Le Loup et l'Agneau

Chapitre 1 : La poupée - You'll be the death of me

5243 mots, Catégorie: T

Dernière mise à jour 10/11/2016 01:09

LE LOUP ET L'AGNEAU

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La poupée

Il revenait du marché de Maskerasson IV, où il était parti à la recherche fructueuse de quelques pièces détachées pour le vaisseau. Après avoir passé là-bas quelques heures paresseuses à ciel ouvert, à zigzaguer curieusement entre les étals colorés et odorants, à discuter le bout de gras avec des commerçants moins retors que joueurs, il s'en était retourné au TARDIS avec deux coupleurs neutroniques de basse polarité, presque pas usagés.

Puis avec une relative bonne humeur, il avait aussitôt entamé sa session de bricolage et fourgonné avec une intense satisfaction dans le petit réduit sous le pied de sa console de pilotage circulaire. Son inséparable tournevis sonique entre les dents déformant à peine son visage altier de patricien romain, il s'était mis à dévisser des panneaux, à tirer des fils, à connecter des pièces qu'il nettoyait amoureusement avec un chiffon doux... Toute une petite routine qui lui servait de passe-temps idéal pendant lequel il occupait ses mains, se relaxait et ne pensait à rien du tout d'abominable…

Depuis la Guerre du Temps dont il ne se sentait encore que trop fraîchement émoulu, son deal avec lui-même était plutôt du genre « un jour après l'autre ». Comme il pouvait.

La régénération l'y avait considérablement aidé en repoussant de facto la dureté des événements au stade littéral de « vie antérieure », et lui permettait d'essayer de prendre une distance salutaire avec tout ça. Il pouvait ainsi parfois parvenir à être raisonnablement optimiste, du moins quand il restait occupé.

Le point délicat restait le sommeil et le repos en général. A chaque fois qu'il fermait les yeux, même pour une courte sieste, il n'y coupait pas. Des cauchemars s'immisçaient invariablement partout dans le moindre interstice disponible de ses rares épisodes nocturnes. Si d'aventure un psychiatre égaré avait traîné dans le coin, il aurait probablement sorti de son chapeau fou un lapin du genre "Syndrome Post Traumatique". Un mot magique bien aseptisé et si pratique pour éviter de parler de monceaux de cadavres empilés, d'enfants coupés en deux, de bâtiments éventrés, de puanteur due à la décomposition, de tirs et détonations permanentes dans un ciel rougeoyant d'apocalypse... Bref. Ce genre-là.

Après avoir serré, vissé et tapé tranquillement pendant un laps de temps situé entre vingt-six minutes et cinq heures quarante-sept – que l'hypoglycémie soit en cause ou pas – il lui avait semblé à un moment qu'une vive chaleur s'était manifestée à quelques pas de la console éteinte. D'où il était, il adressa une œillade remarquablement inexpressive au rotor transversal vert de la pompe à void, raide et immobile dans son tube transparent. A priori, il doutait d'avoir pu générer le phénomène par mégarde car il s'occupait plutôt des commandes centrales gérant les filtres à air... Incidemment, ceux-ci n'avaient pas été changés depuis longtemps. En vérité, à chaque fois qu'il essayait de s'y mettre, il se passait toujours quelque chose de plus urgent (ou de plus intéressant) et ce petit boulot était toujours reporté systématiquement aux calendes daleks…

Là, complètement pris par surprise par une brusque saturation de toutes les lumières de la pièce, il se redressa par réflexe et sa tête heurta vivement le rebord de la console avec un bruit de gong mat presque aussi lourd que celui que faisait le vaisseau en atterrissant, et en l'assommant par la même occasion. Et les ténèbres prirent possession de lui.

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Ce qu'il y avait de sournois avec la privation volontaire de sommeil (que sa race supportait tout de même mieux que bien), c'était que les rêves surgissaient même quand il ne dormait pas vraiment… Là il était assommé, ce n'était pas pareil. Mais est-ce que ça changeait quelque chose ? Non.

Celui-ci pourtant démarrait avec une relative innocuité.

