New Birth

Chapitre 14 : Lueur d'espoir

2099 mots, Catégorie: G

Dernière mise à jour 24/12/2016 14:29

Sophia est née et a grandi de l'autre côté du mur. Ça me fait encore drôle quand j'y pense, et pourtant cela fait plusieurs semaines que nous nous connaissons maintenant. Enfin presque, puisque je ne l'ai jamais vue. Et pourtant nous avons tissé un lien étroit, sans doute à cause de notre sort commun. Et peut-être aussi parce qu'elle me plaît bien, Sophia. Elle a de l'humour, de la conversation et pas mal de recul sur la condition humaine. Plus que moi, en tout cas. Bien en sécurité dans mon petit paradis, je ne me suis pas trop posé de questions jusqu'ici. Tout allait pour le mieux dans le meilleur des mondes. Je découvre désormais que mon petit monde est bien limité, bien artificiel et que la réalité est tout autre. Comment ai-je pu rester ainsi si ignorante de la misère des autres ? Car c'est bien de misère dont il s'agit. Sophia vit dans un milieu hostile, difficile et violent. Un territoire où la loi du plus fort est la meilleure. Mais elle n'a pas l'air d'en avoir souffert, aimée dans une famille unie, dans une communauté soudée. D'après ce qu'elle m'en raconte, les Déficients se sont regroupés suivant leurs affinités, et les groupes vivent en se serrant les coudes, ce qui permet à la fois de se protéger mutuellement, mais aussi de maintenir les liens humains nécessaires à l'équilibre de chacun. On est bien loin de ce qu'on nous raconte à l'école sur l'existence en dehors du mur, bien loin des « sauvages » qu'on nous présente dans les livres. Il existe évidemment des loups solitaires, des individus ou des groupes violents mais en restant ensemble, il semble que la vie de ma codétenue ne soit pas si horrible que je le pensais.





Ces longues heures de correspondance dans nos salles de bain me permettent de tenir le coup. Sophia devient la bouffée d'oxygène sans laquelle je me serais déjà effondrée. Peut-être ai-je le même rôle pour elle. Je l'espère. Mais je crois sincèrement que c'est plutôt cet espoir d'être bientôt secourue qui la maintient. Sophia a cette confiance ancrée qu'il lui faut simplement être patiente et qu'on va venir la chercher, que son groupe ne la laissera pas tomber. Et surtout que son mari, Roman, est à sa recherche depuis le début et qu'il viendra la chercher bientôt. Comme j'aimerais avoir cette possibilité moi-aussi ! Mais qui viendra me chercher ? Les semaines qui passent me donnent raison, je suis seule. Suzan peut-être ? Elle a dû s'affoler en ne me voyant pas revenir au travail après les fêtes. Mais qu'est-ce qu'elle pourrait bien faire pour me retrouver ? Elle n'a pas les moyens de le faire. Je m'accroche à l'espoir qu'elle en ait parlé à Tobias. Lui a peut-être les capacités de le faire, mais en a-t-il l'envie ?






Allongée sur le carrelage froid de la salle de bain, j'attends le prochain message de ma voisine de chambre, les yeux clos, couchée sur le côté. Sur le dos, j'ai oublié l'idée depuis un bout de temps : j'avais à chaque fois droit à un labourage des côtes en bonne et due forme de la part de bébé. Sur le côté, ça a l'air de lui convenir, il bouge tranquillement, même si je ne suis pas à l'abri d'une bonne ruade de temps en temps. La première fois que je l'ai senti bouger, j'ai paniqué. C'est Sophia qui m'a réconfortée et qui m'a rassurée. C'est son premier bébé mais elle a une grande expérience due à la promiscuité à l'intérieur de leur groupe. Les naissances sont monnaie courante hors du mur, alors que j'avance en terrain inconnu. Elle essaie aussi de me faire croire que je vais aimer ce bébé. Je crois qu'elle se trompe, je ne ressens rien. Elle me dit que c'est inné, que je vais l'aimer quand il sera là, même si je ne le sais pas encore. Facile pour elle, elle le voulait. Moi pas. Je reste néanmoins admirative de cet amour maternel qu'elle a déjà. Sophia me dit qu'elle lui parle, qu'elle lui chante, qu'elle lui raconte des histoires, sur elle, sur son père, sur l'endroit où il grandira. Pour lui faire plaisir, j'ai essayé, mais je n'ai pas eu grand chose à lui dire. Lui dire quoi d'ailleurs ? Que je suis seule, que son père n'est même pas au courant de son existence et que de toute façon nous serons séparés dès qu'il sera né ?





