Le Loup et l'Agneau

Chapitre 4 : La chute de Gallifrey

5886 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour 14/05/2016 16:38

LE LOUP ET L'AGNEAU

Spoilers pour l'épisode spécial "Le Jour du Docteur" (saison 7)

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La chute de Gallifrey

Il fallait qu'il arrête de dormir car à chaque fois, c'était pire !

Il croyait pourtant l'avoir déjà fait ce rêve, il y avait quelques jours. Un court rêve avorté où il entrait dans la grange qui avait été sa maison autrefois, sur sa planète.

Au milieu des reliquats rouillés ou moisis et des outils vétustes paraissant sur le point de tomber en poussière au moindre contact, il avait fait quelques pas prudents sur les feuilles mortes, rousses et craquantes. Une lumière blonde de midi baignait l'endroit, éclairant un incongru chapeau rouge uchronique abandonné et… une femme qu'il n'avait vue que de dos assise sur une caisse ouvragée.

En proie à une vive émotion, il s'était alors réveillé avant d'avoir seulement pu lui parler.

Il pensait que c'était fini et voilà pourtant qu'il était de nouveau ramené là-bas… Seulement cette fois, le timing était plus précoce.

Les Daleks et leur inaltérable cri de guerre étaient partout, le ciel entier était zébré de leurs pyramidales myriades organisées en flottilles volantes, leurs noirs vaisseaux porteurs grouillaient en nombre invraisemblable dans la haute atmosphère orangée de la planète. A terre, tout s'écroulait autour de lui avec une amère inexorabilité sous le pilonnage incessant des bombes.

Il se voyait là comme de l'extérieur, faire ce geste tellement dérisoire consistant à canarder un mur avec un lourd fusil plasma… « Gallifrey ne tombera plus jamais » écrivait-il avec application. Rime pauvre, dans n'importe quelle autre langue que la sienne, hélas, et pas son meilleur vers… Était-ce vraiment le lieu et l'endroit pour retomber en adolescence et se mettre à taguer l'un des rares murs qui tenait encore debout ? Il renifla de dérision en lâchant son arme tandis qu'un gigantesque incendie lui roussissait le dos.

Tout le monde mourait. Toute la planète brûlait. Il fallait que ça s'arrête ! Cette guerre éternelle où chaque camp ressuscitait ses propres morts en rançonnant son propre passé pour ramener des contingents entiers et continuer à se battre, encore et encore. Comment les y obliger ? Ni le Haut Conseil ni Davros n'étaient plus capables d'entendre raison.

En guise d'électrochoc incitatif, il avait constaté les infractions répétées à la Trame du Temps, consolidées par une abominable Machine à Paradoxes (dont il ne se souvenait pourtant pas) et l'utilisation perverse du Schisme Métamorphique… Jusqu'où allaient-ils aller trop loin ? Dans leur folie, les Seigneurs du Temps allaient tout consumer, et pas seulement eux-mêmes et leurs ennemis, mais l'intégralité de l'Univers ! Rien moins. Sa mère lui avait avoué que le lord Président Rassilon comptait sur cette destruction, mais non sans avoir mis en place l'égoïste et hypocrite sauvetage de quelques élus triés sur le volet qui « s'élèveraient sur un autre plan de conscience ». Quelle pitié ! L'ascension des Seigneurs du Temps comme ultime écrasant pied de nez à leurs ennemis, et une si mesquine et regrettable personnification d'un « après moi le déluge ! ». Ce n'était pas seulement la chute physique de Gallifrey et la mort de milliards d'innocents, mais sa ruine méthodique, avec celle des valeurs de sa culture qui avaient autrefois fait briller haut le nom des Domini Temporis.

Mais tout cela était bien fini.

Il fallait mettre un terme à la Guerre et le plus tôt serait le mieux.

