage, prenant bien soin de me mettre à l'opposé du témoin. Je me force à sourire, les photos n 'ont jamais été mon fort. Mais c'est le mariage de Suzan, et je me dois d'être parfaite pour les quelques clichés qui sans doute lui resteront précieux pour le reste de sa vie. Les poses se multiplient, le plus souvent devant les hologrammes des jardins romantiques, ou assis sur un banc en fer forgé placé dans un coin aménagé sans doute là pour les photos.. La séance prend heureusement fin sous une tonnelle végétale époustouflante, d'où je me dégage prestement, trop contente d'échapper à la torture du photographe. Ravie d'en être enfin libérée, je tente de me saisir d'un verre qu'une serveuse en tenue noire et blanche me tend gentiment, quand Suzan, me prenant par le bras, me colle littéralement à côté de Tobias.


— Allez Clare, une photo des témoins ! …. pour me faire plaisir, ajoute-t-elle toute mielleuse. Elle me tient par les sentiments, je peste intérieurement.


Contre toute attente, Tobias passe une main autour de ma taille. Il joue le jeu, l'affreux, tout sourire. J'avais sincèrement espéré que notre dernière discussion, au centre commercial, aurait réduit la tension entre nous – deux. Qu'il aurait compris que je valais peut-être le coup de s'intéresser à moi. Qu'il aurait compris que j'avais des sentiments pour lui.. Mais non, son attitude n'a pas changé pendant les jours où nous nous sommes croisés jusqu'à aujourd'hui. Il n'a pas cherché à me recontacter. Il n'a pas essayé de sympathiser plus. Je tente de garder une contenance, mais je me sens de plus en plus mal. Vais-je tenir jusqu'au bout ? Au dernier flash, je me libère prestement pour saisir un verre d'eau que j'avale d'un trait en tentant de m'isoler dans un coin plus calme de la salle. Peine perdue visiblement, puisque Monsieur Davis, l'Adoptant de la mariée, nous invite à venir nous asseoir en faisant tinter un couteau sur son verre à pied en cristal.


Je trouve mon prénom assez facilement sur un petit porte-nom en cristal en forme de cœur, juste à côté de Suzan, placée elle-même à droite de Sean, en bout de table. Alors que je m'assieds, imitant tous ceux qui ont déjà trouvé leurs étiquettes, je me rends compte que je me trouve juste en face de Tobias, lui-même placé à gauche de Sean. Un peu gênée, je me saisis du menu posé contre mon verre à eau et entreprends d'en lire la composition. Non pas que cela m'intéresse vraiment, je n'ai guère faim, mais cela me donne une occupation. Une voix masculine venant de ma droite me fait presque sursauter :


— Bonsoir ! Vu que nous allons passer la soirée côte à côte, autant me présenter : Charles, un ami d'enfance de la mariée.


Prise par surprise, je relève prestement la tête vers ma droite et découvre un charmant jeune homme blond, tout sourire. Il a de fins yeux bleus aux cils étonnamment longs et fournis, un visage rond et séduisant, un nez fin et droit, des lèvres menues .


— Bonsoir ! réponds -je doucement. Je suis Clare, la meilleure amie de Suzan. Et son témoin, par la même occasion.

— Oui, je vous ai remarquée tout à l'heure, pendant la cérémonie, murmure-t-il avec un sourire.



Bon, la soirée ne va peut-être pas être aussi difficile que prévue finalement. Je lui retourne son sourire du mieux que je peux, quand nous sommes interrompus par des serveurs en nœuds papillons qui posent à chaque convive une cloche argentée, puis, d'un geste presque irréel, la soulèvent avec une synchronisation impressionnante. L'entrée, sublimement dressée, est un régal pour les yeux mais aussi pour les papilles. La curiosité l'emporte sur mon manque d'appétit, et je finis par plonger ma fourchette ; on n'a guère l'occasion de participer à un tel repas de nos jours.


— Vous travaillez avec Suzan, peut-être ? finit par reprendre mon voisin de table.

— Tout à fait, réponds-je entre deux bouchées. Nous nous connaissons depuis 3 ans. Et vous ?

— Je travaille au service de Sûreté Génétique.

— Oh, je m'exclame, et ça consiste en quoi ?

— Nous surveillons l'évolution génétique des populations qui habitent en dehors de New York.


Voilà qui m'intrigue.

— C'est intéressant, je murmure.

— Pas trop non, finit-il par s'amuser. C'est un endroit violent, loin de ce que nous connaissons ici, à New York. Des gens livrés à eux-mêmes et dont les déficiences génétiques guident la vie. Pas grand chose à en espérer en fait, à part deux-trois miracles de temps en temps.


