Les Mondes Écarlates

Chapitre 3 : Chapitre I (partie II)

6304 mots, Catégorie: T

Dernière mise à jour 16/05/2018 16:53

Deux semaines plus tard…

 

La taverne, toutes en pierres grises et toits de tuileaux serrés, n’avait pas désemplie depuis notre retour de l’Inébranlable. Érigée stratégiquement sur la cour principale, elle favorisait les échanges et permettait aux hommes de se détendre après une rude journée de combats.

Mages et Templiers pouvaient enfin fraterniser autour d’un bock, et mes amis de s’adonner à une énième partie de Grâce Perfide. Clouée au mur, une petite pancarte peinte à la main disait d’ailleurs avec beaucoup de justesse :

 

« Un endroit pour tous ceux qui servent : récupérer, persévérer, déposer ici son fardeau, c’est la halte de la Messagère. »

 

Pour ma part- et même si les lieux portaient mon titre- je n’avais pas encore eu l’occasion de m’y arrêter plus de quelques minutes. Mon emploi du temps chargé ainsi que ma faible résistance à l’alcool ne me le permettant pas tout à fait.

Je poussais donc la porte de l’établissement et considérais les lieux quelques instants avant d’entrer.

Un morceau de musique enjoué, me parvenait à travers les éclats de rire et de voix. Une bonne partie de mes compagnons était déjà attablée, et célébrait dignement le bon déroulement de notre dernière opération, la prise du fort de Caer Bronach dans la région de Boscret.

 

« Cette fois, je remporte la mise ! », s’exclama Varric.

 

« Poissard comme vous êtes ? Vous plaisantez j’espère ! », se moqua Solas.

 

Le surfacien jeta un vif coup d’œil à ses cartes et rétorqua d’un ton faussement menaçant :

 

« C’est c’qu’on va voir Loustic ! »

 

Profitant du fait qu’aucun d’entre eux ne m’avait vu entrer, j’observais la scène en silence, trop heureuse de voir que mon ami Nain était parvenu à s’extirper de la solitude imposée par le deuil de Hawke.

Varric était le grand frère que tout le monde rêverait d’avoir. Gentil, prévenant, toujours de bonne humeur. En somme : l’acolyte idéal. Conteur de talent, il était aussi doté d’une fabuleuse faculté à inventer des surnoms. Papillote, Fanfreluche, Bouclette…aucun de nous n’avait pu y échapper, pas même moi.

 

« Bien l’bonjour Rouquine ! Bien dormi ? », me disait-il chaque matin, que j’arpente la salle du trône où que je rejoigne le centre du campement, encore échevelée par ma nuit de sommeil.

 

Présidant ce débordement de boissons, Iron Bull emplissait la pièce d’un rire tonitruant, narrant quelques aventures à une petite assistance enthousiaste.

Près de la cheminée, Cassandra polissait silencieusement la lame de son épée tandis que Cole s’était mis en tête de semer des petits morceaux de fromage devant un trou de souris. Dorian et Sera, quant à eux, semblaient particulièrement absorbés par la dégustation de quelques (odieuses) bières naines.

 

J’esquissais quelques pas dans la salle principale, slalomant entre les tables, esquivant ici un homme ivre qui titubait.

 

« Ha ! Chef, on vous attendait justement ! », s’exclama Bull lorsqu’il me vit entrer, lançant son bras vers le plafond pour me saluer.

 

Puis tapant du poing sur la table il ajouta :

 

« Patron ! Une pinte de votre meilleur hydromel pour l’Inquisitrice ! Et qu’ça saute ! »

 

***

 

« Et alors là, l’Inquisitrice s’est mise à gueuler comme un cochard qu’on aurait foutu dans l’eau bouillante. Un truc…incroyable ! Sur l’coup j’ai même cru qu’elle était attaquée par un dragon ou une bestiole du genre. « Y’a un serpent dans ma tente ! Y’a un serpent dans ma tente ! » qu’elle braillait, à moitié à poils près du feu d’camp ! Et v’là Blackwall, rouge comme une putain d’embrium qui retourne dans sa tente aussi vite qu’il en était sorti, prêt à occire des trucs en mode preux chevalier, tout gêné qu’il était d’voir la donzelle en p’tite tenue. »


« Et alors qu’est-ce qu’il s’est passé ? », demanda une Sera enthousiaste, se tortillant sur sa chaise.

