Une Nouvelle Terre

Chapitre 7 : Secret Médical, Femme Fatale

3128 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour 01/11/2023 20:59

Docteur.

Chip a mémorisé le nom. Il se le répète à lui-même pour ne pas oublier. Docteur. Docteur. Docteur.

Cet homme est important pour la Maîtresse, bien que Chip ne comprend pas vraiment pourquoi. Ce n’est pas à lui de comprendre; pas à lui de poser des questions. La Maîtresse lui dit quoi faire, et lui en dira davantage que si elle estime qu’il a besoin de le savoir. C'est normal qu’elle en sache plus que lui ; elle est belle, intelligente, magnifique. Elle a vaincue l’avance des années qui auraient dû la terrasser depuis longtemps. Elle est même parvenue à trouver un nouveau chez-elle, sous la forme d’une certaine Rose Tyler. C’est donc normal, forcément, qu’elle soit meilleure que Chip...

Ce n’est que lorsqu’elle retourne ses attentions au miroir, jette un nouveau regard critique à son reflet, et lui demande d’aller chercher la trousse de maquillage volée qui avait jadis servie à embellir son ancienne peau que Chip commence à s'inquiéter.

Il fait de son mieux de ne pas l’être, vraiment. La Maîtresse ne l’a pas façonné ainsi pour qu’il soit inquiet. Chip sait à quel point il a de la chance d’être à ses côtés. De la chance… Il ne serait rien sans elle : juste un petit ramassis de peau et de cellules quelque part dans une boîte de Pétri (une autre chose que Chip n'arrive pas vraiment à concevoir – mais la Maîtresse lui a dit que c’était vrai, et il a confiance que c’est le cas).

Mais remonter à la surface retrouver ce « Docteur »… Chip ne comprend toujours pas pourquoi la Maîtresse s'est décidée à faire ça. C’est pour ça qu’il est là, non ? Son Chip ; pour être ses yeux et ses oreilles à travers l’hôpital. Quelque chose est assurément différent chez elle, aujourd’hui... Quelque chose a changé. Depuis que la jeune Tyler est arrivée à l’hôpital pour devenir son corps de prédilection. Depuis qu’elle a retrouvé sa mobilité.

Chip n’aime pas le changement. Pour lui, ça veut dire que maintenant que la Maîtresse s’apprête à regagner le monde d’au-dessus, elle pourra se passer de ses conseils, et ne sera plus aussi disposée à l’écouter…

Mais pourquoi ? Il a pourtant été un bon compagnon pour elle, non ?

Non… ?

 

Moins d’une heure auparavant, le Duc de Manhattan était mourant. Son corps tout entier, aussi gros était-il, se transformait petit à petit de chair flasque en pierre froide, au fur et à mesure que sa maladie de régression pétrifiante le consuma.

Mais à le voir maintenant, tout ça aurait pu n’être qu’un mauvais rêve ! Un cauchemar jamais survenu !

— Je n’imaginais pas m’en sortir, ma chère ! gloussait le Duc à la femme en tailleur noir qui se trouvait à ses côtés. Et en effet, c’était presque surréaliste de le voir si pompeusement assis dans son lit : l’image-même de la santé, racontant des blagues et dégustant flûte après flûte de champagne frais ; ses rires retentissant à travers toute la Section 26. Au lieu d’un gris rocailleux, la peau du Duc avait retrouvé un bel éclat rose. Son visage avait repris de la couleur, et il ne semblait pas souffrir du tout.

Toute trace de sa maladie – sa maladie incurable – avait disparu !

Alors que le Docteur passa la tête à travers le rideau avec un sourire poli, le Duc l’aperçut et son visage s’illumina.

— C’est lui que j’espérais voir ! s’écria-t-il en le saluant de la main comme s’ils étaient de vieux amis. Cet homme est mon porte-bonheur, vous savez. Venez ! Approchez ! Ne soyez pas timide !

Dressée sur ses talons-aiguille, l’impérieuse Frau Clovis tourna à nouveau ses énormes yeux vers le Docteur :

— Toute amitié exprimée par le Duc de Manhattan ne constitue en aucune manière un contrat d’engagement légal ! l’informa-t-elle aussitôt, n’oubliant pas ses fonctions même lors d’une occasion aussi joyeuse que celle-ci. Elle n’avait à peine touché à une seule goutte de son propre champagne, mais elle paraissait beaucoup plus souriante que tout à l’heure.

Le Duc laissa échapper un rot particulièrement spectaculaire et balaya les formalités de son assistante d’un revers de la main :

— Redressez-moi ! ordonna-t-il avec un clin d’œil au Docteur. Mourant ou non, en bonne ou en mauvaise santé, il est toujours en train de lui donner des ordres… songea ce dernier.