Pour son malheur, il savait bien comment s'y prendre. En profitant du chaos ambiant, il allait voler et activer le Moment, une arme impressionnante que seule une poignée de personnes ici connaissaient. Le voler et l'activer. En théorie, sur le papier, c'était simple. Ni les Seigneurs du Temps ni les Daleks n'en réchapperaient – et lui le premier, s'il existait au-dessus d'eux quelque chose d'assez miséricordieux pour lui accorder de ne pas y survivre... Mais au moins ainsi, l'Univers, et les autres peuples qui s'y trouvaient encore, auraient une chance de ne pas être entraînés dans leur annihilation…

Parmi les morts sur lesquels il essayait de ne pas marcher pour se frayer un chemin jusqu'à la forteresse de La Citadelle, il ne faisait que voir des dizaines de femmes et d'enfants cueillis dans des postures grotesques trahissant la souffrance ou l'hébétude. Pourquoi donc étaient-ils tous blonds ? En progressant la vue brouillée, à travers les fumées âcres, il ne sentait plus les larmes ruisseler sur ses joues.

Il se revoyait s'enfuir de la ville, lui l'éternel voleur de boîtes, et poser le TARDIS à quelques centaines de mètres de son ancienne ferme dans un désert sableux, qui avait été autrefois une belle prairie d'herbe orangée. Cette distance à pied avait été son chemin de croix. Sauf que ce n'était pas une croix qui lui brisait le dos mais un cube si affreusement lourd qu'il sentait ses forces décliner.

Il poussa la porte de la grange vide aux lattes cérusées par les ans et posa le sac de bure contenant la boîte. Le Moment.

Avec lassitude, il tomba à genoux par terre pour l'en extraire délicatement. Elle était somptueusement ouvragée de pièces de cuivre ou d'étain qui n'étaient pas sans rappeler à dessein les rouages d'une horlogerie. Mais du diable s'il savait par quel bout la prendre… Et s'il allait la poser bêtement sur son mécanisme d'activation par inadvertance ?

Assez vite, il se dit que ça n'avait, somme toute, pas grande importance…

Quand elle commença à cliqueter très doucement, il retira ses mains et la regarda avec un respect mêlé de terreur. Son estomac se tordait à l'idée de ce qu'il allait faire. Du revers de la main, il essuya machinalement les sillons humides de ses larmes et se remit debout, maugréant intérieurement sur la commodité un gros bouton rouge bien visible…Ce n'était pas le cas. Pour une arme aussi dévastatrice, il y avait un dispositif spécial. Une commande intelligente.

Le chapeau ridicule roula à nouveau à côté de lui et détourna un bref instant son attention. Puis, il revit soudain la femme déjà entraperçue dans le rêve précédent, toujours de dos, assise nonchalamment sur la boîte. Et cette fois, il lui ordonna de sortir et de le laisser seul. Peu importait qui elle était, en vérité. Sans même la regarder, il marcha jusqu'à elle pour la tirer par le bras et la mettre dehors. Il referma la porte sur elle et s'y adossa avec un soulagement bien inutile, car si le Moment s'activait, elle mourrait comme tous les autres. Aucun lieu sur la planète, ou le système solaire tout entier même, ne serait à l'abri…

Il rouvrit les yeux pour revenir vers l'objet et sa mâchoire se dévissa quand il vit que celle qu'il venait juste de flanquer dehors... était de nouveau à l'intérieur.

Maintenant qu'il lui faisait face, ses cœurs imbéciles se mirent à cogner sourdement dans sa poitrine comme s'ils voulaient en sortir pour la rejoindre, car ce rêve tordu lui prêtait le visage de Rose. Ne pouvant s'empêcher malgré lui de la détailler, il constata que le pli de sa bouche semblait plus dur, que son maquillage la vieillissait et que sa tenue beige toute débraillée avait des trous. Il se fit la réflexion qu'il aurait eu envie de la voir, au moins une fois, habillée comme une vraie femme dans une jolie robe… mais il chassa presque aussitôt cette pensée parasite.

Il devait se concentrer. Il n'y avait que deux explications à ce qu'il avait sous les yeux : soit un rêve inconséquent qui mêlait tout et n'importe quoi, soit un souvenir où le processus d'armement était déjà en route.

— Êtes-vous… l'Interface ? questionna-t-il d'une alors d'une voix assurée et le regard direct, pour tâcher d'avoir une confirmation.