Son analyse me cloue sur place.

— C'est à ce point ? C'est si dangereux que ça ? Comme une jungle sans lois ?

— Non, rit-il. J'ai peut-être un peu exagéré. Disons que ça n'a rien à voir avec notre vie ici. Des petites villes, des bourgades où les gens se sont regroupés. Il y vivent en familles, avec une certaine précarité. Mais la délinquance est importante et la violence quotidienne.



J'essaie de m'imaginer quelle vie est possible en dehors des murs qui abritent New York. Ils ne nous empêchent pas de sortir mais plutôt empêchent les populations déficientes d'y entrer. Nous savons tous ce qu'on nous en raconte : des lieux dangereux, des gens violents. Mais en entendre parler par quelqu'un qui l'a vu, c'est très différent.


Alors que je m'apprête à demander à mon voisin de table quelques informations supplémentaires, une musique retentit, m'obligeant à revenir à la réalité du lieu. Sans que je m'en rende compte, les mariés se sont levés de table et engagent la première danse. Visiblement, ils ont du s'entraîner, car ils s'élancent sans appréhension. Leurs mouvements sont souples et leurs sourires éclatants.


— Une petite danse ? m'invite Charles, déjà debout, en me tendant sa main gauche.


Ne sachant trop que faire, je me lève prestement et le rejoins, complètement pétrifiée. Heureusement pour moi, la moitié des invités a eu la même idée, et c'est entourés de nombreux autres danseurs que nous nous mettons en mouvement.



Mon cavalier est plutôt doué et je me détends. Visiblement, je ne suis pas trop rouillée non plus, même si les occasions de danser sont assez réduites. La dernière doit dater d'il y a un an, lorsque nous avons fêté l'anniversaire de Newbirth dans le grand hall de la société.



— Si je vous marche sur les pieds, n'hésitez pas à hurler, me murmure Charles en souriant.

— Aucune chance, je crois, vous êtes plutôt doué !

— Vous vous débrouillez bien aussi, concède-t-il.

— Disons qu'il ne faudrait pas que cela accélère trop, continué-je. Je ne suis pas en grande forme en ce moment.

— Alors nous en resterons à ce tempo ; même si je ne suis pas contre le fait de vous relever en cas de chute … Pour le côté chevaleresque ! termine-t-il avec un sourire en coin.


Je n'ai pas le temps de lui répondre : une ombre vient de surgir entre nous, comme sortie de nulle part. Je tourne prestement la tête vers ma droite et découvre avec stupeur Tobias, l'air sombre, qui dévisage mon cavalier avec insistance, sans me regarder. Il a le visage déterminé et fermé, les yeux fixes, et les lèvres pincées.



— Puis-je vous emprunter Mademoiselle ? demande-t-il d'une voix ferme à Charles, tout aussi surpris que moi.

— Bien sûr, balbutie le jeune homme, en s'écartant.


Visiblement, l'air imposant de Tobias a encore agi, et sans savoir véritablement comment c'est arrivé, me voilà en train de danser avec lui. Plus qu'embarrassée, je ne sais où poser mes yeux, et je fixe le fond de la salle par – dessus son épaule.



— Je n'ai pas encore eu l'occasion de venir te parler, dit-il en rompant le silence gêné qui s'est installé.

— Tu aurais peut-être pu attendre la fin de la danse pour le faire non ? je finis par répondre d'une voix énervée qui m'étonne moi-même.


Et je plante mes yeux dans les siens ; ce qui visiblement le déstabilise à son tour, puisqu'il quitte soudain son air inquiétant pour plonger dans mon regard.


_ J'aurais pu effectivement, concède-t-il, mais j'aurais du alors assister à la suite du numéro de charme de Monsieur Flamboyant, et je t'avoue que j'en avais assez vu.


Sa réponse me fait sourire. Se pourrait-il qu'il soit jaloux ? Non, inutile que je me fasse des illusions, il s'agit uniquement d'une rivalité masculine somme toute classique, dont je ne suis pas vraiment l'enjeu mais le vague intérêt de celui qui n'a pas contre celui qui a.



J'ai chaud d'un coup et mes jambes deviennent du coton, j'ai du trop tourner. Je m'arrête en fermant les yeux, espérant retrouver un peu de sérénité.



— ça va ? me demande-t-il , avec une tonalité soucieuse dans la voix

— Pas terrible en fait, murmuré-je, décidant de ne pas mentir. Mais pas de soucis, je vais tenir, me sens-je obligée de préciser.