Néanmoins, Clovis s’empressa de ramasser une télécommande sur le chevet du Duc et la pointa en direction des treuils, des cordes et des chaînes constituant le large système de traction qui soutenait son employeur gargantuesque. Avec un clic, le lit du Duc de Manhattan bascula tranquillement en avant de sorte qu’il était maintenant assis bien droit, sa grosse masse joufflue s’affaissant de chaque côté de son matelas.

— Et hop ! Ha ha ! Constatez ! Aucun signe d’infection !

— Du champagne, monsieur ?

Un majordome en uniforme, avec la discrétion qui était coutumière à son genre, s’était glissé aux côtés du Docteur pour lui offrir un verre.

— Non merci, dit le Docteur, le congédiant d'un geste. Euh... pardon, Votre Grâce, mais vous aviez bien une régression pétrifiante, n’est-ce pas ?

Le sourire du Duc s’élargit, ses joues encore plus roses qu’avant sous l’effet du champagne. Il semblait trouver ce détail particulièrement hilarant.

J’avais, c'est bien le mot ! s’esclaffa-t-il en tapotant des mains son ventre gigantesque. Ça a l’air de vous pétrifier... Mais c’est du passé ! Regardez-moi, je suis complètement guéri ! C’est un miracle, je vous dis !

Incrédule, le Docteur secoua la tête :

— Mais c’est impossible...

— Les espèces primitives nous accuseraient de magie, dit une voix sévère derrière lui. Mais ce n’est que le résultat d’une tendre application de la science...

Une Sœur plus âgée, à l’allure redoutable, sa fourrure siamoise considérablement pâlie de vieillesse, venait d’apparaître discrètement à son coude. Le Docteur se retourna vers elle :

— Par quel mystère l’avez-vous guéri ? demanda-t-il.

La Sœur arqua un sourcil amusé, ses lèvres incurvées dans un sourire qui était difficile à interpréter :

— Par quelle Nouvelle Terre, pourriez-vous dire !

Mais le Docteur appréciait beaucoup moins les blagues et les boutades quand ce n’était pas lui-même qui les faisaient, alors il plissa le front et désigna d’un signe de tête les perfusions intraveineuses au chevet du Duc – contenant des fluides violets et oranges-vifs – qu’on était en train de lui injecter dans le bras :

— Qu’y a-t-il dans cette solution ?

— Un remède on ne peut plus simple.

— Alors dites-moi ce que c’est, lança le Docteur en défi.

— Oh, je suis désolée, rétorqua la nonne, n’ayant pas l’air désolée du tout. Je suis tenue à la confidentialité du patient.

Elle leva les yeux vers lui, toisant du regard ses cheveux en bataille et son costume brun ajusté. Ses moustaches s’hérissèrent dans un jugement tacite :

— Je ne crois pas vous avoir été présentée… Mon nom est Matrone Casp – l’intendante de cet hôpital. 

Il se força brièvement à sourire :

— Et moi, le Docteur.

Les yeux de la matrone brillèrent dangereusement :

— Vous devriez savoir que c’est nous les docteurs ici...

— Matrone Casp ! (C’était Jatt, la Sœur d'un peu plus tôt, qui se précipitait vers eux : ) Vous êtes attendue en Soins Intensifs…

Casp inclina brièvement la tête en direction du Docteur :

— Si vous voulez bien m’excuser, dit-elle sèchement, une fois encore sans montrer le moindre regret. 

Le Docteur acquiesça en retour, toujours avec son sourire forcé. La matrone lui semblait être le genre de chatte qui avait probablement grandie comme l’aînée de sa portée, habituée à faire et obtenir tout ce qu’elle voulait. Il avait aussi le sentiment qu’elle l’aimait pas beaucoup.

Il fallait que Rose voie ça. Quelque chose ne tournait pas rond du tout ici : des maladies mortelles se faisaient guérir en moins d’une heure ! Plus vite elle monterait le rejoindre, mieux ça serait.

Et d'ailleurs, même Rose lui avait parue un peu bizarre au téléphone, tout à l’heure... De toute évidence, elle avait pensé que leur conversation s’était déroulée à merveille – gloussant à l’autre bout du fil comme une sirène coquine – mais quelque chose dans la voix de la jeune femme avait poussé le Docteur à éloigner le combiné de son oreille et le regarder un moment avec circonspection : une sorte de fausse bienveillance, un petit ton doucereux et insinuant qui n'était pas dans son habitude…

Le Docteur décida de ne pas s’en préoccuper pour l’instant. Cet endroit tout entier le mettait à bout de nerfs. « Tronche de Boe » , « as-sans-sœur » … Rose faisait l’andouille, tout simplement.