Il se voyait flotter paisiblement à la dérive dans l'immensité nocturne de l'espace, hors du TARDIS. Il ne portait pas sa combinaison spatiale vigoureusement orange mais ce point ne le préoccupait pas, pourtant. Apparemment, il n'en avait pas besoin – le vaisseau avait sûrement dû étendre un champ protecteur magnétique suffisamment pourvu en air pour lui permettre de respirer.

Ce qui l'avait attiré dans le secteur était une singularité gravitationnelle repérée sur ses scanners et, en s'approchant d'elle, il avait d'abord cru que c'était un genre de minuscule étoile en formation plutôt qu'un trou noir.

Une partie de son cerveau de Gallifréen et de scientifique lui soufflait pourtant que ce n'était pas possible, mais il avançait toujours, voletant par petits bonds dans sa direction pour voir cela de plus près. Lorsqu'il fut assez près, l'incongruité de ce qu'il avait sous les yeux le frappa encore davantage : il y avait là, une petite enfant aux cheveux courts assez clairs avec un objet dans la main qui émettait la lumière aveuglante. Elle ne faisait rien.

Profondément, il trouva que cette découverte faisait sens, alors que son mental protestait fermement contre cette assertion. L'instrument diligent de son intelligence commençait à le bombarder de questions insidieuses mais en définitive sensées : pourquoi n'était-elle pas gelée ? Comment respirait-t-elle ? Que faisait-elle ici toute seule ? Pourquoi souriait-elle ? Et surtout : pourquoi le regardait-elle comme ça ?

— Petite, ne reste pas là ! Viens dans mon vaisseau, la pressa-t-il en l'encourageant du geste.

La fillette resta immobile à le contempler avec curiosité et un autre sentiment qui ressemblait peut-être à un genre… d'émerveillement, puis elle plaça l'objet brillant sur sa poitrine où il se fondit pour y rentrer et rayonner plus modestement à l'abri de sa cage thoracique.

Son geste attira son attention sur le fait qu'elle était nue. Aussitôt, il baissa des yeux navrés et enleva sa lourde veste de cuir noir pour l'en envelopper, maugréant un peu en lui-même sur les raisons qui avaient pu conduire à l'abandon de cette pauvre petite ici, toute seule, littéralement au milieu de nulle part. Elle devait être spéciale pour avoir survécu à des conditions pareilles.

Etant donné qu'elle avait l'air d'aller bien, il n'imaginait pas un instant qu'elle puisse être humaine et penchait forcément pour une sorte de jouet robotisé, doté d'une intelligence artificielle, peut-être éjecté négligemment d'un sas par un vaisseau de croisière… Parce que si les humains ne survivaient pas sans combinaison dans l'espace, il leur arrivait par contre très souvent par contre d'être négligents et de polluer derrière eux…

Il flotta vers elle en essayant d'attraper sa main qu'elle lui retira délibérément par jeu. Il grimaça fugitivement, songeant que si cette poupée avait été programmée pour afficher de la malice, il n'était pas prêt de pouvoir mettre la main dessus... Regardant tout autour de lui, il chercha des yeux le TARDIS et vit se dresser un peu plus loin sa familière et rassurante cubicité bleue. Après une ou deux tentatives, soldées par autant d'échecs, il fronça les sourcils en décidant d'adopter une autre tactique.

— Très bien. Reste là si tu veux. Moi, je rentre.

La fillette se dandina de façon indécise pendant quelques instants, le regardant de tous ses yeux, presque déçue. Puis comme il rentrait à bord en se propulsant depuis l'espace jusqu'à la porte, il entendit un cri assourdissant qui lui vrilla les oreilles, hélas proéminentes et fort sensibles, qui le tira aussitôt de son évanouissement.

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Comprenant en revenant à lui qu'il s'était assommé tout seul et qu'il en serait quitte pour une grosse bosse qu'il aplatirait à l'infirmerie, il s'extirpa prudemment de sous la console. Une fois sur pied, il alluma quelques boutons du tableau de bord pour afficher les enregistrements de la caméra intérieure.

— Montre-moi, murmurait-il à l'attention du TARDIS comme il le faisait souvent. Pourquoi ne signales-tu pas le dysfonctionnement ?...

En réponse, le vaisseau émit un doux bourdonnement légèrement réticent.

