Kaléidoscope en noir et blanc

Chapitre 3 : Mr Carson

1298 mots, Catégorie: G

Dernière mise à jour 10/11/2016 04:23

— Comment ?!! Vous voulez dire qu’elle a épousé le chauffeur ? s’exclama Mrs Dillon les yeux écarquillés, la mine stupéfaite, demeurant légèrement bouche bée à la fin de sa phrase.

Amen ! Enfin quelqu’un qui a le sens des convenances !

Paradoxalement, c’était là la première pensée qui traversa l’esprit de Charles Carson alors que pourtant Mrs Dillon – Alice, un prénom qu’il aurait préféré ne pas avoir à employer – s’était quelque peu étranglée avec la gorgée d’eau qu’elle venait d’avaler de travers. Mais c’est en pensant à ce qui avait provoqué cet étranglement soudain que monsieur Carson se dit que parmi les candidates à ce poste, madame Hughes avait sans doute fait un choix approprié à une maison comme la leur.

Cela faisait plusieurs semaines que la nouvelle servante était là, mais pourtant certaines choses lui échappaient encore. Voyant qu’elle avait visiblement quelque peine à comprendre les tenants et aboutissants de la conversation qui se tenait alors à la table des domestiques, Anna avait entreprit de clarifier les choses pour elle en lui expliquant en partie la situation et l’historique récent de la famille qu’ils servaient.

Elle avait juste commis l’erreur de lâcher cette bombe au sujet du mariage de feu Lady Sybil alors qu’Alice était en train de boire un verre d’eau. Celle-ci en avait avalé sa gorgée de travers, ce qui lui provoqua une petite quinte de toux.

"Vous voulez dire qu’elle a épousé le chauffeur !!!" Eh bien, enfin quelqu’un qui a le sens de ce qui se fait, et de ce qui ne se fait pas…

Charles Carson était ravi de voir que, même parmi la jeune génération, il subsistait des gens avec suffisamment de sens des convenances pour être choqués de pareille chose. Toutefois il lui faudrait veiller à ce que rien dans les paroles ni les attitudes de Mrs Dillon ne portât atteinte à la dignité des membres de la famille qu’ils servaient et dont, désormais, monsieur Branson faisait partie.

Et ce fut là la deuxième pensée à s’imposer à lui alors. Enfin non, la troisième, car la deuxième lui était venue quelques secondes plus tôt, alors que la jeune femme était en train de tousser sans parvenir à retrouver son souffle ; c’était une pensée que, dans le langage plus trivial de sa jeunesse dissolue, Charlie Carson aurait pu exprimer par : pourvu qu’elle ne nous claque pas entre les doigts, quand même ! Si elle s’étranglait, il allait falloir lui donner des tapes dans le dos pour faire passer la quinte de toux, et il aurait horreur d’avoir à se livrer à un geste en apparence si plein de familiarité.

Mais par bonheur Mrs Dillon était parvenue à se reprendre et à regagner une contenance toute empreinte de la dignité requise à cette table. D’ailleurs cette contenance et ce maintien, alliés à une façon de s’exprimer irréprochable, étaient d’autres atouts au crédit de la jeune femme qui faisaient que Mr Carson approuvait le choix de Mrs Hughes de l’embaucher. Cela changeait des servantes avachies à la grande table ou de celles qui confondaient les patrons avec leurs camarades de chambrée, de celles qui rêvaient de faire partie du monde des maîtres ou de celles qui essayaient d’établir avec eux une familiarité déplacée.

Pour le reste, son travail n’était sans doute pas parfait – mais cela était le problème de Mrs Hughes, n’est-ce pas ? – et certaines de ses opinions et expériences professionnelles étaient pour le moins étranges à un homme de la génération de Mr Carson, mais le serviteur parfait n’existait pas, si ? Et puis après tout, à une période où les jeunes hommes étaient enlevés à leurs employeurs pour être envoyés au front, il avait bien fallu que quelqu’un fît leur travail pendant ce temps… et ces Lords et Ladies n’allaient tout de même pas conduire eux-mêmes leurs automobiles comme Lady Édith ! Mais tout de même, une femme, occuper une place de chauffeur… Enfin, ses anciens employeurs n’avaient sans doute à l’époque pas trouvé d’autre solution que celle-ci, et d’ailleurs qui était-il pour juger ? Et puis la guerre était loin maintenant, et elle était bel et bien finie. Dieu merci. Imaginer une femme servir de chauffeur à Sa Seigneurie, ou pire ! une réception sans un seul valet de pied, avec de simples servantes… Tout ceci faisait partie des horreurs de la guerre que Charles Carson avait été heureux de laisser derrière lui.

Il lui faudrait juste bien veiller à ce que Mrs Dillon témoignât envers Mr Branson du respect qui lui était désormais dû. Il espérait que ce qu’elle venait d’apprendre de la précédente situation du gendre de Leurs Seigneuries n’amoindrirait pas la déférence qu’elle lui devait. Si toutefois elle montrait le plus petit signe que ce fût le cas, qu’elle se crût permis le moindre soupçon de mépris envers lui, elle serait bien vite détrompée par un Charles Carson des plus strict et ferme dans sa mise au point, foi de majordome !

Mais au final, Alice Dillon présentait bien, était respectueuse et discrète, et faisait à peu près correctement son travail sans se plaindre. En cette période de pénurie en matière de domesticité, il pouvait s’estimer heureux que le choix d’une remplaçante se fût arrêté sur cette jeune femme. Même si une servante mariée – même veuve – était assez peu conventionnel.

À l’autre bout de la table, Mr Carson vit Alfred jeter un regard peu amène à James qui, lui, souriait de toutes ses dents à Ivy, toute rougissante en remportant la soupière vide. Plissant le nez en signe de désapprobation, le majordome en revint à ses réflexions sur la dernière addition à son personnel de maison.

Au moins celle-ci avec ses trente-deux ans, son austérité tout à fait appropriée et son visage marqué ne tournerait pas la tête des jeunes gens !

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