Il regarda les deux chattes s’éloigner d’un pas vif, Sœur Jatt murmurant avec urgence à l’oreille de la matrone :

— C’est le même incident. L’un des patients est conscient...

— Et bien, nous allons devoir résoudre cela...

 

Cassandra rejette ses nouvelles épaules en arrière, reconnaissante des multiples avantages d’avoir des courbes.

Elle s’est refait une sacrée beauté devant le miroir, procédant à toutes ces petites retouches de dernière-minute qu’une dame impose à son apparence. Pour une bonne dose de va-va-voom, elle s’est dépouillée de la veste bleue ringarde que Rose portait tout à l’heure ; sa seule concession au luxe étant la confection violette à manches courtes qu’elle a en-dessous.

Sur une impulsion, Cassandra dégrafe au plus vite les deux premiers boutons, laissant poindre cet entre-deux de chair rebondie qui fait toujours rêver les hommes. Après tout, pourquoi pas ? Si elle va devoir tolérer cette forme dérobée encore quelque temps, autant s’amuser un peu et y rajouter du piquant. Tout pour faire bonne impression à ce joli nouveau Docteur...

Il est certainement beau gosse, elle doit l’admettre. La tête pleine de cheveux, des sombres yeux bruns, un costume plutôt serré, aussi. Et ça alors, ce visage… Ces greffes de peau ont dû lui coûter une fortune ! Cassandra contemple son propre visage volé dans le miroir ; essaie d’aspirer les joues de Rose pour les faire creuser. Mais il n’y a aucune chance qu’elle puisse garder cette tête-là – pas si elle souhaite parler de temps en temps !

Bon sang, ça doit faire des siècles qu’elle n’a pas joué au jeu de la séduction. La petite Miss Tyler n’a pas grand-chose à lui offrir. Mais qu’importe, ça suffira pour ce qu’elle aura à faire : jouer la jolie blonde, sourire de toutes ses dents et accentuer la hardiesse de son flirt tout en faisant semblant d’être ô combien impressionnée par le Docteur et son génie. Après ça ? Eh bien… ce ne devrait pas être trop difficile de lui échapper. Pas maintenant ; pas dans un corps qui peut courir et se défendre...

— Rose, Rose, Rose… murmure Cassandra à elle-même comme une actrice en train de rentrer dans son personnage. Je suis Rose, je suis douce et sage et gentille…

Ses nouvelles lèvres esquissent une moue boudeuse dans le miroir, imitant passablement cette expression maussade que la jeune femme a toujours au visage. Ses mains, cependant, sont partout à la fois, détachant un autre bouton de son chemisier pour obtenir un décolleté plus plongeant, soupesant et rehaussant ses formes délicieusement féminines... Oh, que ça fait du bien, d’avoir sa nouvelle peau à l’air libre et en sueur ! Au moins elle n’aura nullement besoin de débourrer sa silhouette davantage. Cette chair lui paraît suffisamment bien débourrée à son goût. Et bien mûre et ferme et sensible, aussi ; ne demandant qu’à être pincée…

— AÏE !

Elle laisse retomber ses mains. Bon, d’accord. Peut-être pas tout de suite.

Chip est en train de l'observer attentivement dans le reflet du miroir, ses yeux grands comme des soucoupes. Une petite déglutition étranglée de sa part finit par attirer l’attention de sa maîtresse.

— Oh, pardonne-moi ! chantonne Cassandra, comme si elle vient tout juste de remarquer qu’il est là. Ca fait juste si longtemps que je n’ai pas été aussi… (Elle s’interrompt et lâche un étrange petit rire en regardant par-dessus son épaule pour se voir de dos :) … aussi humaine, je suppose. Bien… tu disais ?

Chip tord ses petites mains d’appréhension. Pour une raison quelconque, sa maîtresse a maintenant jugé nécessaire de pencher son nouveau corps en avant et faire bouffer ses cheveux aux racines, histoire de leur donner un maximum de volume. Mais malgré la jolie vue qu’elle lui présente des fesses de Rose, il est presque désespéré d’inquiétude.

— Peut-être que milady devrait rester ici ? se risque-t-il à dire. Ou bien on pourrait quitter l’hôpital, trouver une autre cachette… ?

— NON ! Cassandra se redresse brusquement avec colère, et Chip se recroqueville comme un chien battu.

— Non… répète-t-elle, plus gentiment cette fois. Je te l’ai déjà dit, mon chou. Cet endroit cache des secrets qu’il n’a pas envie de partager. Et ça, ça peut me servir. Je ne laisserai pas le Docteur me remettre en cavale !