 

« Ben au final, c’est moi qui suis v’nu écrabouiller la bestiole…Oui, c’est sûr, j’aurais pu intervenir plus vite mais rien que pour voir ça, ça valait l’coup d’attendre. Putain ! J’en ai chialé d’rire pendant des s’maines ! »

 

« J’aurais aimé vous y voir Bull…j’ai horreur des serpents ! », me défendis-je sous les éclats de rire de l’assistance.

 

Je me servis une nouvelle lampée d’hydromel, espérant ainsi noyer mon embarras dans la boisson.

Mon verre engloutit d’une traite je le reposais brutalement sur la table.

 

« Ha j’suis salaud, mais qu’est-ce que vous voulez...j’trouve ça mignon d’voir la grande Inquisitrice s’emmêler les pinceaux d’temps en temps », conclut le Qunari, appuyant son bras sur le dossier de ma chaise.

 

« Allez, pour me faire pardonner, que diriez-vous de monter l’taureau chef ? », ajouta-t-il.

 

Sa voix rocailleuse éclata comme la foudre dans un ciel d’été et fit aussitôt cesser toutes les conversations alentours. Se postant par-devant moi, il posa brusquement un genou à terre et me saisit par la main.

 

« Je…de quoi ? Monter quoi ??? », balbutiais-je, un peu décontenancée.

 

De longues secondes je le considérais, les yeux écarquillés et la bouche entrouverte, comme un poisson hors de l’eau, pas tout à fait certaine d’avoir saisi le sens réel de sa proposition.

J’étais, après tout et même si je m’en défendais parfois, un pur produit de la morale Chantriste de par ma naissance et ma vie au sein du Cercle. Par conséquent, j’avais beaucoup de difficultés à saisir les nuances des plaisanteries de mon camarade, plus encore lorsqu’elles étaient un peu grivoises.

 

« Allez grimpez chef, ça va être marrant j’vous promets. », Insista-t-il, tapotant son épaule du plat de la main.

 

« Heu…c'est-à-dire que… »

 

« Allez Messagère toute la charge y a eu droit ! C’est vot’ tour maintenant ! », brailla un Crem passablement éméché avant de retomber le nez dans sa chope de bière.

 

« Messagère ! Messagère ! », scanda tout à coup Varric en frappant dans ses mains, très vite suivi du reste de l’assemblée.

 

« Messagère ! Messagère ! », crièrent-ils tous en chœur, tapant du pied sur le sol de la taverne pour marquer la cadence.

 

Un brin stupéfait, je constatais que même Cassandra s’était jointe à la fête, portant les doigts à sa bouche pour siffler et m’encourager de plus belle.

Bientôt je ne me sentis plus la force de résister à tous ses regards posés sur moi et à ses salves d’encouragements qui ne cessaient de croître.

Et puis, si même notre très convenable Chercheuse était capable de se laisser porter par l’ambiance de la Taverne, aussi devais-je également m’y soumettre, au risque de passer pour la pire des trouble-fêtes.

 

« Bien, comme vous voudrez. Mais juste un instant alors. », lâchais-je finalement, un peu à contre-cœur.

 

La réaction du groupe alentour ne se fit pas attendre puisque bientôt je n’entendis plus rien sous les tonnerres d’applaudissements.

Posant les deux genoux à terre et me présentant son dos, le Mercenaire m’exhorta donc à prendre place. Et je m’exécutais, tant bien que mal, calant mes jambes sur ses larges épaules et m’appuyant sur ses cornes pour conserver un semblant d’équilibre.

 

« C’est bon chef ? »

 

Sans attendre ma réponse, il se leva, déployant toute la hauteur de sa massive constitution et me plaçant ainsi à plus de 2 mètres du sol. Je laissais échapper un cri suraigu, priant le Créateur de pas finir le crâne fracassé sur le plancher.

 

 « Je ne voudrais manquer ça pour rien au monde ! », déclara tout à coup Dorian qui se précipita dans notre direction.

 

« Moi non plus ! », de renchérir Sera.

 

Esquissant quelques pas, Bull traina sa lourde carcasse vers la sortie de la Taverne et ouvrit la porte d’un violent coup de pied.

 

 « Hey ! Si vous cassez, vous payez, j’vous préviens ! », menaça aussitôt le tenancier des lieux.

 

« Ouais, ouais. T’inquiète. », grommela le Géant de bronze, alors que nous avions déjà atteint la cour principale.

 

Accompagnant ses mots, il enroula les bras autour de mes chevilles.