Sous sa paupière oblongue aux longs cils surchargés d'un mascara charbonneux, l'œillade qu'elle lui lançait n'était pas complètement timide, ni exempte de malice. Il réalisa qu'elle lui faisait subir elle aussi un examen visuel en règle et il déglutit quand elle fit une pause à mi-parcours. Ce n'était bien entendu pas la première fois que ça lui arrivait. Il savait qu'il avait été assez séduisant au moins une fois, pendant sa huitième incarnation. Mais aujourd'hui, lorsqu'il croisait encore des regards appuyés, il en ressentait souvent la fausseté, l'intention cachée, le levier évident de manipulation… Là, c'était un peu différent. Il y avait de la sincérité dans son admiration et peut-être que c'était pour cette seule raison qu'il s'y trouvait sensible. Elle pencha la tête de côté pour lui répondre :

— Peut-être que oui, peut-être que non… J'ai lu ta ligne de vie et pris cette apparence pour te faire plaisir, ajouta-t-elle. Tu aimes ?

Quand il ne réagit pas, elle s'approcha tranquillement de lui, d'un pas presque dansant, et contempla sa mine hébétée. Il ne connaissait donc pas encore ce visage ? Par alternance, il donnait des coups d'oeils furtifs en direction de la boîte qui cliquetait plus que jamais, ce qui sembla amuser sa visiteuse.

— Ah Docteur ! Éternellement coincé entre une boîte et une fille ! N'est-ce pas là en résumé toute l'histoire de ta vie ? philosopha-t-elle, moqueuse.

A dire vrai, il n'avait pas de souvenirs très conscients de cette journée maudite vécue par son incarnation précédente. Mais les images de ses cauchemars étaient si répétitives qu'il avait plus que des soupçons sur ce qu'il avait dû vivre et avait voulu oublier. Massacrer son propre peuple et celui des Daleks, ce n'était pas rien… A cause de cet acte odieux, en lui, le cartouche de son nom avait été symboliquement martelé et sa honte avait tout repoussé le plus loin possible, dans les limbes les plus profondes, cette incarnation pendant laquelle il avait cessé d'être le Docteur pour n'être qu'un guerrier.

Tout ça, il le savait, tout au moins intellectuellement.

Ce dont il était déjà un peu plus sûr, c'était que la suite du rêve était nettement plus improbable… L'interface, qui n'avait probablement été qu'un hologramme, se fit chair et vint à lui, proche à le toucher. Il sourit par réflexe, tressaillant légèrement face à l'envahissement de son espace personnel mais ne broncha pas. Il n'était pas inquiet, juste un peu dans l'expectative, plutôt déjà concentré sur les questions éthiques qu'elle allait sans doute lui poser... Ce fut donc un genre de surprise quand elle encercla sa taille de ses bras, puis passa des paumes brûlantes dans son dos, sous son chandail, avant de frotter sa joue contre son torse.

— Qu'est-ce que… ? Non mais, hey ! On ne touche pas la marchandise sans ma permission !

Il fut heureux d'avoir réussi à plaisanter un peu pour maquiller son émotion, pendant qu'il tâchait de la repousser fermement mais sans lui faire mal.

Comme prise en défaut, elle releva vite la tête vers lui, cassant un peu sa nuque pour le regarder dans les yeux. Au fond de ses prunelles préoccupées, brillait une ambre flamboyante qui le laissa sans voix par son intensité.

— Tu es si lourd de chagrin, Seigneur du Temps, murmura-t-elle. Arrête de faire l'idiot. Tu as besoin d'un petit moment de repos pour tes fardeaux... Tu comprends bien le concept du réconfort, non ?

Pendant qu'il la considérait, immobile, ses paupières baissées vers elle, le visage du Docteur ne livrait rien du doute qui l'étreignait à la gorge et aux tripes. La « situation » n'avait rien de particulièrement désagréable, mais il se sentait épuisé, incertain, ses yeux le piquaient encore des larmes amères qu'il venait de laisser couler sur le chemin. Son esprit était si tendu vers l'envahissant sentiment d'apocalypse imminente qu'il n'était pas expressément d'humeur badine. Il la relâcha et écarta les mains et les bras ostensiblement d'elle comme pour signifier qu'il ne serait pas complice de ça, avant de les laisser retomber le long de son corps dans un mouvement souple.