— Mais ce Docteur est dangereux… gémit Chip.

Cassandra résiste à l’envie de lever ses yeux au ciel. Elle oublie à quel point il peut être agaçant !

— Dangereux et malin, souffle-t-elle. Un tel esprit pourrait m’être utile…

Faisant de nouveau face au miroir, elle rejette les cheveux de Rose par-dessus ses épaules avec toute la grâce d’une jument redirigeant sa crinière. Classique… la petite sotte a des pointes fourchues qui nécessitent désespérément son attention. Mais peu importe ; ces cheveux appartiennent à Cassandra, désormais – ses nouvelles mèches blondes tombent en cascade sur ses joues et lui donnent une allure plus échevelée et… sauvage. Comme si elle sort d’une nuit haletante dans le lit d’un amant.

Son petit caniche n’a pas tort, cependant : aller s’en prendre au Docteur est loin d’être son idée la plus sûre. Mais Cassandra n’a pas oublié non plus comment ce dernier a si habilement déjoué son plan sur la Plateforme Une. Ça doit compter pour quelque chose...

Et puis de toute façon (elle échancre son décolleté d’un autre centimètre), c’est un homme comme les autres… Alors pourquoi pas lui donner un joli petit avant-goût de ce qu’il n’aura plus jamais ? Du moins, pas de son vivant… ?

Une nouvelle Rose pour un nouveau Docteur. Ce n’est que justice, non ?

Chip a l’air plutôt dépité. Ce n’est pas son genre, à la Maîtresse, d’être aussi… distraite. Mais il garde le silence, ne voulant pas déranger Cassandra alors qu’elle renonce enfin à ses attouchements et se met alors à farfouiller dans la petite boîte de poudres, peintures et autres babioles de beauté qu’il a volées pour elle à l'étage.

— Regarde-moi cette définition… ! souffle-t-elle en se rapprochant du miroir pour remaquiller le visage de Rose. Il faut dire qu’elle a plutôt bon teint, tu ne trouves pas ? Pour une petite pouffiasse blonde, elle sait certainement comment s’humidifier…

— Mais Maîtresse ! se prosterne Chip. C’est risqué. Les Sœurs…

— Les Sœurs mijotent quelque chose, rétorque Cassandra d’un ton agacé, levant sur lui un regard noirci de mascara. Souviens-toi ce vieux dicton Terrien…

— Lequel ? (Son petit caniche a l’air positivement dérouté.) Il y en tellement… Je m’y perds…

— « Méfie-toi des nonnes » (Cassandra a maintenant délaissé le mascara pour du rouge à lèvres, étalant une couche généreuse sur la bouche de Rose.) « Méfie-toi des infirmières… et méfie-toi des chats ».

Elle claque des lèvres, savourant le frisson de sa toute-nouvelle indépendance, puis recule d’un pas pour admirer le résultat. Oh oui, voilà qui fera l’affaire… Voilà qui fera l’affaire amplement ! Pas tout à fait ce qu’on pourrait appeler « fabuleuse » – franchement, même son maquillage est un peu surfait – mais le physique a toujours fait ses preuves chez Cassandra. Même maintenant. L’œuvre de bonnes gènes pures…

Et avec son nouveau corps prêt à l’action, le Docteur n’aura pas la moindre idée qu’elle est quelqu’un autre que sa bonne vieille Rose Tyler…

Bien. Place maintenant à la pièce de résistance ; sa partie préférée de cette mascarade. Satisfaite de son reflet, Cassandra se tourne, brusquement, vers son serviteur :

— Parfum ?

Chip fouille dans la poche de sa blouse d’hôpital et lui tend une petite fiole de liquide sombre. Sans un mot de remerciement, sa maîtresse lui prend le flacon des doigts et le niche prestement entre ses nouveaux seins.

— Ouh ! Sa petite coquinerie lui arrache un délicieux frisson, tellement la fraîcheur du récipient est tranchante contre sa peau. Il contient à peine de quoi remplir une cuillère à l’intérieur. Mais Cassandra sait pertinemment qu’une seule giclée fera l’affaire.

Prêt ou pas Docteur, me voilà.

Puis, une profonde inspiration, un dernier coup d’œil dans le miroir, et satisfaite de ce qu’elle y voit, Cassandra s’élance hors du donjon – une Rose Tyler très différente de celle qui a franchi son seuil une quarantaine de minutes plus tôt. Son mot d’adieu résonne comme un glas sur les murs lugubres alors qu’elle s’éloigne d’un pas vif vers les ascenseurs, fredonnant un petit air perdu qui date de ses jours sur la Vieille Terre :

« Ces jambes sont faites pour marcher,

Et tu vas le regretter... »

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