 

« Et surtout hésitez pas à vous accrocher aux cornes, j’ai un peu tendance à m’emballer quand j’suis lancé ! », ajouta-t-il, ce qui ne manqua pas de m’effrayer davantage.

 

Il bondit légèrement, d'un pied sur l'autre dans la même foulée, puis il se lança au trot en direction des murets.

 

"Et bien, ce n'est pas si terrible tout compte fait !", me dis-je avec une pointe de soulagement.

 

"C'est parti !", grogna-t-il tout à coup, interrompant le fil de mes pensées et me faisant ainsi réaliser que ces quelques pas n'avaient été en fait qu'un échauffement.

 

"Quoi ???", piaillais-je comme une souris prise au piège, ma voix rebondissant sur les murs alentours.

 

Pour toute réponse, Il deploya sa jambe vers l'avant puis son pied vint s'écraser lourdement sur la terre battue, un nuage de poussière s'élevant jusqu'à nous. Suivant la même mécanique et comme un pur-sang Marchéen sur les plaines, il se lança alors dans une course effrénée.

Je poussais un cri perçant et resserrant mon étreinte, je n’entendis bientôt plus rien que le sifflement de l’air dans mes oreilles.

 

« Oh putain ! », m’exclamais-je dans un hoquet, un langage châtié étant alors le cadet de mes soucis.

 

Les mains agrippées à ses cornes, je tentais surtout de ne pas choir. Bringuebalée comme une poupée de chiffon et ne voyant plus rien du paysage qui défilait sur mes côtés à une vitesse prodigieuse.

Je devais bien admettre que je trouvais ce « petit tour de manège » très amusant. Un peu effrayant certes, mais amusant tout de même. Je crois d’ailleurs que je n’avais pas ris comme ça depuis des semaines. Que dis-je ? Des mois !

Et si la perspective de basculer dans le décor m'avait traversé l'esprit, la main ferme et l'assurance de mon destrier avaient fini de me rassurer.

 

Après quelques minutes de cette course folle, il adopta un rythme plus mesuré, se mettant presque au pas. Je réalisais que nous étions désormais à la hauteur des escaliers menant à l’entrée du bâtiment principal et profitais de cette halte bienvenue pour reprendre mon souffle.

Nous croisâmes deux femmes richement vêtues, sans doute liée à quelques missions diplomatiques avec Orlaïs, qui nous dévisagèrent d’un air absolument scandalisé.

 

« Oh ! », s’exclama même la plus âgée d’entre elles, sa bouche se tordant en un petit rictus méprisant.

 

« Mesdames. », leur lança le Qunari, mimant une révérence avant de faire une volte pour repartir dans la direction opposée.

 

« Attention à la bannière ! », haletais-je dans un éclat de rire, me repliant à la dernière seconde pour ne pas être assommée.

 

Et alors que je redressais la tête, je fus prise d’un vertige et manquais de m’étouffer avec ma propre salive : Appuyé sur le muret, droit comme un i et les bras croisés sur la poitrine, Blackwall se tenait là, observant la scène d’un œil circonspect.

 

« Depuis combien de temps était-il présent ? Je ne l’avais même pas vu arriver ! »

 

Il échangea quelques paroles avec Sera, dialogue auquel je n'entendais rien, puis il tourna à nouveau son attention sur nous, les sourcils froncés comme deux chenilles en colère.

 

« Par Andrasté…que fait-il ici ? », me dis-je, un millier d’émotions contraires me traversant l'esprit toutes en même temps.

 

La question pouvait paraître saugrenue, mais étant donné son humeur pour le moins « chafouine » de ces derniers temps, j’avais fini par m’habituer à ce qu’il ne quitte plus les écuries lors de nos séjours à Fort Céleste. J’ignore s’il s’agissait d’un tour de mon imagination mais j’avais même l’impression qu’il me fuyait et ce depuis notre « petit accrochage » sur les remparts*.

Le lien que j’avais cru étroit, ne l’était en fait guère et tout était parti en fumée en l’espace d’un instant. Sur un échange absurde à l’issue duquel je l’avais planté là, à défaut de lui jeter une pierre en pleine tête.

 

Je me raidis aussitôt, séchant mes larmes d'un poing rageur et mon sourire s'éteint aussi prestement qu'une chandelle en plein vent.

Car si que la perspective de choquer quelques Orlésiennes en goguette pouvait éventuellement m’amuser (les membres de cette cour ayant de toute façon l’indignation facile), je n’étais pas certaine de pouvoir en dire autant concernant le Garde qui se tenait alors devant moi.