— Un moment !… releva-t-il avec l'ombre d'un sourire désabusé. Mais c'est justement toi, le Moment, n'est-ce pas ?

Elle esquissa une petite moue conquérante qui le fit frissonner de haut en bas et, baissant brusquement le nez, il s'arracha alors aussitôt à elle pour revenir vers la boîte – plus ou moins certain qu'elle faisait tout pour l'en détourner. Il n'était pourtant pas question de se laisser distraire, ni de renoncer. Il était résolu, il était prêt à en finir. Rien d'autre.

Tombé à genoux parmi les feuilles mortes, il passait ses mains sur les panneaux latéraux et pressait doucement les rouages, pour essayer de voir comment elle pouvait bien être mise en marche, sans plus se préoccuper de la visiteuse.

Quand il sentit ses petites mains posées à plat sur ses épaules puis ses doigts qui effleuraient son dos en semblant dessiner quelque chose, il se contracta instantanément… avant de se détendre sous l'effet d'une merveilleuse vague de bien-être... Même s'il n'avait pas eu la conscience aigüe qu'elle venait d'y calligraphier audacieusement le mot Amour en gallifréen circulaire, rien que ce simple toucher si chaud aurait suffi pour le faire bondir. Il n'avait plus l'habitude.

— Cela ne marche pas comme ça, expliqua-t-elle à son oreille d'une voix où perçait une touche de gentillesse et de préoccupation. Il faut que nous parlions.

— C'est à commande vocale ? s'étonna-t-il en tournant la tête, en feignant la hauteur distante qu'il était très loin d'éprouver vraiment.

Elle eut un petit rire bas tout près de son épaule où son nez butina en rase-mottes. Il se figea encore de sentir ses cheveux lui chatouiller le cou.

— Et qu'est-ce que tu crois, Seigneur du Temps ? chuchota-t-elle. Que tu vas pouvoir obtenir tout ce que tu désires si fort avec quelques tâtonnements maladroits et sans même prononcer les mots magiques avant ? Oh…Voilà que je te fais rougir, maintenant... observa-t-elle avec un petit clin d'œil ravi.

Les narines palpitantes et le bleu de ses yeux mangé par des pupilles bien trop dilatées, le Docteur se releva et fit face, campé et bras croisés, embarrassé de se sentir réagir si positivement à sa présence et à son mimétisme malencontreux avec Rose. Il émanait de lui une très légère agressivité, quoique contenue :

— Vous n'êtes pas l'Interface. Cette dernière remarque est totalement… hors contexte.

Il avait l'air si cruellement déçu et si cruel aussi, dans sa déception.

— Qui sait ? dit-elle en haussant une épaule mutine. Peut-être que je le suis, en ce moment ?… Mais... de quelle Citadelle trop fière, altièrement dressée sur ses cimes solitaires, dois-je faire tomber les murs ?

Il serra les mâchoires et tourna la tête de côté sous son regard insistant, hanté par la sourde certitude que la « Citadelle » en question n'était pas la capitale de Gallifrey… Confusément, il se sentait acculé dans une partie dont il ne connaissait pas toutes les règles. Elle le dévorait presque du même regard doré que celui de la vieille grand-mère sanglante de la cabane bleue. Si inquiétante et si attirante en même temps. Si triste aussi.

Il n'avait pas vu venir sa petite main bouillotte avec laquelle elle prenait sa joue en coupe et effaçait du pouce les traces de ses larmes. Leurs souffles étaient proches. Malgré son by-pass respiratoire intégré, l'air du désert était si sec qu'il se sentait obligé d'hyperventiler légèrement. Ou bien, ça n'avait rien à voir du tout. Il soutint pourtant crânement son regard.

— Tu vas devoir prendre une décision qui exige tellement de foi…

Il s'agita un peu sur place, impatient de quitter ce lieu où il se sentait piégé et d'en finir enfin. Un bref instant, il oublia totalement que tout ceci était du passé. Et il crut qu'il allait mourir juste là… pendant que la grange résonnait d'un chant aérien et sinueux d'une étrange beauté.