Je m'apprête à me saisir du petit papier que vient de m'envoyer mon amie quand tout à coup je me retrouve dans le noir complet. Bon sang, c'est la troisième fois cette semaine que l'électricité se coupe brutalement ! Je m'assieds prudemment contre le mur et j'attends, comme à chaque fois, que la lumière revienne. Sophia m'a dit que les coupures d'électricité étaient fréquentes en dehors de la ville, sans doute parce que New York est prioritaire. Quand il n'y en a pas assez, c'est l'extérieur du mur qui est sacrifié. Cela nous a au moins permis de savoir que nous étions bien dans un hôpital à l'extérieur de la ville. Où exactement ? Bonne question.






Une idée me traverse soudain l'esprit. Je rampe prudemment dans le noir, à quatre pattes, en tâtant du bout des doigts tous les obstacles. A force de vivre dans 20 m2, on en connaît forcément tous les détails. Je me dirige donc sans aucune difficulté vers la porte de ma chambre en cherchant des yeux la petite lumière rouge, située au niveau de la poignée, qui indique son verrouillage. C'est une diode minuscule, à peine visible de jour mais que je peux observer à loisir les nuits où je ne dors pas. Le souffle court, je me relève avec difficulté en me tenant au mur. Là, elle devrait être là, aucun doute possible. Mais je ne la vois pas. Je tâtonne, je suis pourtant au bon endroit. Mon cerveau commence à s'agiter : aurais-je eu raison ? Serait-ce possible ?





Tout à coup, la lumière réapparaît, m'aveuglant totalement. Plaquant une main sur mes yeux, j'essaie de les ouvrir le plus vite possible, ce que je parviens à faire en quelques secondes. Mon regard se pose directement sur la main que j'ai laissée sur la porte. Je n'ai pas été trop mauvaise dans mes appréciations : à deux centimètres de mon auriculaire brille la petite diode rouge, qui vient de se rallumer elle-aussi. Je ferme les yeux, n'osant y croire. Reprenant mes esprits, je me précipite vers la salle de bain et griffonne en tremblant un message que je m'empresse de faire parvenir à ma codétenue :

— Les portes ne sont plus fermées pendant les coupures d'électricité.







Les heures et les jours qui suivent me rendent fébriles. Les idées fusent dans ma tête et me donnent mal au crâne. Les échanges avec Sophia sont nombreux. Il y a plus de raisonnements dans deux têtes que dans une. Sophia a l'air un peu effrayée par mon plan : profiter de la prochaine panne pour nous enfuir. J'imagine que c'est parce qu'elle a toujours cru que notre départ viendrait de l'extérieur, et pas que nous serions les propres actrices de notre fuite. Mais moi je n'ai pas le choix. Si je veux sortir d'ici, il va falloir que je tente le coup, même si ça peut paraître une folie. En fait ça l'est. Trop de choses aléatoires rentrent en compte : bénéficier d'une nouvelle panne, arriver à la porte avant qu'elle ne se reverrouille, se repérer dans un couloir totalement noir et sans doute descendre des escaliers dans l'obscurité. Tout ça avec un ventre de presque 8 mois qui me handicape et me ralentit. Et je ne prends même pas en compte la durée inconnue de la coupure. Quelques minutes tout au plus si je m'en réfère aux autres pannes survenues jusqu'alors. Une seule seulement a duré presque une heure. Malgré tout, je réussis à persuader Sophia de s’entraîner à trouver la porte de sa chambre en fermant les yeux. Elle s' exécute pour me faire plaisir et nous passons les jours qui suivent à tâtonner dans nos chambres. C'est sans doute ridicule, mais au point où nous en sommes, quelle importance ?