"Quoi ?" insista-t-il mentalement en usant de leur lien télépathique naturel.

La réponse déboula dans son esprit promptement.

"Les paramètres ont déjà été corrigés. Tout va parfaitement bien. Cette fluctuation d'énergie est revenue à la normale".

Il leva des yeux dubitatifs sur le plafond ocré aux décorations hexagonales, toisant les piliers de corail qui le décoraient tout autant qu'ils le soutenaient, et ne releva pas, décidant de lui faire confiance, pour cette fois.

oOo

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You'll be the death of me

Son long nez d'aigle frémissant au vent, le Docteur courait à fond de train en souriant dans la jungle indonésienne. Souple et à peine fatigué, il galopait comme un perdu, usant de ses poumons extensifs qui commençaient tout juste à souffrir des fumées toxiques. Des branches cinglaient son visage énergique aux traits plus intéressants que séduisants, mais il n'en avait cure, occupé qu'il était à se défaire des lianes traîtresses s'entortillant à la moindre occasion autour de ses jambes pressées. Des serpents qu'il avait pris pour des lianes lui tombaient dessus et sifflaient de colère en filant ventre à terre... Le sol tremblait et crevassait, la chaleur suffoquait…

La lave était sur ses talons, aussi accéléra-t-il vers le TARDIS où il s'engouffra avec soulagement, juste avant que la nappe brûlante ne touche la porte qu'il venait de refermer sur lui. Ouf. Il était presque 13 heures en cette fin août 1883.

Dans un même mouvement fluide et impatient, ses pas firent résonner la grille métallique au sol de la salle de commandes de son vaisseau, tandis qu'il courait lancer le processus de dématérialisation. Puis reculant d'un pas, il écouta avec un plaisir et un soulagement non dissimulés le mugissement grinçant du rotor qui les lançait dans le vortex temporel. Ce n'était pas tellement que le TARDIS aurait eu à craindre quoi que ce soit de la lave ; structurellement, il était beaucoup plus solide que ce dont il avait l'air, mais son fournisseur habituel de peinture bleu roi pour la carlingue était en rupture de stock...

"Rappelle-moi d'éviter le Krakatoa à l'avenir" demanda-t-il avec un coin de sourire.

Conscient que le Docteur avait un problème compulsif avec le danger et que cela aurait été en pure perte, le TARDIS ne répondit rien, mais configura une salle de bains près de la salle de commandes. A ce simple détail, le Docteur déduisit avec une trace d'amusement qu'en dépit de sa physiologie nettement supérieure de gallifréen, à défaut de transpiration, il devait puer la fumée…

Une fois ses fins cheveux courts lavés de frais et le reste à peu près bouchonné, il passa des vêtements jumeaux de ceux qu'il portait juste avant, avant de gagner la bibliothèque. Il parcourut les rayonnages dédiés à la Terre et saisit un roman d'exploration de la même époque dont il admira les gravures pour se détendre un moment. Une petite tasse de thé à la température idéale venait d'apparaître opportunément sur le guéridon proche de son fauteuil préféré où il s'installa en croisant les jambes pour feuilleter l'ouvrage. Au-delà du simple agrément, il cherchait toujours à vérifier par la consultation des récits ou mémoires des gens qu'il avait rencontrés lors de ses petites sorties, qu'il n'avait pas malencontreusement modifié le cours du temps ou contaminé par ses actes un événement important... Il avait l'habitude bien sûr de la résilience manifestée par le Temps, mais un effet papillon était si vite arrivé. La négligence, ce n'était pas son genre.

Au bout de quelques pages pourtant, le texte se mit à danser devant ses yeux. Effet du bain ? Douce quiétude enveloppante du feu de cheminée ? Parfum nuancé de l'Earl Grey ? Tout ça combiné à la fois ? Quand il ferma les paupières sans s'en rendre compte, le TARDIS matérialisa une petite couverture sur lui.