— C'est trop tard… commenta-t-il avec amertume. Je n'ai plus rien qui…

— Shhh ! souffla-t-elle doucement.

S'élançant contre lui, elle l'enlaça de nouveau avec la même impossible possessivité, et se coula obstinément davantage tout contre lui, frottant encore sa tête ébouriffée sur son pull comme un petit chat affectueux, et il comprit qu'il allait perdre aussi cette bataille d'une seconde à l'autre... à voir comment son corps convaincu y réagissait trop bien. Ce geste, à la fois câlin et enfantin, lui rappela l'obstination de la petite créature naturiste blonde du TARDIS. Il ferma les yeux. Ce n'était ni Rose, ni l'Interface, mais qui que ce fût, cela ne lui donnait pas pour autant le droit de se comporter ainsi avec. Ce n'était pas lui… Il n'était pas comme ça.

"Les Seigneurs du Temps sont des créatures à sang froid" s'admonestait-il intérieurement. Allons, il devait bien lui en rester un peu quelque part…

Après une minute, elle soupira longuement avant de le relâcher, manifestement à contrecœur. Pour la première fois, il la voyait plus hésitante, comme si elle se faisait une raison.

— Je serai toujours avec toi jusqu'à ce que nous nous retrouvions, annonça-t-elle. Et… je n'ai peut-être pas le droit de te dire mon nom, mais je peux te l'écrire, n'est-ce pas ? Je t'écrirai et ainsi tu sauras que je ne t'oublie pas… Va, maintenant.

Il vacilla comme si le sol se dérobait sous ses pieds et eut le sentiment de tomber en arrière...

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Il cligna plusieurs fois ses yeux bleus perdus, cherchant vainement à accommoder sur les motifs hexagonaux de son plafond. En travers de son lit, où il s'était laissé tomber un peu plus tôt, il s'éveilla les bras ouverts, et le corps légèrement arqué, tendu et brûlant. Sa peau supportait à peine le simple contact du drap, comme agacée par trop de fièvre.

Il serra les dents et les poings, glissant une œillade dépitée et mortifiée sur l'autre cadeau matinal que Dame Nature lui faisait... Ces excès d'organes palpitants dès qu'il rouvrait l'œil commençaient à lui porter franchement sur le système. Grincheux, car il trouvait tout cela stupide au dernier degré, il se retourna sur le ventre en grognant et enfouit sa tête penaude dans l'oreiller en réajustant les couvertures glissées.

Il savait que la biologie avait ses lois et trouvait toujours son chemin vers la perpétuation de la vie. De ce point de vue, peut-être que ce qui lui arrivait maintenant, c'était juste son espèce qui luttait à travers son dernier représentant contre son extinction définitive, en lui serinant obstinément qu'il devait trouver une femelle, et repeupler vite ? Il grimaça à l'idée. En tant que savant, forcément, il appréciait de connaître tous les rouages de cette science, et ce pour de nombreuses espèces. Mais quant à en être la victime, c'était une autre affaire. Une toute autre affaire. Comment ne pas se sentir ridicule et humilié par un inopportun « épisode adolescent » alors qu'il était franchement loin du compte ?

Pourtant, force était de constater que le souvenir de la petite Terrienne de Londres cristallisait depuis des jours des rêveries passablement romantiques qui le laissaient furieusement démuni. Son extrême jeunesse et son innocence le laissaient à la fois désespéré et avide. De revoir ses grands yeux émerveillés, sa moue légèrement asymétrique quand elle était inquiète, les mèches folles autour ses joues adorables...

Sa gorge se serra en repensant à la façon dont il s'était senti répondre vivement, pressé tout contre ce simulacre de Rose qui venait le narguer dans ses rêves, sans qu'il sache pourquoi. Il s'en sentait abominablement pervers. Parce qu'il n'osait imaginer que de pouvoir la faire virevolter dans un rire, de prendre sa main confiante dans la sienne n'importe quand, de sentir sa tête ivre de trop d'émotions s'alourdir sur son épaule quand elle s'endormirait fatiguée, après les spectacles rares et miraculeux qu'il voulait lui montrer… Une part de lui resta abasourdie de réaliser dans un accès d'honnêteté, qu'il se languissait simplement d'affection physique après n'en avoir ressenti aucun besoin pendant des années et des années.