L'ouverture de la porte de ma cellule ce matin me renfrogne : je vais devoir reporter à plus tard mes entraînements d'aveugle. Je ne réagis même plus en voyant le Docteur Smith entrer. Je le laisse me prendre la tension, écouter le cœur et tâter le ventre.

— Il est descendu, depuis hier, tu le sens ? me demande-t-il.

— J'ai comme un poids sur l'aine, ça fait mal.

— C'est ça. C'est bon signe, c'est qu'il prépare sa sortie. Ton col était court et effacé, hier, mais tu es tout juste à huit mois. C'est un peu tôt. Il faudrait que tu évites les activités et que tu te reposes.



Sa dernière phrase me fait rire jaune. 

— Les activités ? C'est vrai qu'ici, j'ai l'embarras du choix ! 



Le médecin ne relève pas mon humour noir.

Je poursuis donc :

— Autant qu'il sorte, et vite, que tout ça s'arrête enfin .



Il ne répond pas et sort sans prononcer un mot, me laissant là sans me contredire ou me rassurer. Aucune importance : j'ai bien l'intention de lui fausser compagnie à la première occasion.





La nuit suivante est désagréable ; je ne dors pas bien depuis un bon bout de temps. Impossible de trouver une position confortable. Sur le côté, il me lance des coups dans les côtes, sur le dos c'est dans la vessie. A hurler. Et sur le ventre, j'ai oublié l'idée depuis le 6ème mois. Cette fois-ci, l'impression est encore pire, j'ai des nausées. Je pensais que celles que j'avais eues au début, qui avaient disparu après 5 mois, n'étaient plus qu'un mauvais souvenir mais visiblement elles sont de retour.

Je finis par m'asseoir sur le bord de mon lit. Mes reins me font mal et une douleur lancinante me monte le long du dos après avoir pris racine au fin fond de moi. J'entreprends de marcher un peu, histoire de voir si ça passe. Je finis par m'endormir sur ce que je pense être le matin, exténuée.



Lorsque je me réveille, la douleur n'a pas disparu. Au contraire. Elle est encore plus lancinante, plus traînante. Merde, aurais-je commencé le travail ? Je commence à paniquer. Attendre un événement pendant des mois, c'est une chose, c'est tellement long qu'on finit par croire qu'il n'arrivera jamais. Mais se retrouver tout à coup face au mur en est une autre. C'est là que finalement, on se rend compte que l'on n'est absolument pas prêt. C'est trop tôt. Et mes plans ? Non non non, ce n'est pas possible, si j'accouche maintenant je peux dire adieu à mon évasion. Et à mon bébé aussi. Qu'est-ce que cela veut dire ? Que j'y tiens finalement ? Merde, et si Sophia avait raison ? J'essaie de chasser l'idée de ma tête. Pas le temps de penser à ça. Il faut que je tienne le plus longtemps possible, avant qu'ils ne s'en rendent compte et qu'ils l'emmènent loin de moi.





La première chose qui me vient à l'esprit est d'avertir Sophia. Je veux qu'elle sache que nous risquons d'être séparées sous peu. Qu'elle sache aussi que je la remercie de tout mon cœur pour le soutien qu'elle m'a accordé toutes ces semaines, que sans elle je serais devenue folle. Parce qu'après, je ne me souviendrai même pas d'elle quand on m'aura administré le sérum d'oubli.






Mes yeux me piquent, des larmes commencent à embuer mes yeux et voilent ma vision. Bon sang, je ne sais même plus si c'est à cause de l'émotion ou la douleur. C'est la tempête sous mon crâne.



Et puis soudain, l'impensable : la lumière s'éteint brutalement.


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