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Était-ce parce que la lave lui avait sérieusement chauffé les fesses pendant qu'il sprintait tout à l'heure ? Il se mit à rêver de sa mort. Et parce que la situation ne lui disait rien, il se doutait un peu qu'il devait s'agir de la prochaine…

Il n'aurait pas fallu s'imaginer que les rêves des Seigneurs du Temps étaient forcément plus clairs et moins brouillons que ceux des humains. Toutes proportions gardées, ils pouvaient l'être même bien davantage… Rapport à la complexité d'un cerveau calibré pour fonctionner avec des paramètres différents… Il avait souvent souligné combien humains et seigneurs du Temps étaient des races si extraordinairement proches pour n'être pas apparentées…

Enfin, toujours était-il qu'il se voyait le genou à terre et une main protectrice levée devant ses yeux plissés. Il se trouvait dans un petit espace confiné et sombre, encombré d'énormes câbles électriques et de matériel informatique. En face de lui, la porte ouverte du TARDIS livrait passage à une silhouette féminine exsudant une aveuglante lumière… Sa première pensée presque cohérente avait été qu'il se trouvait face à un autre Seigneur du Temps en train de se régénérer. Mais cela ne se pouvait pas. Quiconque se trouvait là n'aurait pu émettre une radiation de cette sorte.

Il la reconnaissait bien pour être celle du vortex temporel, et cela ne signifiait qu'une chose : cette personne était en grand danger car ce genre de flux n'était supportable… que par les TARDIS. Et tout autour était en grand danger aussi, car l'explosion d'un flux temporel de cette envergure, hors d'une « coquille » incapable de le contenir, allait déchirer abominablement la trame de l'espace et du temps. Et alors l'univers se retrouverait avec des failles et des craquelures de partout… Il ne préférait pas.

Mû par un sentiment des plus troublants qu'il ne s'expliquait pas, il se vit aller au-devant d'elle, complètement apaisé par la certitude qu'il n'avait plus aucune autre option à sa portée à part celle qui consistait à réabsorber en lui cette énergie. Le concept n'était pas merveilleux pour autant. Si la femme en serait certainement sauvée, il allait en mourir lui-même dans les dix minutes… Mais pas avant d'avoir sauvé la situation. Et puis, pour un Seigneur du Temps, la mort n'avait pas franchement le même caractère définitif que pour tous… Il se sentait au clair avec ce qu'il allait faire. Après tout, ne lui restait-il pas d'autres vies devant lui ?

Rejetant toute autre inquiétude à la périphérie de son esprit, il affermit sa résolution et se dit qu'il n'était plus temps de faire le timide. Il lui murmura quelque chose d'apaisant tandis que sa paume s'attendrissait sur la petite joue mouillée de larmes inconscientes, et il anéantit toute distance entre eux. Il fut le premier surpris quand elle ne le repoussa pas et qu'avec beaucoup de douceur, leurs lèvres se joignirent pour un chaste baiser si tendre et si naturel qu'il en resta confondu et malgré tout, heureux. Et pendant qu'il en était là, il draina en l'inspirant toute trace de l'énergie dorée, tourbillonnante, splendide et mortelle qu'il accumula en lui-même pour l'en débarrasser.

Elle finit par perdre conscience entre ses bras quand la dernière particule du vortex la déserta, et comme ses yeux profonds pouvaient enfin contempler plus en détail son visage exempt de tout rayonnement suspect, la surprise le frappa en plein plexus. Un éclair venait de déchirer ses souvenirs : il avait déjà vu ce visage auparavant.

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Il sursauta si fort qu'il faillit tomber maladroitement de sa bergère confortable, installée près du feu de cheminée qui finissait de rougeoyer lentement. Ses cœurs battaient trop vite et il dût prendre un moment pour se calmer. Il ne savait s'il devait en être mortifié ou heureux. Ce n'était pas une inconnue. Elle avait exactement le visage de cette petite jeune fille des faubourgs de Londres qu'il avait trouvée dans les sous-sols du Henrik's, pendant l'affaire des autons animés par la Conscience Nestene !... La petite terrienne qui avait refusé de venir avec lui à bord…

"Rose" lui souffla gentiment le TARDIS.

Oui ! Rose, soupira-t-il en silence avec un peu d'hésitation. Il allait donc croiser une dernière fois sa route ?

Il s'agita un peu nerveusement dans le fauteuil.