Et alors que je pensais que la situation ne pouvait se déliter davantage, Bull esquissa quelques pas dans sa direction.

 

« Doux Créateur ! Par pitié faites-moi descendre ! Parshaara** ! », hoquetais-je à l’intention de mon « destrier », m’appuyant sur le peu de Qunlat que je connaissais et avec un accent abominable.

 

Ce dernier ne se fit pas prier pour obéir et posa un genou à terre pour me permettre de descendre.

Tout en libérant le Qunari de l'étreinte de mes jambes sur son cou, et en dépit du grotesque de la situation, je tentais de conserver une attitude détachée, remettant un peu d'ordre à mes cheveux.

Je concentrais mon attention sur les pierres, la cour alentour, mes bottes ...n'importe quoi pour ne pas avoir à croiser son regard que j'imaginais déjà réprobateur.

Mais alors que je retombais enfin sur mes pieds, Iron Bull conserva sa position, esquissant une étrange révérence. Puis se saisissant brusquement de ma main, il inclinant la tête et la gratifia d'un baiser humide.

 

« Alors, ça vous a plu, hein ? », dit-il d’une voix caverneuse et dans un demi-sourire, m’observant par en-dessous de son œil encore valide.

 

Ces mots dits, il se pencha à nouveau sur ma main, s’attardant sur mes phalanges comme pour mieux les respirer :

 

« Vous a-t-on jamais dit que vous sentiez bon la pâte à biscuits chef ? », marmonna-t-il, me humant de plus belle.

 

« Heu…et bien…je…non…je ne crois pas… », bégayais-je, tentant de me dégager discrètement de sa poigne de fer.

 

Je fus saisi d'un frémissement, pas dégoûtée mais sur le point de l'être, mortifiée de le voir badiner de la sorte en public. Le regard de nos camarades fixé sur nous, me faisait en effet l'impression d'une lourde chape de Véridium.

 

« J’adore la pâte à biscuits… », renchérit-il, soufflant l’air brûlant de ses narines pour venir me respirer encore.

 

« Est-il en train de me faire des…des avances ? », me dis-je en moi-même, ne sachant plus où poser les yeux pour lui échapper.

 

 « Arrêtez Bull, vous voyez bien que vous la faite rougir ! », s’exclama Dorian.

 

Et c’était on ne peut plus vrai. Car déjà je sentais le sang affluer dans mes tempes et mes joues devenir écarlates. Était-ce une plaisanterie ? Un trop plein d’alcool peut-être ?

Si je pouvais éventuellement comprendre l’attrait qu’un tel « physique » pouvait exercer sur la gente féminine (et accessoirement masculine, Bull ne faisant aucun secret de son marivaudage auprès du petit personnel des deux sexes), j’avais pour ma part, toujours trouvé les Qunaris plus intimidants que séduisants.

Mais plus que cette absence d’alchimie évidente c’était ce brusque changement d’attitude qui avait le mérite de me déstabiliser. Car même si je le savais plutôt entreprenant, voir impudique selon les critères Humains, il s’était toujours montré courtois à mon égard, nos rapports se limitant alors à quelque chose de rigoureusement amical et professionnel.

 

A cet instant, le fossé entre nos deux cultures me paru encore plus grand qu'à l'accoutumé.

Car quand j'avais besoin de beaucoup temps pour m'envisager dans les bras d'un homme, le Qunari semblait simplement répondre à l'impératif de ses désirs. Juger sur pièce et réfléchir plus tard. Tout mon contraire en somme.

Mais que pouvais-je attendre d'une créature dont le peuple tendait à considérer l'acte sexuel comme au mieux : une banale mécanique reproductive, au pire : un mal nécessaire ?

La vie est parfois mal faite tout de même : Le seul homme pour qui j’aurais été capable de jeter mon titre aux fadorties se fichait de moi comme de son premier bouclier et celui pour qui je n’avais que du respect se tenait littéralement à mes pieds.

 

« Haha ! Ce n’serait pas la première à succomber à mes charmes, mage ! », dit-il dans un éclat de rire.

 

« Sans vouloir me montrer désobligeant, permettez-moi d’en douter l’ami. », lança un Dorian goguenard.

 

« Puis-je vous accaparer une minute Inquisitrice ? Maître Dennet vous fait mander aux écuries. », coupa finalement un Blackwall passablement agacé, m’exhortant à m’approcher d’un geste de la main.

 

« Parlez moins fort, vous allez finir par effrayer les souris. », déclara Cole de sa voix perpétuellement laconique et que personne n’avait vu arriver. 