Il n'était pas différent des siens sur ce plan. Même longtemps après la levée définitive de la malédiction lancée par les prêtresses de Karn qui interdisaient aux Seigneurs du Temps de se reproduire, les Gallifréens avaient continué à nouer des unions non physiques et à avoir des enfants par clonage, car ils s'étaient fait une nouvelle tradition de ces mariages cimentés par le partage des sentiments et des pensées.

Et comme les autres, le Docteur bénéficiait très « naturellement » de l'arrogance tranquille des peuples qui pensaient s'être définitivement élevés au-dessus du plan animal. Enfin, en temps ordinaire.

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Son moral n'était déjà pas des meilleurs, mais avec ce genre d'humiliation supplémentaire, ça promettait… Doucement, il sentit alors dans son esprit, l'équivalent du tapotement timide du TARDIS, poussant vers lui l'offrande d'un réconfort muet qu'il choisit d'ignorer dans un sursaut de fierté. Même si neuf cent ans ne faisaient pas de lui un « vieux » Seigneur du Temps, quand le vaisseau faisait ça, il avait vraiment l'impression qu'elle le traitait en gamin. Et non, ça ne le réconfortait pas vraiment.

« Pilote, entendit-il alors en voix pleine dans sa tête, cesse de te tourmenter, tu as seulement besoin d'un ami ! Tu es affreusement seul et trop orgueilleux pour l'admettre… Ce n'est pas bien. Même l'Enfant l'a compris. Mais quoiqu'elle le veuille ardemment, je ne peux pas la laisser venir à toi maintenant. Ce n'est pas l'heure ».

— Et qu'est-ce que tu veux que je fasse ! s'écria-t-il avec une froide rage contenue sans bouger d'un pouce d'où il était.

« Lève-toi, fais-toi propre, habille-toi, mets un sourire qui ne fait pas peur sur ton visage et va ouvrir la porte ».

— Pourquoi ?

« Surprise ».

— Je ne suis pas d'humeur.

« Alors changes-en vite ! ».

Avant d'avoir le temps d'ergoter pointilleusement et avec mauvaise foi, il ressentit clairement le déplacement temporel troubler les récepteurs spéciaux de son oreille interne et cela suffit pour le faire se redresser aussitôt.

— On a bougé, là ! Où m'as-tu emmené ?

Le TARDIS ne répondit pas.

Repoussant les couvertures d'un geste ample, le Docteur s'éjecta de son lit en trébuchant à moitié vers sa salle de bains sous la précipitation. Il posta son corps à peine sculpté sous le pommeau de douche… et grimaça encore en plissant les yeux quand une cataracte d'eau glacée se déversa d'un coup sur lui... Une douche froide ! En même temps, le vaisseau l'avait prévenu que ça lui pendait au nez...

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Quand il ressortit de sa chambre dix minutes plus tard, ses cheveux courts encore un peu humides, il s'était habillé à la hâte, comme d'habitude d'un pull bleu foncé qui mettrait ses yeux en valeur, d'un pantalon sombre et de ses grosses chaussures. En passant sa deuxième peau, sa veste en cuir noir de baroudeur cosmique, il s'était senti mieux, réintégré, enfin paré toute éventualité. Et la curiosité lui faisait presser le pas énergiquement.

Les relevés sur la console du TARDIS lui indiquèrent sans erreur possible qu'ils étaient dans la Voie Lactée, le système solaire, et sur la Terre, à Londres.

Oh, qu'avait-elle fait ?

Il vérifia la rue, il vérifia la date et l'heure et puis ses cœurs se remirent à cogner lourdement, comme des oiseaux furieux contre les barreaux de sa cage thoracique. Maintenant qu'il était là, il ne pouvait plus reculer. Et il ne voulait pas non plus…

Épaules carrées et port dégagé, un sourire irrépressible aux lèvres comme s'il avait tout deviné, il se précipita ouvrir la porte en essayant de ne pas courir.