Il avait du mal à y croire… La plupart du temps, les gens ne le voyaient qu'une fois de toute leur vie… Deux, c'était bien rare. Et davantage, alors là… Ses cœurs s'emballèrent bizarrement et il se sentit un peu idiot de constater que l'idée de se retrouver de nouveau face à elle lui donnait tout bonnement ce qu'il n'avait pas d'autre choix que d'appeler… des frissons d'anticipation. Est-ce qu'il était devenu fou ? Lui ? Trembler comme ça ? Après tout ce temps ? A son âge ?... Bravo !

Il tâtonna vers sa tasse refroidie mais il avala quand même le contenu, histoire de dénouer sa gorge inexplicablement serrée.

Il devait y avoir une raison bien précise pour qu'il ait ce genre de prémonition forte qui était souvent le signe d'un avenir très probable… Mais pour l'instant, il ne voyait pas bien laquelle, ni pourquoi il en était informé surtout… Quand il avait été sur le point de repartir, il lui avait proposé de venir avec lui mais elle avait dit non. De fait, c'était une réponse claire qu'il tenait naturellement pour valide.

La version officielle, c'était qu'il ne lui en avait pas voulu. Comment aurait-il pu ? C'était un grand garçon de plus de neuf cent ans, hein ? Il savait gérer une petite rebuffade…

Insidieusement, les souvenirs se représentèrent à sa porte. Et la première chose qui lui revint de cette folle équipée, c'était quand ils avaient couru elle et lui sur le pont vers le London Eye, sous lequel se prélassait la Conscience Nestene. Pour ne pas se perdre, il avait tendu sa main vers Rose sans réfléchir et elle l'avait acceptée spontanément. Ça n'avait pris que deux secondes. A ce moment, ce petit geste était parfaitement irréfléchi de sa part mais il avait eu le temps de capter sur son visage à elle combien il lui faisait plaisir... Dans le feu de l'action, il voulait se dire qu'il n'y avait pas prêté attention. Sauf que ce n'était pas vrai du tout.

A présent, il revoyait son sourire aussi large que si elle recevait un cadeau inattendu. Mais un qui soit vraiment de nature personnelle, intime et secrète... Il réalisait avec un vague embarras qu'il aurait tout donné pour pouvoir le refaire encore.

Bien sûr, sur le moment, il avait repoussé tout ça très vite et s'était morigéné pour éviter d'y mettre la moindre intention autre que joyeuse et bienveillante. A son échelle, elle n'était qu'une grande petite fille aux joues pivoine, mais les yeux qu'elle levait sur lui ne racontaient pas du tout la même histoire. Ils disaient qu'elle aimait sa compagnie. Ils disaient qu'il lui plaisait un peu… Ils disaient que malgré le danger qui tourbillonnait autour de lui en s'attachant à chacun de ses pas, elle se sentait en sécurité et protégée. Et lui, comme un imbécile heureux, tant qu'il avait été avec elle, il s'était senti à l'aise et très protecteur.

En réalité, elle l'avait pris pour un autre et accepté immédiatement comme un homme de sa propre race, sans se poser de question. Et à chaque instant passé ensemble et malgré tout le côté critique, il s'était vu lui sourire, faire le malin et plaisanter dans l'espoir qu'elle tourne encore sa chaleur et sa lumière vers lui… D'habitude, il considérait que les hommes n'étaient guère que meilleurs des singes stupides, mais il n'avait jamais été plus irrépressiblement flatté qu'elle le prenne indument pour l'un d'entre eux…

Sous les quais de la Tamise, tout avait changé pour lui. Quand parfaitement indifférente aux termes de la Proclamation des Ombres qui garantissait à la Terre un statut de planète protégée, pas envahissable sans représailles de l'équivalent de l'ONU galactique, la Conscience Nestene l'avait envoyé paître et fait capturer. Alors que c'était à lui d'habitude de sauver les gens, Rose avait renversé des rôles préétablis de longue date, avait fait une très sportive diversion et donné à leur situation un tour nettement plus favorable. En même temps que toute sa planète, elle avait sauvé ses vieilles fesses centenaires et ça, ça ne comptait pas pour rien.