— Tu as l'air fatiguée depuis quelques temps non ? me questionne-t-il

— Oui, j'avoue. Je pense aller faire quelques examens prochainement.


Il ne répond pas mais son air inquiet n'est pas feint. Il lève une main et remet doucement en place une mèche de cheveux qui a du s'échapper de mon chignon et qui frôle ma nuque depuis tout à l'heure ; je sens ses doigts s'attarder dans mon cou, avec douceur.


— Tu devrais peut-être manger un peu ? me suggère-t-il

— Surtout pas, réponds-je aussitôt. J'ai déjà mangé plus que je n'en avais envie . Et puis je crois que ce n'est guère prudent avec cette robe … pas sûre qu'elle n'explose pas avant la fin de la soirée.


Mon commentaire humoristique le fait sourire.

— ça ne serait pas pour me déplaire, lance-t-il d'un coup. Mais ce serait dommage : tu es sublime dedans .


Je manque une respiration. Merde, il joue à quoi là.

— Tu me diras pour tes résultats, dit-il en reprenant un air sérieux.

— Pourquoi ferais-je ça ? je lance toute étonnée. Tobias, tu ne peux pas me demander ça.

— Pourquoi pas ? Je ne suis pas indifférent à ce qui peut t'arriver, tu sais.

— Il faudrait savoir ce que tu veux ! Tu n'as pas le droit de me dire des choses comme ça, tu n'as pas le droit de me rejeter de ta vie tout en essayant de garder un pied dans la mienne. Tu m'ignores pendant des semaines mais tu empêches les autres de m'approcher. Ce n'est pas juste.


J'explose littéralement.


— Je … je ne te rejette pas, murmure-t-il doucement.

— Si, affirmé-je, énervée. Tu l'as fait. Mais tu continues à faire comme si j'avais encore une chance. Tu me repousses et tu me lances des perches en même temps. C'est de la torture, Tobias. J'imagine bien qu'en tant qu'Audacieux, tu as dû en apprendre quelques techniques. Mais pourquoi tu veux les tester sur moi ? Je suis lasse de tout ça, je veux juste que tu me laisses tranquille.



Ce disant, je m'écarte vivement et ayant repéré les mariés non loin de moi, je m'empresse de les rejoindre. Le temps d'expliquer à Suzan que je ne me sens pas très bien ( ce qu'elle sait depuis un bon bout de temps ), je m'excuse avec sincérité de prendre congé aussi vite. Mon amie ne m'en tiendra pas rigueur, elle m'adresse un sourire approbateur au moment où je me saisis de mon manteau. Quelques formules de politesse, un bonsoir aux invités et je suis dehors. L'air frais pénètre dans mes poumons avec délice.Je ferme les yeux et savoure la quiétude de la nuit. Ce n'est encore pas ce soir que je pourrai découvrir la terrasse de l'hôtel de ville. Je m'étais pourtant jurée de le faire. Tant pis, les choses ne se sont pas passées comme je l'espérais, mais je suis soulagée de me retrouver seule dehors.


Je descends les marches doucement, avec précaution, pour ne pas tomber mais surtout parce que je sens la tension qui retombe peu à peu au contact de l'air froid. J'inspire à pleins poumons.


Une page se tourne. Je vais pouvoir maintenant profiter de mes jours de congés pour faire le point, me reposer et envisager l'avenir. Quitter Newbirth ? Pourquoi pas. L'idée trotte dans ma tête depuis quelques temps déjà. Recommencer quelque chose ailleurs, rencontrer d'autres personnes. Et surtout ne plus rencontrer Tobias à chaque détour de couloir. Voilà ce qu'il me faut, un départ, une remise à zéro.



Le taxi que j'ai appelé ne tarde pas à arriver. Les quelques centaines de mètres qui me séparent de ma rue me permettent de me détendre au chaud, et d'admirer la ville de nuit. New York a toujours été une ville magnifique, depuis son origine jusqu'à son apogée du XXIème siècle. Mais même encore à présent, malgré les cicatrices encore bien visibles de la guerre, je m'y sens bien. Les lampadaires se reflètent dans les fenêtres des immeubles anciens ou les façades métalliques et brillantes des bâtiments modernes, construits au gré des trous béants laissés par les bombes. Certains quartiers ont presque été entièrement rayés de la carte .



Je suis encore perdue dans mes pensées quand j'entreprends d'ouvrir la porte de mon appartement. Erreur fatale : une énorme main gantée s'abat sur mon visage avant que ne puisse ouvrir la bouche. Mon cri se perd dans le cuir usé qui m'emprisonne.



Laisser un commentaire ?