 

 « Des souris ? », demandais-je, tentant de saisir les intentions derrière la figure impassible de mon étrange compagnon.

 

« Des nœuds, partout. Plein. Des cris dans sa tête, des questions en cascade, qui résonnent, l’empêche de réfléchir : A quoi joue-t-elle ? C’est ridicule. Il est trop tard sans doute. », poursuivit-il, sans que l’on sache vraiment à qui il était en train de s’adresser.

 

« Qu’est-ce qu’il raconte encore celui-là ? », ronchonna Blackwall à l’intention du jeune homme qui avait déjà disparu, aussi prestement qu’il était apparu.

 

« Alors l’empoté poilu, c’est vous qui portez les messages maintenant ? », s’exclama tout à coup Dorian, toisant le Garde d’un air méprisant.

 

« Pas tout à fait. Mais puisque j’ai installé mes quartiers tout à côté, j’ai pensé que… »

 

« Que vous vivez dans la grange comme une grosse pécore vous voulez dire ! », l’interrompit-il.

 

« Ça vous direz d’être pendu par les pieds au-dessus des remparts Dorian ? », grogna Blackwall en fronçant un sourcil.

 

« Et vous ça vous direz d’aller prendre un bain ? Non mais là, tout de suite, urgemment. Je jurerais que je pourrais presque voir l’odeur se matérialiser sous mes yeux ! », renchérit le mage en faisant mine de se pincer le nez.

 

« Oh non pitié ! Ils ne vont tout de même pas recommencer ! », me dis-je en moi-même, levant les yeux au ciel.

 

« Touché ! », s’exclama Sera, qui semblait prendre un malin malsain à compter les points.

 

Quant à moi, après des mois à les entendre se quereller sans cesse, j’étais sur le point de leur faire griller les fesses à tous les deux à grands renforts de marque. Ne serait-ce que pour me défouler un peu.

 

« Ça suffit tous les deux ! », coupais-je finalement, tentant de faire valoir un peu de mon autorité, « Merci Blackwall. Je m’y rends de ce pas. »

 

« Je vous accompagne si vous le permettez. », déclara le Garde en s’inclinant légèrement dans ma direction.

 

J’acquiesçais en silence, pourtant peu disposée à me retrouver seule avec lui. Car s’il m’était encore possible de me battre à ses côtés, les démons étant à eux-seuls une distraction suffisante, j’avais toutes les peines du monde à conserver une attitude détachée en sa présence.

Mais comme un rat en cage, je réalisais que j’étais définitivement piégée : je ne pouvais décemment pas le rabrouer devant nos camarades, moins encore m’enfuir à toutes jambes.

Je fis donc contre mauvaise fortune bon cœur, et me dis qu’après tout, je pouvais bien faire quelques pas en sa compagnie sans que cela ne se solde par une catastrophe. D’autant qu’il s’agissait là de l’occasion parfaite pour mettre le plus de distance possible entre les manières d’Iron Bull et moi.

 

« Bien. Je vous souhaite une bonne soirée les amis. », lançais-je finalement à la cantonade avant de prendre congé.

 

« Inquisitrice ! Prenez-garde à ne point marcher dans la bouse ! », cria Dorian lorsque nous commençâmes à nous éloigner.

 

Faisant mine de ne pas avoir entendu cette énième boutade, je concentrais mon attention sur mes pas, la pointe de mes bottes foulant la terre battue du chemin.

Tandis que nous nous dirigions en silence vers l’entrée du Fort, j’observais discrètement, du coin de l’œil, l’homme qui marchait à mes côtés :

 

Son regard céruléen aux accents vert-de-gris, parcourait le monde alentour avec toute la mélancolie de ceux qui en ont trop vu. Quelques sillons venaient marquer son visage, comme des lignes sur un parchemin, témoins des événements et des années passées. Quarante. Cinquante peut être ? Je ne l’avais jamais su.

Ses longs cheveux de jais et sa barbe soigneusement taillée, bien que fournie, venaient à eux-seuls contredire toutes les accusations de Dorian à propos de son manque d’entretien.

Mes yeux se perdirent ensuite sur sa stature, ses épaules solides, moulées dans une veste matelassée que j’avais étrangement déjà pu voir sur certains soldats Orlésiens -quoique d’une teinte plus sombre- ne semblaient même pas tressaillir sous les assauts du vent.

Me dépassant seulement d’une courte tête, il m’avait pourtant toujours fait l’impression d’un colosse tant sa carrure et sa gestuelle exhortaient à l’obéissance.