De l'autre côté, se trouvait le même panorama. Sous ses yeux, serpentait au cœur de la nuit la même ruelle sombre, à peine éclairée par des réverbères faiblards sous lesquels il avait écorché ses cœurs. Quand une fantastique jeune fille toute blonde aux joues douces avait refusé timidement qu'il lui offre une balade à bord… Sur les tôles malmenées des palissades criardes environnantes, les mêmes graffitis moches étalaient leurs grasses ornementations de peinture fluo. Bad Wolf, déclaraient-ils fièrement, à la face d'un monde encore indifférent à leur puissance.

Et surtout, se tenaient là les deux mêmes spectateurs émus qu'il avait laissés derrière lui très exactement six mois plus tôt. Soit Rose, le regard incertain mais saturé d'espoir et d'envie, et son idiot de petit-ami à genoux qui enserrait peureusement sa taille pour qu'elle le protège, ou pour la retenir dans le destin pitoyable et limité qu'il lui réservait ici…

Rien qu'à la revoir là, tremblante et incrédule, les traits du Docteur se détendirent aussitôt avec une réelle allégresse. Parce qu'il croyait à peine qu'il était en train d'avoir cette chance. Alors il pencha la tête par la porte ouverte du TARDIS pour se montrer à eux et, en la regardant droit dans les yeux, il dit d'un air faussement détaché et absolument irrésistible de confiance masculine :

— Oh, pendant que j'y pense, est-ce que j'ai mentionné que ce vaisseau pouvait aussi voyager dans le Temps ?

Il attendit quelques secondes, que l'information fasse le tour. Elle le regarda, puis regarda Rickey. Puis le regarda encore. Les coins de la bouche du Seigneur du Temps s'incurvèrent en léger signe de triomphe et il se permit même de préciser :

— Il n'était pas invité. Juste vous.

Puis sans prévenir, le Docteur fit promptement retraite à l'intérieur, en laissant l'accès ostensiblement grand ouvert. Et il commença à attendre, en comptant les secondes, en frissonnant nerveusement et en priant avec ferveur pour qu'elle vienne à lui. Cinq. Quatre. Trois…

Il se sentait transfiguré par sa présence, il voulait y croire... Mais quand il ne se passa rien, son estomac se contracta.

Il perçut, mais à peine, la rumeur d'une conversation brève et chuchotée, suivi du bruit précité d'une cavalcade qui approchait. Il sut instantanément ce que cela voulait dire… Sans même se retourner, il commença à programmer le lancement d'une séquence de dématérialisation. Il leva lentement les yeux vers elle et lui sourit largement.

Rose Tyler, nerveuse aussi, essoufflée mais radieuse, avec pour tout bagage sa curiosité téméraire et sa confiance aveugle, venait d'embarquer enfin à bord de son vaisseau

— Quelle année ? questionna-t-il en la couvant précieusement du regard.

Regardant partout timidement dans la salle étrangère qui l'entourait, puis à nouveau vers lui comme si elle ne pouvait en détacher les yeux, elle papillonna des paupières avec un sourire incertain, secouant la tête en signe d'ignorance. Quand il égrena les dizaines, les centaines, les millions, puis les milliards, en tournant la manivelle qui les faisait avancer supposément à chaque fois d'autant dans le Temps, elle ne put retenir un rire bref, exprimant la plus totale incrédulité. Il avait besoin d'entendre encore ce rire. Follement, effrontément et déraisonnablement.

Il savait qu'il n'y aurait qu'une chose qui la convaincrait qu'il disait la vérité, aussi donna-t-il un coup de menton pour lui désigner la porte.

— L'année cinq milliard nous attend là-dehors… annonça-t-il d'un amusé et tentateur. Nous allons voir ?

En contournant la console pour venir dans sa direction, il lui tendit alors sa paume ouverte et elle l'accepta sans hésiter.

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FIN

 

Note de l'auteur : Merci de m'avoir lue. Si vous ne vous appelez pas Rei, prenez un instant pour envisager de me laisser un commentaire.

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