C'est donc avec une bonne dose de gratitude éperdue et, s'il voulait se l'avouer, d'attirance, qu'il lui avait proposé de l'emmener pour un voyage. Le tourisme galactique, il faisait ça tout le temps et estimait que c'était une bonne et juste rétribution pour tout ce qu'il lui devait...

Mais bien vite, il avait dû redescendre des hauteurs où il planait. Elle avait refusé, soudainement intimidée quand la réalité de sa proposition s'était imposée à elle. Elle n'avait pas vraiment cru qu'il n'était pas de sa planète avant d'avoir vu son vaisseau. Pour elle, il n'était qu'un original affirmant qu'il était un extraterrestre avec un suspicieux « accent du Nord ». Et c'était sans doute assez amusant et agréable de flirter un petit peu avec lui…

Les très jeunes filles font ça parfois : elles aiment éprouver leur séduction sur des hommes plus mûrs mais à leur idée, ça n'est rien d'autre qu'une sorte de jeu sans conséquence. Pourquoi diable aurait-elle accepté de le suivre pour de bon ? Même avec la fallacieuse quarantaine bien tassée qu'il affichait, il déjà bien au-delà de ce qu'elle devait pouvoir considérer comme envisageable…

Son esprit se mit à rétropédaler quand il se surprit à penser qu'elle l'aurait suivi si elle l'avait trouvé plus séduisant. Il savait son potentiel un peu limité à ce niveau, mais le problème n'était pas là. Jeune comme elle était, il n'était pas sûr du tout qu'elle soit considérée comme adulte. Et même, le cas échéant, libre de ses mouvements ou de tout engagement. En tous cas, le jeune idiot peureux qu'elle traînait partout avec elle, avait bien l'air de le penser…

Il préféra se dire que la vérité sur son propre compte était déjà par trop effrayante pour être intégrée à son expérience personnelle. Il fallait bien voir que ses contemporains croyaient encore que la vie ailleurs que chez eux était de la science-fiction… c'était dire. Même si elle s'était montrée plutôt courageuse et ouverte d'esprit, il ne pouvait décemment pas compter qu'elle renonce à son monde familier et rassurant pour partir à l'aventure dans l'univers avec un inconnu. Tout plaquer comme ça sur un coup de tête, ce n'était pas admis dans sa culture. Ils connaissaient mais appelaient ça un « enlèvement » ou une « abduction » et c'était grave ! Apparemment, se faire enlever par un alien était le pire cauchemar de l'humanité depuis au moins soixante ans… Les pauvres ! S'ils avaient su qu'il était loin d'être le pire de tout ce qui pouvait leur tomber sur le coin du nez…

Il avait donc tourné la page.

Enfin, il pensait qu'il l'avait fait.

Alors pourquoi ce rêve insensé où il se sacrifiait sans regret pour qu'elle puisse vivre ?

Il était surpris de l'avoir embrassée comme ça et du bonheur qu'il avait ressenti quand elle ne l'avait pas repoussé... Du bonheur. Le mot était trop fort et trop étourdissant pour vétéran survivant brisé ayant assisté à la destruction d'une bonne partie des peuples les plus puissants de l'univers, le sien compris : les orgueilleux, raides et pontifiants Seigneurs du Temps de Gallifrey de la Constellation de Kasterborous... Une telle félicité était trop vertigineuse et affolante pour un solitaire prisant sa solitude et claquemuré dans la fierté qu'il avait de "s'en sortir" en dépit de tout et selon lui, parfaitement bien…

Comme pour protester devant une telle sottise, le feu lui-même siffla et lui envoya sur la jambe une minuscule petite braise. Il brossa son pantalon et regarda ses longues mains calleuses quand il arrêta, happé par ce souvenir qui lui donnait la chair de poule.

Quand était-ce arrivé ? Quand il fit un petit effort, il sut que c'était trois mois plus tôt, jour pour jour et sa poitrine lui sembla peser des tonnes, sa vision se troubla un peu… Il se jeta hors du fauteuil, horrifié par ce à quoi il pensait.

Il avait envie de sortir se dégourdir les jambes, de penser à autre chose. De visiter une planète tranquille et contemplative. Midnight ?

Non, pas Midnight. Une autre fois.

oOo

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