 

Blackwall n’était pas de ceux dont l’on vante la beauté à longueur de poèmes ou de sonnets. De ces physiques parfaits, presque irréels, comme celui dont était pourvu le Commandant Cullen.

Pourtant quelque chose émanait de lui, une aura ténébreuse et magnétique, qui n’avait de cesse de m’intriguer. Et avant qu’il ne coupe à toutes éventualités de rapprochement, le temps passé à ses côtés m’avait permis d’effleurer l’onde trouble de sa surface pour découvrir un peu de ce qui se cachait en dessous.

Marchéen comme je l’étais et issu d’une citée-état voisine à la mienne, chacune de nos conversations me ramenait un peu à ma terre natale.

En dépit d’une nature augurale, il s’était révélé d’un humour mordant et d’un vif sens de la répartie auquel j’aimais à me confronter dans quelques passes verbales.

J’aimais à entendre les récits du vieux routard qu’il était, ses périples l’ayant entraîné partout : du petit village des Tantervales jusqu’aux montages de Vimmark, et sa vie me paraissait alors tellement plus riche que celle que j’avais pu vivre jusque là, enfermée dans ma tour. A mes yeux, il avait l’expérience et la sagesse d’un vieux lion et je me faisais, en comparaison, l’effet d’un pauvre chaton mouillé.

 

Je ne saurais me rappeler de l’instant exact où j’avais commencé à le percevoir autrement :

De frère d’arme à amant potentiel. De soldat parmi les autres, indissociable de la masse, de pluriel à singulier.

Mais puisque j’étais peu disposée à me heurter aux éventuelles remarques de mes camarades, Dorian étant déjà suffisamment prompt à se moquer et Sera à mettre son nez partout, c’était un secret qu’il me fallait porter seule. Et vaincre ces sentiments me paraissait alors une tâche plus insurmontable que toutes celles que j’avais accompli jusque là, tous les enchantements de Thédas ne m’étant d’aucun secours pour me sortir de ce « mauvais pas ». L’on n’apprend pas ce genre de choses dans les Cercles, et c’est peut-être mieux ainsi (à moins de vouloir convoquer un démon du désir et finir par provoquer une catastrophe)

 

Emergeant de mes pensées, je réalisais que nous venions d’arriver à l’entrée du Fort.

Progressant sur le sentier de terre, je laissais mon œil vagabonder autour de moi avec un enthousiasme presque enfantin.

Le ciel avait déposé son voile vermeille sur les dentelles frissonnantes et les murs de pierres.

L’hélianthe, tout de pourpre embrasé, saluait la nature et le monde de quelques derniers rayons.

 

Etendant sa structure de bois à l’horizon, je reconnus enfin les écuries où Dennet devait déjà m’attendre.

 

« Ha ! Vous voila enfin, Inquisition ! », s’exclama le Maître Palefrenier lorsque j’arrivais enfin à sa hauteur.

 

Je ne pu m’empêcher de grincer des dents. Cela faisait deux longs mois que le vieil homme nous avait rejoint, et bien que je ne m’attende pas à recevoir du « Votre Grace » de sa part, j’aurais préféré qu’il m’appelle au moins par mon prénom.

Mais l’aurais-je eu inscrit en toutes lettres sur le front, qu’il se serait malgré tout évertué à me donner du « Inquisition » par-ci et du « Inquisition » par-là.

 

« Les hommes de Dame Léliana m’ont fait remettre ceci », déclara-t-il, déroulant un parchemin entre ses mains burinées.

 

« De quoi s’agit-il ? », m’enquis-je.

 

« Il y a peu, j’avais envoyé une demande à une tribu Dalatienne qui pourrait nous fournir quelques hahls supplémentaires. J’imagine que vos p’tits camarades Elfes s’raient bien contents, pis ça permettrait de mettre assez d’bêtes à disposition pour les Gardes des Ombres qui viennent d’arriver. »

 

« C’est une excellente idée, si je puis me permettre. », déclara Blackwall, qui aimait à saisir chaque opportunité de parler de son Ordre au risque de passer parfois, à mes yeux, pour un imbécile heureux.

 

« Très bonne initiative, en effet. Mais il me semble que les Dalatiens entretiennent des rapports particuliers avec ces animaux. », déclarais-je toutefois, incrédule, « Paraît-il qu’ils les considèrent même comme des égaux…un peu comme les Féreldiens le font avec leurs chiens de guerre. Alors, croyez-vous qu’ils seraient vraiment disposés à nous en envoyer ? »

 

« Doucement ma p’tite, j’allais y v’nir. », grommela le vieux Palefrenier, crispant ses doigts sur le vélin de la missive, « L’Archiviste Lanaya, celle qui est en charge du clan, veut bien consentir à vous prêter son concours. Mais ce s’ra à ses conditions. Vous devrez vous rendre, en personne à Bréciliane pour l’y rencontrer et ouvrir des négociations. Sans ça, pas de hahls. Et avec vos troupes qui n’cessent de s’agrandir, j’ai bien peur qu’il n’y ait pas assez d’bêtes pour tout l’monde au bout du compte. »

 

« Très bien. Dans ce cas j’imagine que nous pourrons trouver un peu de temps pour régler cette affaire. », soupirais-je.

 

« Par contre, si j’ai un conseil à vous donner, c’est d’éviter d’vous ram’ner avec tout un bataillon de gros gaillards en armure. Les Dalatiens sont du genre craintif voyez-vous. En faisant ça, vous risqueriez de tout faire tomber à la flotte. Et après ça moi, j’m’en lave les mains ! »

 

« Nos ambassadeurs sont de toute façon bien trop occupés à nous faire inviter au bal que donne l’Impératrice et je préfère que le gros des troupes tienne le Fort en cas d’attaque. Il ne s’agit que d’une négociation après tout. Quelques éclaireurs et une garde rapprochée feront largement l’affaire...J’ignore qui voudra bien m’accompagner néanmoins. »

 

« Vous pouvez compter sur moi…enfin, si vous le souhaitez. », déclara tout à coup Blackwall.

 

J’étais sur le point de lui opposer un « Non » cinglant, peu disposée à l’idée de m’encombrer de sa taciturne présence, lorsqu’il m’adressa un demi-sourire, léger, presque imperceptible, mais qui suffit à me décourager dans mes répliques acides. Une chaleur étrange envahie ma poitrine pour emprisonner ma tête et je dus faire un effort de retenue incroyable pour ne pas sourire à mon tour.

 

« Bien sûr. Merci Ser Garde. », soufflais-je, me maudissant intérieurement.

 

« J’imagine que vous allez nous accompagnez vous aussi, Maître Dennet ? », demandais-je ensuite, espérant détourner l’attention de mes joues que je savais déjà être en feu.

 

« Le Créateur m’en préserve ! », grogna-t-il, croisant les bras, « Il est hors de question que je laisse la charge entière aux garçons d’écuries, à moins que vous n’vouliez que votre armée finissent par monter des bêtes crevées. Puis je préfèrerai bouffer de la chair d’engeance qu’avoir à négocier une fois d’plus avec ces Dalatiens de malheur. Même la mule la plus récalcitrante de mon élevage est moins têtue qu’eux. »

 

« Et…qu’est-ce qui vous fait croire que je serais plus habilité à le faire ? », rétorquais-je, échangeant un bref regard avec Blackwall qui se contenta d’hausser bêtement les épaules.

 

« Ce n’est pas c’que j’ai voulu sous-entendre, Inquisition. »

 

Glissant la lettre dans une des poches de sa veste, il tourna la tête vers l’intérieur de la grange et se mit soudainement à crier :

 

« V’nez ici ! Les Gardes ne vous paient pas pour roupiller dans l’foin à c’que j’saches ! »

 

« Ça va, j’arrive ! Arrêtez d’gueuler ! », rétorqua une voix d’homme à l’autre bout de la pièce.

 

Des bruits de pas se firent entendre et nous vîmes alors le Garde Alistair de Férelden, tout en plastron étincelant et la mine chiffonnée, apparaître dans l’encadrement de la porte. Il passa une main gantée dans sa chevelure, en retira quelques brins de paille et s’avança dans notre direction.

 

« Ne vous inquiétez pas pour ma solde Dennet. », lança-t-il d’un ton rieur et haussant un sourcil, « Je suis passé maître dans l’art de m’attirer les faveurs du Commandeur-Garde. Si vous voyez c’que j’veux dire… »

 

« J’imagine que vous connaissez déjà Ser Alistair. », déclara le Palefrenier, désignant l’homme de sa main ouverte, « J’ai été au service de son oncle, le iarl Eamon, pendant près de trente ans. Alors pour vous et l’reste de Thédas, il est l’un des héros du 5ème enclin mais pour moi, il restera toujours ce petit garçon fouineur que je devais sans cesse chasser des écuries. »

 

« Merci Dennet. Evitez seulement de lui raconter que j’ai été élevé parmi les mabaris du chenil et tout ira bien. », rétorqua-t-il.

 

« Vous venez juste de le faire. », ronchonna le vieil homme.

 

« Vraiment ? C’est tout moi ça, je n’ai jamais su tenir ma langue. Enfin peu importe. Je suis très heureux de vous revoir, Inquisitrice. », déclara le Garde des Ombres, portant un poing serré sur sa poitrine.

 

« Tout le plaisir est moi Ser Alistair. » répondis-je, le saluant à mon tour, « Néanmoins, je ne voudrais pas me montrer indiscrète mais n’aviez-vous pas prévu de rester à Weisshaupt, une fois votre rapport bouclé ? »

 

« Le p’tit s’est proposé pour vous accompagner jusqu’au camp de Bréciliane. », déclara Dennet, le prenant de cours.

 

« Vraiment ? », demandais-je.

 

« Je connais un peu l’Archiviste en charge du clan que vous devez rencontrer. Et croyez-moi, un visage familier ne sera pas de trop pour mener cette négociation à bien. », m’informa-t-il.

 

« Et bien…vous êtes bien urbain cher ami, mais la prochaine fois, n’hésitez pas à vous annoncer lorsque vous nous rendez visite. », dis-je, « J’ai quelques scrupules à vous voir dormir dans la grange alors que nous avons des dizaines de chambre d’amis vacantes à l’étage. »

 

« Hé ! Mais j’y dors bien, moi ! », répliqua Blackwall.

 

« Oui. Mais pour une raison qui m’échappe vous, vous l’avez choisi. », répondis-je du tac au tac, « N’allez pas faire croire que je vous y aurais contraint…c’est vrai, un grand gaillard comme vous ! »

 

Ledit gaillard m’observa et sembla réfléchir quelques secondes, s’apprêtant sans doute à me servir l’une de ses répliques dont il avait le secret, lorsqu’Alistair le pris tout à coup à parti.

 

 « Dites Blackwall, auriez vous l’amabilité de m’accompagner à la Taverne pour y recruter ceux de nos amis qui voudraient nous rejoindre ? », Dit-il, passant le bras autour de son épaule comme il l’aurait fait avec un vieux camarade, pour l’entraîner légèrement à l’écart.

 

Les regardant tous deux s’éloigner, je finis par déclarer :

 

« Bien, permettez-moi de me rendre au centre de Commandement pour y régler les détails de l’expédition. Je propose d’envoyer quelques hommes en éclaireur et de nous mettre en route au plus tôt. »

 

***

 

Archives de l’Inquisition

25 Solace, 9 :41 du Dragon

Centre de Commandement

Fort Céleste

 

Mission :

Les agents de l’Inquisition et sa représentante feront route jusqu’à la forêt de Bréciliane pour y rencontrer l’Archiviste Lanaya et son clan en vue des négociations liées à l’expansion de nos troupes.

Nous espérons faire l’acquisition de plusieurs groupes de hahls pour venir compléter nos effectifs actuels.

Le groupe fera réception du rapport des éclaireurs une fois parvenu sur les rives du lac Calenhad, demain soir au plus tôt.

Maître Varric Tétras, Ser Dorian Pavus ainsi que les Gardes des Ombres Alistair et Blackwall se sont portés volontaires pour escorter l’Inquisitrice et par conséquent, seront absents de Fort Céleste dans les jours à venir.

 

Une remarque est inscrite en bas de page, de la part de Sœur Rossignol :

Solas ne les accompagne donc pas ? Étrange !

 

Un message est griffonné juste en dessous, signé par Cullen :

Je n’y compterai pas trop. Lorsque je lui ai fais part du déplacement, il m’a regardé avec plus de véhémence que si je lui avais proposé une tasse de thé. Je n’ai guère voulu insister.


***


A SUIVRE...


Quelques détails supplémentaires:

* Le dialogue sur les remparts entre le Garde Blackwall et l'Inquisitrice se trouve ici: https://www.fanfictions.fr/fanfictions/dragon-age/10688_chronique-d-une-idylle/36143_sur-les-remparts/lire.html

Ainsi que l'ensemble de la fanfiction plus axée "Romance" (avec un zeste de Lemon à venir): https://www.fanfictions.fr/fanfictions/dragon-age/10688_chronique-d-une-idylle/chapters.html

** Parshaara=Assez/Ça suffit en Qunlat, la langue du peuple Qunari

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